PORTO ALEGRE

La subversion démocratique

 

Tarso GENRO

Tribune libre

L’Humanité du Lundi 18 Octobre 1999

 

En 1988, avec l’élection d’une municipalité dirigée par le Parti des travailleurs du Brésil, la ville de Porto Alegre, qui compte aujourd’hui 1350000 habitants, a initié, via le " budget participatif ", un processus original visant à inventer de nouvelles relations entre démocratie directe et démocratie représentative. Tarso Genro, qui fut à l’origine de cette expérience aujourd’hui à l’œuvre dans d’autres villes, en particulier Belo Horizonte, évoque ici une démarche qui entend donner forme à une " articulation " du rapport entre l’Etat et la " société civile "

 

L’histoire de la participation populaire vient de la résistance à la dictature militaire. Durant les années de plomb, une vague de mouvements communautaires - groupes de mères, clubs de services, associations de quartiers…- avait tissé tout un réseau d’organisations politiques de solidarité et de revendications. Quand la gauche gagna les élections, nous pensions transformer Porto Alegre en une sorte de Commune de Paris, autrement dit en une cité de la démocratie directe. La réalité politique nous enseigna que si cela était impossible, il fallait rechercher une subtile et complexe combinaison de la démocratie directe avec la démocratie représentative. C’est ce que nous entreprîmes.

Il est nécessaire de comprendre qu’un pays comme le Brésil - et par conséquent ses villes - souffre de la politique d’ " ajustement structurel " de l’économie, qui détermine une rupture profonde de la relation entre l’Etat et la société. À partir de ce constat, il s’agissait pour nous de donner forme à une sorte de contrôle public de la société sur l’État et, par conséquence, à une ré articulation des institutions démocratiques représentatives avec la société civile organisée.

La ville est divisée en 16 régions. Ces 16 régions ont 16 conseils populaires ouverts. Ces 16 conseils populaires ouverts élisent des délégués dans des assemblées publiques auxquelles tout citoyen peut participer dès lors qu’il est âgé de plus de seize ans. Ces délégués forment ensemble un conseil de participation directe, le Conseil du budget participatif. Ils vont introduire dans le projet budgétaire les priorités discutées et votées dans chacune des communautés de chaque région. Et c’est à partir de l’orientation issue de ces votes directs que le maire structure le projet de budget municipal. Ajoutons que ces conseils populaires ont leurs règles de vie autonome et que le règlement interne du budget participatif est une norme de droit public non étatique, qui est respectée par le corps municipal.

Le budget participatif est aujourd’hui connu de 85% de la population et 300 000 personnes environ ont déjà participé directement ou indirectement aux assemblées ouvertes. Il existe également des journaux préparatoires aux assemblées plénières, et, au total, dans la ville, plus de mille entités communautaires participent à la publicité de ces conseils populaires. Une fois établi, le projet de budget est remis au conseil municipal, qui est le parlement de la ville. Il faut savoir que l’exécutif, c’est le maire, élu directement par la population, pour quatre ans, au scrutin majoritaire. Le conseil municipal, élu lui aussi pour quatre ans, mais à la proportionnelle, est le législatif, et c’est lui qui, en dernière instance, a le devoir légal de décider du budget. À partir de la remise du projet, s’établit ainsi une dialectique triangulaire : conseil municipal, exécutif municipal, délégués des conseils populaires. Cette relation est tendue, négociée, conflictuelle, mais elle débouche sur un accord après moult débats et négociations. À partir de là, le maire publie, dans un livre spécial destiné à toute la population, la liste des priorités qu’il est tenu de respecter pour l’année à venir. Quant aux délégués des conseils populaires, ils constituent alors des commissions de contrôle dans chaque région.

Se met ainsi en place ce que nous avons théorisé comme une nouvelle sphère publique non étatique. À travers un contrat politique, elle subordonne l’exécutif, en établissant une relation directe du pouvoir exécutif avec la société civile active, et présente les résultats de cette relation au conseil municipal qui a, constitutionnellement, le devoir de voter la loi budgétaire. Il s’agit donc bien d’une conjugaison de la démocratie directe de participation volontaire, avec la démocratie représentative, issue des révolutions démocratiques des siècles passés.

Aujourd’hui, près de 80 villes du Brésil s’inspirent directement de cette démarche de budget participatif, avec, dans la majorité des cas, des adaptations aux conditions locales, y compris culturelles, de l’expérience de citoyenneté. Cette participation populaire prend son essor au moment même où la globalisation économique oblige un pays comme le Brésil à s’y intégrer, non d’une façon coopérative et souveraine, mais d’une manière subordonnée et dépendante, avec, comme première conséquence, une réduction des fonctions " normales " de l’Etat, au profit des capacités de décisions de la Banque centrale américaine ou du FMI. Dans le même temps, cette mondialisation se traduit par l’augmentation brutale de l’exclusion sociale, la destructuration des classes traditionnelles, mais aussi la désarticulation de tous les processus démocratiques, à commencer par la démocratie représentative et l’Etat de droit. La crise de la politique entraîne donc une réduction de la capacité de décider, qui conduit au scepticisme, et qui peut aussi favoriser des tendances autoritaires.

C’est dans ce contexte que nous cherchons à reconstituer une sphère publique, à travers une autre relation de la société civile et de l’Etat, et à partir de ce que nous appelons une " subversion démocratisante ", qui rende les droits effectifs et concrets. Pour cela, il est nécessaire de tenter de dissoudre l’abstraction bureaucratique et autoritaire qui sépare l’Etat de la citoyenneté. Pour que la citoyenneté reprenne foi dans la force de décision de la politique. Pour qu’elle ne soit pas simplement représentée, mais qu’aussi elle se présente, autrement dit qu’elle soit présente elle-même sur la scène publique, à travers tous les processus effectifs que cela suppose.

Notre vision du budget participatif est donc indicative de ce que pourrait être une réforme démocratique de l’Etat, pensée d’une façon qui permette de déstabiliser le pouvoir accumulé dans l’appareil d’Etat, en combinant des formes de démocratisation du pouvoir local avec des transformations économiques et sociales d’ensemble, de manière à ce que les " vainqueurs " ne soient pas toujours les mêmes : ceux qui contrôlent la machine publique, et qui, via son utilisation, instrumentalisent les grands moyens de communication, et relient l’Etat brésilien avec les grandes corporations économiques.

Il s’agit donc aussi d’une expérience qui tente de refaire apparaître un horizon utopique. L’idéal utopique qui préside à notre visée – la réforme de l’Etat, la nouvelle citoyenneté – présuppose plus ou moins cette idée que la démocratie directe est ouverte à qui veut en profiter, mais que celui ne veut pas en profiter ne doit pas en pâtir. Cette présence directe de la société civile, et donc, nécessairement, des plus actifs – je n’ai aucune honte à le dire, la démocratie directe est toujours une démocratie des plus actifs -, doit donc initier une forme de gestion publique qui maintienne un système équilibré, dans lequel le militantisme ne saurait étouffer les droits des individus.

À partir de cet idéal utopique, on peut concevoir deux types de régulation face au néolibéralisme : d’une part, une régulation qui vienne de l’Etat, qui soit la régulation universelle de la démocratie représentative et qui donne sa stabilité au processus démocratique ; d’autre part, une autorégulation de la société civile, se présentant face à l’Etat pour le contrôler, pour le corriger, dans le sens où il s’agirait de remettre sur les rails la représentation politique, aujourd’hui instrumentalisée par le pouvoir économique, par la force des classes sociales supérieures, par l’articulation des classes dominantes locales avec les grands médias, et qui, en vérité, étouffe les droits des individus et des groupes sociaux qui ne sont pas inclus dans ces rapports de complicités.

De cette façon, il apparaît possible de penser à placer de nouveau la politique dans sa dimension utopique, mais en lui donnant la concrétion des relations sociales réelles. À partir de la ville, mais pas seulement au niveau de la ville, parce qu’il est impossible de concevoir une ville, aujourd’hui, qui soit une oasis. La ville est contaminée, par les processus nationaux, par l’économie globalisée, de même que l’expérience de la ville transgresse les limites de la ville et tend à l’universalisation. Nous concevons donc ce processus, non comme un simple processus local, ni comme un retour infantile et primitif au localisme, mais comme un point de départ politique d’une vision générale de la réforme de l’Etat et de l’effectivation d’un véritable Etat de droit démocratique qui aurait alors les moyens de donner des réponses concrètes et modernes à la citoyenneté abstraite inventée par la démocratie représentative des révolutions des siècles passés.

 

 

Extrait d’une conférence donnée à Biarritz le 29 Septembre 1999