Violence ou justice, sacrifice et reconnaissance

La post-modernité
Depuis l'effondrement soviétique et la fin d'un monde bi-polaire l'empire américain est sans rival, transformant profondément nos représentations. Ce n'est pas le monde qui est plus chaotique mais nos esprits incapables d'en rendre compte. L'éparpillement des luttes et la capillarisation de la violence caractérisent une post-modernité farouchement détotalisante bien qu'elle ne nous protège en rien du totalitarisme marchand et de l'idéalisme libéral, pas plus que de la dégradation climatique. Dans cette dispersion, émergent pourtant de nouvelles luttes idéologiques déterritorialisées, dont la proximité n'est plus locale mais identitaire (réseaux) comme ont pu l'être le protestantisme, 1789, 1968...

La lutte pour la reconnaissance
Luttes des minorités ou lutte pour le revenu sont des luttes pour la reconnaissance plutôt que pour le pouvoir ou le territoire, lutte pour des droits concrets à l'existence. Il ne s'agit plus des droits universels abstraits de l'État hégélien mais bien d'une reconnaissance singulière de l'individu dans sa différence et d'abord le droit de s'occuper de ses propres affaires, d'une démocratie participative, d'un pouvoir du citoyen. La justice revendiquée dans ces luttes fait un retour aux notions aristocratiques d'honneur et de honte plutôt que d'équivalence bourgeoise.

Les métamorphoses de la violence
Avec l'émergence de ces luttes "identitaires" dans un monde médiatique, la violence elle-même change de sens. L'enjeu des luttes comme la forme de la violence changent à mesure que changent les rapports de production, obéissant désormais à une logique du sacrifice et de la manifestation plutôt que de la force ou même du nombre, en même temps que la force de travail est remplacée par la manipulation de symboles. Dans ce contexte, la violence se limite souvent à la résistance "passive" qui interrompt la circulation (intersection de la police et de l'économie), grève, occupation mais elle peut prendre aussi la forme du terrorisme. Arrêter ainsi notre collaboration sociale montre par contraste qu'elle est indispensable à la reproduction du pouvoir, à sa circulation (Rousseau le disait bien, aucun pouvoir ne peut subsister s'il ne transforme la contrainte en devoir). L'important est pourtant surtout de se faire remarquer, d'intervenir dans la communication en y faisant obstacle.

Critique des armes, arme de la critique
Il faut tenir compte du fait que le sacrifice et la pitié apportent dans les luttes minoritaires pour la reconnaissance un gain symbolique essentiel. Au point qu'on peut dire cette forme de "non-violence" plus efficace contre la violence subie qu'une résistance armée battue d'avance. Le terrorisme n'a pas d'issue, le plus souvent manipulé par des Etats. Si vous prenez des fusils, vous déclenchez le massacre et justifiez la répression alors que parfois un seul mort dans une manifestation pacifique peut être décisive pour faire tomber un régime. Il ne faut donc pas se régler sur des pratiques anciennes et des stratégies dépassées mais prendre la mesure des transformations en cours affectant l'ensemble des rapports sociaux. C'est l'occasion de mieux comprendre l'essence de la violence comme symbolique, son lien à la valeur et au sacrifice, du désir au politique et à l'économie. Cette dimension symbolique qui a toujours été l'essentiel de toute victoire prend d'autant plus d'importance qu'on est désormais dans une société de l'information et non plus de la force de travail, où l'important, comme dans la guerre, c'est la vitesse, l'occasion (Kairos), l'instantané plus que la durée de l'action.

Violence régulatrice
Il faut donc comprendre le rôle de la violence au-delà de la force brute : la violence comme régulation, comme jugement de dieu, ordre, décision et norme. Simmel, entre autres, a montré comme le conflit était structurant, sans aller chercher toutes les ressources de la dialectique, on se construit toujours contre un autre. Une guerre change une nation, une grève change une entreprise. Conflits et violence surgissent de processus de différenciation et se résolvent en coalitions (JP Charnay 1973). La violence est la force d'équilibre. C'est bien au niveau des forces militaires qu'il y a un équilibre walrassien (Bernard Guibert 1986) et c'est dans les conflits que se constituent les identités. L'enjeu des conflits est d'abord symbolique, leur issue dépend du moral des troupes plus que des forces matérielles mais la violence a bien valeur de vérité, il s'agit de régler ses comptes.

Ce qui est rejeté du symbolique revient dans le réel
Au-delà de cette phénoménologie, du rôle de la violence, il faut reconnaître dans la force, le conflit, ce qui est non-symbolisé, c'est-à-dire à la fois ce qui se règle hors discours et ce dont le discours ne peut rendre compte ou ce qu'il renie. La violence passionnelle surgit comme la contestation d'un discours mensonger, mais la violence policière s'oppose à cette subversion. Pour Aristote, la passion et la violence sont une réaction à l'inégalité, une protestation à rétablir l'équilibre, force de normalisation sociale. La violence est une réponse et une limite. De même, dans les rapports de production, c'est sur ce qui est rejeté par l'égalité formelle de droit de l'inégalité réelle de fortune que peut s'introduire une "lutte des classes" qui est pur rapport de force, hors droit, déterminant la limite de l'exploitation. La violence décide où le discours renonce et se renie. De même, Kojève montre que là où le scepticisme, le relativisme ou le nihilisme renoncent à décider du sens, ils laissent la place à l'homme d'action et au dogmatisme des faits. Dans ce réel stratégique, on ne peut jamais compter que sur nos propres forces, sur notre propre résistance, notre détermination; notre sens de la justice. La violence ici veut décider de l'indécidable ou témoigner de l'insoutenable mais l'enjeu est bien symbolique, c'est pourquoi la force pure n'y peut rien. Philosopher, comprendre est la seule façon de faire reculer la violence en lui donnant sens et en essayant de corriger l'injustice. C'est l'empire qui s'écroule plus que la victoire des barbares.

Justice et sacrifice
Le sacrifice n'est que le témoin de cet effondrement, une action symbolique. Même si tout ceci est bien étrange pour les prétentions de l'hédonisme moderne, mieux vaut étudier l'efficacité du sacrifice que de se livrer à une violence aveugle, déjà vaincue, et toutes ses victimes inutiles. Le sacrifice symbolique, qui est à la fois magie et don, n'est pas la survivance d'une violence archaïque ou d'une morale religieuse, c'est la condition du collectif et du langage (castration pour les psychanalystes). Le collectif se fonde du sacrifice de l'individu, la justice est cette loi supérieure au nom de laquelle l'individu peut se sacrifier pour le groupe (dette, idéalisme). La stratégie sacrificielle n'est qu'une violence contre soi, le prix de la vie (car on ne peut vivre à tout prix), mais adressé à l'autre comme accusation contre la justice, dette pour les autres. Il n'y a sacrifice réel que là où manque le sacrifice symbolique, la violence est ici encore le signe d'une souffrance muette. Le sacrifice se veut dette et remords pour la société, soldant des comptes imaginaires mais il est plus fondamentalement signification. L'individu qui se sacrifie ne rétablit pas un équilibre brisé mais signifie son désir de société, l'impossibilité de fonder l'individu sur soi-même et, même, la mutilation que subit l'individu du fait du manque de société qui est un manque de justice et de reconnaissance. Le caractère de "signification de la violence" dans tout sacrifice est donc plus adapté à l'univers médiatique qu'une violence vengeresse sans plus d'effets qu'un coup d'épée dans l'eau. Cela signifie aussi que le sacrifice réel compte moins que sa signification symbolique, inutile donc de multiplier les martyrs.

Il faut renier la valeur pour dénoncer la justice distributive. Le saint décharite et nous dépouille du regard, il rapporte les choses à leur juste valeur face à notre dette originelle.

Le sacrifice est le prix à payer pour la justice et la communauté, le sacrifice de soi (en Inde, le sacrifice était d'abord renaissance à la communauté avant de se vouloir détachement, dépersonnalisation). Il faut se débarrasser de l'encombrant bonhomme, du personnage sans perdre toute personnalité pourtant. Lorsque ce sacrifice n'est pas imposé par le pouvoir mais est la forme visible de la douleur de l'individu délaissé dans son isolement, alors on a une chance de fonder une communauté sur l'individu, sur le citoyen lui-même, sur le sacrifice symbolique, le rire peut-être, plutôt que de sacrifier des individus par millions au libéralisme ou à un communisme barbare.
 
Unité de l'État et de la société civile
On ne peut séparer la violence et la justice, le sacrifice et le serment, comme on ne peut séparer un État politique de la société civile et de l'économie. L'État est à la fois langue, monnaie, armée et police mais il n'y a pas d'autonomie de l'État, ni de véritable monopole de la violence, etc. L'État, l'économie et l'idéologie font système et chaque stade de la valeur produit la violence de son appropriation et de la reproduction de la domination. On ne peut parler simplement de la détermination par le rapport social indépendamment des forces productives, notre expérience actuelle des transformations dans la production, la valeur et l'idéologie plaide pour l'unité dialectique du sujet et de l'objet difficiles à démêler. La valeur a une dimension sociale, sacrée, une dimension légale, politique de propriété, une dimension économique de reproduction. La monnaie est une écriture. La norme est productive (en abaissant les coûts de transaction, d'appropriation), la police est indispensable à la circulation marchande.

Le combat pour la justice
Il n'y a pas un chaos du monde mais plutôt un chaos des esprits, une absence de légitimité qui n'est pas durable. Il n'y a qu'une voie pour éviter les violences à venir, c'est celle de la justice qui passe par des "sacrifices". Faire les réformes avant qu'il ne soit trop tard. Tâche impossible qui est pourtant la notre en politique. Pour cela il faudrait une force sociale aussi puissante que la guerre pour rassembler tout un peuple au-dessus de ses intérêts privés. Pour une planète dévastée nous devons recréer un adversaire, une menace qui nous unisse (ce devrait être la maîtrise du climat alors que le pôle Nord a déjà fondu) mais nos sacrifices n'ont d'autre but que l'intérêt général, une société plus vivable, une démocratie participative, la reconnaissance sociale de la personne concrète, le pouvoir du citoyen.

Ce besoin de société vivante peut nous enthousiasmer mais le projet de la politique n'est pas un bonheur trop inaccessible ni un retour à un paradis introuvable seulement une réduction de la violence, l'art de vivre ensemble. C'est la construction d'une justice sociale, un sens commun, une communauté crédible, une parole tenue, un avenir retrouvé, une société durable.
 

21/08/2000

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