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Quelle nature créer ? Quelle nature du changement social ? Faut-il être une minorité active ou un " petit dans la cour des grands " ? Quelle base sociale pour l’écologie ? Avec le psycho-sociologue Serge Moscovici, un des inventeurs de l’écologie dans les années 70, retour sur quelques questions de base pour l’écologie politique.
Créateur en 1965 du Laboratoire de Psychologie Sociale de l’Ecole des hautes études en sciences-sociales où il est actuellement directeur d’études, principal représentant de la psychologie sociale française, Serge Moscovici fut un des premiers à conceptualiser l’écologie politique dans les années 70 dans ses ouvrages et ses articles, notamment dans " Le Sauvage ". L’ethnologue Pascal Dibie (1) prépare un recueil des articles publiés par Serge Moscovici sur l’écologie entre 1972 et 1999 (2). Nous avons rencontré avec lui Serge Moscovici.
Comment avez-vous été amené à vous investir dans l’écologie ?D’abord parce que je me suis intéressé très tôt au rapport de l’homme à la nature, sans doute avec les conséquences de la guerre, après avoir lu Spinoza. Après la guerre il y a eu l’énorme question de la bombe atomique qui pose à la fois le problème de la connaissance et de la nature, de cette bombe qui peut - encore aujourd’hui - détruire la terre plusieurs fois. J’ai donc longtemps travaillé sur la nature en histoire des sciences en regardant le rapport des hommes et de la nature dans l’histoire, j’ai écrit un livre qui s’appelait "Essai sur l’histoire humaine de la nature" (3). Ecrire sur la nature dans les années 60 était ringard, vulgaire mais il y a eu cette coïncidence entre la sortie du livre et mai 68. Je me suis engagé avec Robert Jaulin, qui venait de publier un ouvrage sur l’ethnocide (4), dans la création d’UV pirates et on a constaté que beaucoup de gens étaient sensibles à ces questions. Puis, la création de l’UER d’ethnologie a fait venir beaucoup de monde. Il ne faut pas oublier qu’il y avait aussi -pas seulement avec Ellul - une critique de la science, par les scientifiques eux-mêmes, liée à la question de la bombe atomique, du nucléaire, etc. Toute cette démarche a aussi rencontré ces milieux. Le deuxième aspect a été l’apparition de nouveaux mouvements sociaux, de groupes très divers, le mouvement anti-nucléaire et Creys-Malvielle, et parmi eux, Les Amis de la Terre. Et l’écologie politique est née en France, je crois, car il ne suffisait pas de défendre ou de protéger la nature mais de chercher des réponses à ce que j’avais appelé la " question naturelle " et agir en ce sens. Donc, avec les Amis de la Terre, je me suis lancé dans cette activité politique, notamment lors des élections municipales de 1977. Ceci nous a permis de rencontrer énormément de gens dans les quartiers, de prendre contact avec des jeunes gens qui venaient nous voir et de penser un nouveau mouvement.
Quelle définition donner de l’Ecologie ?
En dehors des sciences mathématiques, on peut difficilement définir les choses. Je parlerai donc plutôt des trois orientations. Il y a une orientation organique affective : ce qu’on sent chacun, l’amour de la terre, de la simplicité, de pouvoir respirer, ralentir un peu l’existence, etc. On veut retourner à la nature. Ensuite, il y a l’orientation technique qui veut résoudre le problème des excès de la technique : pas assez d’air, trop de pollutions, etc. C’est vu comme des problèmes neutres, de choix de " bonnes techniques " pour remplacer les " mauvaises techniques ", grâce à des experts. Puis, il y a l’orientation vers la question naturelle, dont je disais qu’elle dominerait le vingtième siècle et les suivants, concernant à la fois le type de société et le type de savoir, le choix de nature que les gens veulent créer, dans la manière de mettre en oeuvre les savoirs scientifiques et techniques. Et cela n’est pas une affaire de comités d’éthique, de morale -il n’y a pas d’experts en éthique ou en morale - mais c’est l’affaire de chacun, de citoyens. Pour moi l’écologie politique a été, et est toujours, ça.
Je dirais que chaque mouvement social, s’il est important, non seulement pose des questions mais apprend à la société, aux gens, à penser certains problèmes. Par exemple, on peut dire que le mouvement libéral apprend aux gens à penser l’économie, à penser leur vie et tous les comportements en terme d’économie de marché. Le mouvement socialiste apprend aux gens à faire des choix, à penser les choses, en matière de rapports sociaux. Pour moi, le mouvement de l’écologie politique devrait apprendre à la société, non pas la protection du pré-carré, mais à penser à ce j’appelle la " technologie politique ", c’est à dire à la production des connaissances. La politique n’existe que s’il y a un choix : quel type de connaissances, quels types de relations et quel rythme pour introduire des connaissances, du changement ? Aujourd’hui on croit qu’il n’y a que deux systèmes qui décident : soit c’est le " progrès technique ", soit c’est le marché. Mais on ne pense pas ce processus en lui-même, processus qui est un choix politique, choisir ou pas de produire une connaissance. Rien n’est obligatoire a priori. Comme le maïs transgénique, il ne s’agit pas seulement de problèmes techniques mais veut-on l’appliquer ? Dans quelle mesure ? Quelles sont les conséquences ? Donc l’écologie politique est un mouvement qui fait un choix, sinon, il n’y pas de politique. Il faut que le mouvement d’écologie politique apprenne au gens à penser leurs choix en ce terme. Après tout, aujourd’hui, ce qui décide ce sont les connaissances et non plus les contraintes énergétiques.
En quoi cela permet d’aborder les questions sociales ?
Le fait que nous nous posons des questions de ce genre fait que nous posons des questions sociales. Je pense que quand l’écologie commence à se poser la question des connaissances, l’écologie commence à penser à la vie dans ses détails. Quand on s’interroge sur le grand et le petit, que voulons-nous ? La massification, c’est à dire la concentration de tout le monde dans des énormes villes ? Quand on parle de la pollution, à Paris, mais surtout à Mexico avec ses 20 millions d’habitants, le problème fondamental c’est celui de la massification. Poser le problème de l’agriculture et de quel type d’agriculture. Des inégalités. Mais prenons un autre problème, celui du temps. Le problème du temps, les cycles, c’est important dans le rapport à la nature, c’est quand même aussi le bien être physique des gens qui est en question. Je pense que nous sommes peut-être parmi les premiers à avoir proposé la semaine de 32 heures. Mais quand on pose la question de la semaine de 32h, est-ce que c’est un problème quantitatif ou d’organisation de la vie ? De même, on sait aussi que grâce à l’hygiène, aux découvertes de la science, on arrive à un allongement de la vie. Les gens se demandent si on aura de l’argent pour payer les retraites mais il faudrait se demander ce que sera la vie pour quelqu’un qui vit en bonne santé jusqu’à 80-90 ans. Que vont faire les gens arrivés à un certain âge ? Vont-ils tous devenir téléspectateurs ? De même il faut se poser la question de la famille. Celle de la ville. Et pas seulement comme une question d’architecture, il faut penser le problème urbain en soi. Je pense que les écologistes doivent penser à tout ça en introduisant quelque chose auxquels les gens ne pensent pas : le problème du rythme et du temps. Les gens pensent uniquement dans " l’espace ". Il y a énormément de problèmes sociaux qui ne sont pas que quantitatifs. Nous héritons de beaucoup de choses, de questions comme la place du marché, des solidarités, des responsabilités. La Sécurité Sociale est un exemple superbe de solidarité, mais quelle est la solidarité dans les villes, dans la vie des gens ? Ils se sentent en insécurité dans un monde où il y objectivement moins de violence, au moins en Europe. C’est qu’ils sont seuls, qu’ils ont d’autres problèmes de solidarité que sociale. Comme je l’écrivais dans les années 70, il faut toujours "réenchanter le monde". Je suis toujours étonné de voir qu’il y a une telle déprime générale, un tel désenchantement et que cela se produit dans un système en même temps très riche. Il y a une sorte d’insatisfaction fondamentale dans les sociétés nanties. Les gens devraient être heureux avec leurs parents qui ont progressé socialement, eux qui ont la télé, la voiture, le magnétoscope... J’ai vu que les gens dépensaient 38 000 francs par an pour leur voiture alors que dans une ville comme Paris il y a le système de transports en commun le plus rapide et le plus confortable du monde. Alors pourquoi les gens se déplacent-ils dans Paris avec leur voiture ? Il y a quelque chose dans la vie des gens, dans le mode de vie du collectif qui n’arrive pas à donner du bonheur. Tout parait menaçant, et avec des conséquence qu’on n’imagine pas toujours : le maïs transgénique représente des menaces pour nous mais aussi pour les paysans du Sud. Il faut donc se reposer ces problèmes dans le mouvement social, dans la politique, de ces problèmes qui apparaissent plus explicites alors que les solidarités traditionnelles ont disparues.
Quelle peut être la base sociale de l’écologie ?
Les acteurs du changement ne sont plus forcément liés à une classe particulière. C’est une platitude, mais ce n’était pas si évident il y a 20 ou 30 ans. Un mouvement social - dans la mesure où l’on pense que l’écologie puisse devenir un mouvement social important - n’est jamais homogène. C’est un reste de marxisme de croire à l’homogénéité du mouvement social, mais la révolution russe n’a pas été faite par les ouvriers. Dans les années 70, il me semble que les bases sociales de l’écologie étaient constituées par une grande diversité de mouvements - les femmes, les jeunes, etc. - pas forcément définis en terme de classe. Mais l’urbanisation énorme, la massification change énormément les données du problèmes notamment les capacités que les gens ont de vivre. L’ouvrier de l’an 2 000 n’est plus celui du 19e siècle. Je pense que, dans ce sens là, l’écologie doit repenser la proximité. Sinon, le risque, avec des technologies comme l’internet, cela deviendra pour le travail mental ce que la machine a été pour le travail industriel. On a créé des travailleurs manuels non-qualifiés, on créera des travailleurs mentaux non-qualifiés. D’un côté on va créer des gens très qualifiés et de l’autre sans qualification. Quand on pense classe ouvrière, ce ne sont donc pas les gens qui travaillent dans les mines, mais tous les employés qui sont " prolétarisés " en tous cas dans le savoir faire. Je pense que tout ce monde concentré dans les bureaux est ouvert à l’écologie politique et c’est à eux qu’il faut s’adresser. Il faut leur parler de leur rapport au travail, de leur mode de vie. Ils sont sensibles à cette question des savoirs, savoirs qu’ils vont devoir acquérir plusieurs fois dans leur vie. Autre exemple de savoir, dans les médias, on ne parle que des revenus, de l’impôt... mais on ne parle jamais de ce qui soucie les gens au quotidien, la budgétisation, ce qu’ils doivent consacrer aux différents postes de budget, comment gérer cela. Il y a toute une série d’apprentissages dans la vie normale, toute une série de problèmes triviaux, de problèmes de proximité, de vie quotidienne auxquels les écologistes doivent s’intéresser de même que l’église s’intéressait à l’âme des gens. Tout ça peut plus facilement se passer dans le local, le quartier... ça devient très important parce que ce sont des questions - par exemple faire connaissance, rencontrer son conjoint... - que la société transmettait traditionnellement, que nous avons perdu et qu’il faut recréer. Je crois que les mouvements sociaux, l’écologie politique devra s’occuper de ça. Ce sera peut-être le grand changement du 21e siècle que l’écologie pourra apporter. L’écologie doit essayer, à mon avis, de faire cela... D’ailleurs, que fait le Parti Communiste maintenant qu’il veut trouver un sens ? A peu prés ça. Il va s’occuper de racisme qui est un problème de proximité, d’arranger la vie des gens. Faire rentrer ces questions quotidiennes dans un parti, en faire une préoccupation des écologistes, peut-être que c’est une idée fausse, mais il faut essayer, faire des expériences. Si c’est une idée juste ça peut être un changement assez profond pour un mouvement politique.
En tant que psycho-sociologue vous avez beaucoup travaillé sur les minorités actives. Est-ce que pour vous les écologistes doivent en être une ?
La plupart des changements sociaux sont l’oeuvre des minorités. De mon point de vue, le mouvement écologiste est une minorité. Pas seulement du point de vue de la quantité mais aussi du point de vue de la psycho-sociologie, il devrait se considérer comme une minorité. Car être une minorité a trois avantages. Les minorités sont des groupes qui peuvent être importants, jusqu’à 10-15%, avec un rapport entre l’action et la pensée encore très fort. Deuxièmement, par définition, une minorité est critique. Troisièmement : les idées pénètrent (on pourrait faire une démonstration historique avec les dissidents ou les chrétiens) ; les gens ne détestent pas forcément les minorités, elles sont même souvent au centre de leurs préoccupations (voir le mouvement socialiste quand il était une minorité) ; il y a une attraction pour un certain type de personnes ; elles sont protégées de certaines critiques quand elles rentrent dans la cour des grands... Enfin être une minorité a un effet unificateur en leur sein qui entraîne un bouillonnement, la production d’idées, de pratiques nouvelles, un très grand travail sur soi et de pensée. Bien sûr que l’écologie politique est une minorité. C’est aussi un positionnement plus adapté à une action de proximité : les minorités actives peuvent faire de l’expérimentation sociale, comme il y a eu des expérimentations socialistes au 19e (phalanstères, mutuelles...), ça pouvait être utopique. L’écologie l’a fait aussi : les coopératives, les communautés, etc. Mais on ne doit pas avoir peur de l’échec, de l’accusation de " ça n’a pas marché ", il y a beaucoup de choses qui n’ont pas marché mais qui ont laissé des traces. On pourrait développer encore plus l’agriculture biologique, faire des expérimentations dans les universités. Car cela constitue aussi des centres de pouvoir. Moi je me suis intéressé aux phénomènes minoritaires du point de vue de la psychologie sociale. J’ai étudié cela du point de vue de la mode. Un scientifique a étudié les petits groupes dont les habits devenaient la mode deux ou trois ans après. Aux Etats-Unis, la mode des ghettos se retrouve trois ans après chez les marchands. C’est l’exemple concret de l’effet de l’expérimentation d’une minorité. Il faut comprendre qu’un des ressorts de base de l’influence minoritaire, c’est qu’au départ, les gens disent que c’est utopique, ça va fait rigoler, ils trouvent ça absurde... S’il n’y avait pas cette réaction, ça voudrait dire que les minorités n’ont pas d’influence. En général la première génération perd. La seconde gagne, est plus acceptée. Beaucoup d’utopie sont devenues des banalités. Et je pense que, parce que nous sommes une société qui a perdu une grande partie de ses paramètres traditionnels, elle est plus sensible à cette expérimentation, elle est plus vulnérable. Evidemment, les médias ont appris assez rapidement à récupérer. Eux, ne luttent pas contre - une minorité ne peut influencer que si elle a une résistance - ils ont appris à absorber. Je regarde par exemple comment ils font avec la contestation sur la mondialisation. Mais en même temps, les médias ne peuvent absorber que quelque chose qui arrive au niveau du spectaculaire. Mais pas tout, ils ont leurs limites de l’acceptable. On a la même chose avec l’écologie. Un des résultats de l’écologie c’est qu’elle a l’air accepté, que tout le monde est écologiste - comme tout le monde était socialiste il y a un siècle - mais en fait tout le monde garde beaucoup de distance. Je donne ces exemples aussi pour dire que ces phénomènes minoritaires peuvent prendre du temps.
Dans une interview à Sciences-Humaines en mars 94 vous disiez : " La minorité qui bascule trop vite, c’est-à-dire qui adopte trop tôt les formes de relations et de comportements du groupe majoritaire, ne peut précisément pas devenir majorité parce que qu’elle n’a plus son influence spécifique. Autrement dit, une minorité n’a généralement pas intérêt à jouer dans la cour des grands. Le mouvement écologiste, dans lequel je suis engagé depuis sa création constitue un bon exemple de ce processus. Lorsque ses dirigeants ont voulu fonctionner sur le même registre que les responsables des autres partis politiques, ils ont perdu leur possibilité d’action"...
Je voulais dire que si vous ne vous conduisez plus, ne vous percevez plus comme une minorité, vous courrez le risque de ne plus être une minorité mais un petit dans la cour des grands. C’est un problème qu’on a vécu avec l’écologie politique dés le départ en se focalisant sur la candidature à la présidentielle. Moi je pensais qu’il fallait s’occuper d’abord des autres niveaux. Pour former des gens. Et parce qu’il y a des niveaux où il est plus facile de voter pour des mouvements nouveaux - les municipales par rapport à la présidentielle - qui permettent de familiariser la population avec les gens, les idées. Comme l’écologie politique s’est focalisée d’abord sur la présidentielle, on a voulu construire la maison de haut en bas et ça a personnalisé beaucoup le mouvement écologiste. On a voulu aller trop vite, alors qu’on a le temps, on doit faire plus d’expérimentation. Il ne faut pas oublier que le mouvement politique de type parti n’a pas toujours existé, il est lié à l’industrie moderne, au type de marché classique, donc ce n’est pas éternel. Je ne sais pas si les partis sont l’avenir. Je crois l’écologie politique doit être de nature différente, que les écolos pourraient inventer quelque chose d’autre, d’autres formes de vie, de mobilisation des gens. Si l’écologie veut être un parti politique de même type que les autres, je doute qu’elle ait un avenir. Il ne faut pas oublier qu’il a fallu deux siècles - mais aujourd’hui les choses vont plus vite - pour créer les villes, pour créer un droit des villes, savoir si on allait renouveler les contrats toutes les générations, etc. Je ne vois pas pourquoi l’écologie politique devrait en trois jours réussir ou pas. Après tout l’écologie existe depuis 25 ans, elle n’est que dans l’enfance de l’art. Si l’écologie est quelque chose d’important, ça restera, ça prendra de l’importance... Mais si les gens ne contribuent plus à la pensée écologique, si la pensée écologiste ne se développe pas, ne rentre pas dans leur vie, combien de temps cette action va résister elle-même ? Dans le temps on avait fait une étude sur la représentation sociale du marxisme, on avait interviewé des militants, et on s’est aperçu qu’ils ne savaient pas grand chose. ça ne rentrait pas dans leur langage, ni dans leur pensée quotidienne. J’ai discuté avec une chercheuse qui étudiait les cellules du Parti. Et elle m’a dit qu’on n’y parlait jamais de ces choses là, on ne parlait que de l’organisation des actions à venir. J’ai constaté la même chose à l’Est après la chute du communisme. Moi je pense que la chute du Parti Communiste n’est pas sans rapport avec le fait que pour eux, les idées n’étaient pas quelque chose qui alimentait leur vie. Il faut se rappeler que les gens ne vivent pas que de pain. Le fait de penser, de créer des idées est important dans les dynamiques des groupes, c’est vraiment ce qui irrigue un groupe. Parce que sinon, de quoi parle-t-on ? Je crois qu’une des influences du marxisme sur les mouvements de gauche, c’est la négligence de la subjectivité. C’est le sentiment que si on change l’objectif (le " réel "), les choses subjectives s’en vont d’elles-mêmes. C’est une action objectivante. Mais dans le monde social, cette subjectivité, les croyances par exemple, est importante : la subjectivité est un phénomène énergétique important. S’il n’y a pas cette subjectivité c’est le vide.
Jean Jacob dans son histoire de l’écologie politique qualifie votre pensée de " naturalisme subversif ". Qu’en pensez-vous ?
Il y a une chose qui est vraie, c’est que l’écologie est une idée subversive au sens où elle est inacceptable, surtout aujourd’hui. C’est subversif - c’est en tout cas comme cela que j’ai vu la question naturelle - parce que ce n’est pas un mouvement spécialisé. ça ne s’occupe pas de la pollution. J’ai l’ai vu comme quelque chose qui prend différemment la question sociale, ce qu’est la société pour la transformer. Quand on vit dans un rapport naturel différent, avec des savoirs différents, votre tête marche différemment, vous vous occupez des choses différemment, vous n’êtes pas sensible de la même manière, vous ne qualifiez pas de la même manière. Ce n’est pas uniquement votre économie qui change, c’est la " matière humaine " qui change. Il y a un décalage qui s’opère, pas seulement au niveau contenu mais vous ne faites pas les mêmes opérations. Je peux à la limite avoir une classe ouvrière mais la " matière " n’est pas la même et c’est très profond. Oui, je peux respirer mieux. Mais dans ce changement du savoir, dans ce choix de savoir, la question c’est : qu’est-ce que la " matière humaine " ? Un exemple bête : il y a des pays où les gens calculent tout le temps avant d’acheter, d’autres où on ne calcule pas, et cela ça change énormément ce que je peux accepter ou pas. Je pense que les changements écologiques sont aussi des changements de " nature humaine " ne se traduisant pas forcément immédiatement sur le plan de l’économie. On est insatisfait car ce que la société impose ne correspond plus à ce que la matière humaine est devenue.
Propos recueillis par Stéphane Lavignotte
(2) "Le réenchantement du monde, une écologie politique", Serge Moscovici, édition et préface de Pascal Dibie, Editions Métailié, collection Traverses, à paraître en octobre 2000.
(3) "Essai sur l’histoire humaine de la nature", Serge Moscovici, Flammarion, Nouvelle bibliothèque scientifique, 1968.
(4) "La Paix blanche. Introduction
à l'ethnocide", Robert Jaulin, Robert, Le Seuil, collection Combat,
1972.
(encadré)
Ouvrages de Serge Moscovici
"La Société contre nature", Serge Moscovici, Seuil Points essais, rééd. 1994, 420 pages, 55 francs.
"Chronique des années égarées", Serge Moscovici, Stock, 1997, 450 pages 150 francs.
"Psychologie des minorités actives", Serge Moscovici, PUF Quadrige, 1996, 288 pages, 69 francs.
"Psychologie sociale", dir. Serge Moscovici, PUF, collection Fondamental, 1998, 632 p. ; 248 francs.