Approche du Bloom – Dans notre société, de manière tout à fait inédite, l’existence de l’homme en tant qu’individu vivant se trouve formellement séparée de son existence en tant que membre de la communauté. D’un côté, celui-ci n’est admis à participer aux affaires publiques qu’abstrait de toute qualité et de tout contenu propre, en tant que “ citoyen ”. De l’autre, et comme une conséquence nécessaire du premier mouvement, “ c’est justement là où, à ses propres yeux comme aux yeux des autres, il passe pour un individu réel, qu’il est une figure sans vérité ” (Marx, La question juive), car privée de Publicité. L’ère bourgeoise classique a ainsi posé les principes dont l’application a fait de l’homme ce que nous savons : l’agrégation d’un néant double, celui du consommateur et celui du “ citoyen ” – ou plutôt cette figure impuissante que l’on persiste à nommer “ citoyen ”-. Le Bloom désigne le mouvement double par lequel, à mesure que se perfectionne l’aliénation de la Publicité et que l’apparence s’autonomise de tout monde vécu, chaque homme voit l’ensemble de ses déterminations sociales, c’est à dire son identité, lui devenir étrangères, lors même que ce qui en lui excède toute objectivation sociale, sa pure singularité nue et irréductible, se détache comme le centre vide d’où désormais procède son être tout entier. La figure du Bloom manifeste par dessus tout l’absolue singularité de chaque atome social comme l’absolument quelconque, et sa pure différence comme un pur néant.
Comme si – Tout ce qui pourrait faire croire à l’univocité de la vie, où à la formelle positivité du monde s’est dissipé. Ainsi, quelles que soient les prétentions du Bloom à être un homme “ pratique ”, son sens du réel n’est qu’une modalité bornée de ce “ sens du possible qui est la faculté de penser tout ce qui pourrait être “ aussi bien ”, de ne pas accorder plus d’importance à tout ce qui est qu’à tout ce qui n’est pas ” (Musil, L’homme sans qualités). “ Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité, clown ” (Michaux, Clown), le Bloom vit comme s’il ne vivait pas, conçoit le monde comme s’il ne se trouvait pas lui-même en un certain point de l’espace et du temps, et juge de tout comme si ce n’était pas lui-même qui parlait. Le Bloom a désappris la joie comme il a désappris la souffrance. Tout est usé chez lui, même le malheur. L’intérêt du Bloom demeure à jamais vide d’objet, c’est pourquoi il est lui-même l’homme sans intérêt, “ au sens où il n’a pas d’importance à ses propres yeux. Ici, le sentiment de pouvoir être sacrifié n’est plus une expression d’idéalisme individuel, mais un phénomène de masse ” (Hannah Arendt, Le système totalitaire).
Déracinement – Chaque développement de la société marchande exige la destruction d’une certaine forme d’immédiateté, la séparation lucrative de ce qui était uni. C’est cette scission que la marchandise vient par la suite investir, qu’elle médiatise et met à son profit, précisant jour après jour un monde où chaque homme serait, en toutes choses, exposé au seul marché. Marx a su admirablement décrire les premières phases de ce processus : “ La dissolution de tous les produits et de toutes les activités en valeur d’échange, écrit-il dans les Grundrisse, suppose la décomposition de tous les rapports de dépendance personnels figés (historiques) au sein de la production, de même que la sujétion universelle des producteurs les uns par rapport aux autres […] La dépendance universelle des individus indifférents les uns aux autres constitue leur lien social. Ce lien social s’exprime dans la valeur d’échange ”. Il est parfaitement absurde de tenir le ravage persistant de tout attachement historique comme de toute communauté organique pour un vice conjoncturel de la société marchande, qu’il tiendrait au bon vouloir des hommes d’aménager. Le déracinement de toutes choses, la séparation en fragments stériles de chaque totalité vivante et l’autonomisation de ceux-ci au sein du circuit de la valeur sont l’essence même de la marchandise, l’alpha et l’oméga de son mouvement.
Nulle part, hors du monde – Le Bloom apparaît inséparablement comme produit et cause de la liquidation de tout ethos substantiel, sous l’effet de l’irruption de la marchandise dans l’ensemble des rapports humains. Il est donc lui-même l’homme sans substantialité, l’homme devenu réellement abstrait, pour avoir été effectivement coupé de tout milieu, puis jeté dans le monde. Le Bloom est aussi éloigné de l’histoire que de la nature, en ce sens qu’il ne se laisse appréhender dans les termes de l’une ou de l’autre de ces catégories. Ainsi le connaissons-nous comme cet être indifférencié qui ne sent chez lui nulle part, comme cette monade qui n’est d’aucune communauté dans un “ monde qui n’enfante que des atomes ” (Hegel). Le Bloom résulte de la décomposition de l’individu, ou pour être plus net de la fiction de l’individu. Mais on se méprendrait sur la radicalité humaine qu’il figure en le représentant sous la figure traditionnelle du déraciné. En effet, la souffrance à laquelle expose désormais tout attachement véritable a pris des proportions si excessives que nul ne peut plus même se permettre la nostalgie d’une origine. Cela aussi, il a fallu, pour survivre, le tuer en soi. Aussi le Bloom est-il plutôt l’homme sans racine, l’homme qui a pris le sentiment d’être chez soi dans l’exil, qui s’est enraciné dans l’absence de lieu, et pour lequel le déracinement n’évoque plus le bannissement, mais au contraire la mère-patrie. Ce n’est pas le monde qu’il a perdu, mais le goût du monde qu’il a du laisser derrière lui.
Du Travailleur au Bloom – Les mutations récentes des modes de production au sein du capitalisme tardif ont grandement œuvré dans le sens de l’avènement du Bloom. Depuis la fin de la période du salariat classique, c’est à dire le seuil des années 70, s’est engagé un processus de flexibilisation de la production, de précarisation des exploités. Voilà bientôt trois décennies que le monde industrialisé est entré dans une phase d’involution où il en vient à démanteler lui-même, pas à pas, le salariat classique, et à se propulser à partir de ce démantèlement. Nous assistons depuis lors à l’abolition de la société salariale sur le terrain même de la société salariale, c’est à dire au sein des rapports de domination qu’elle commande. Là, “ le travail a cessé de fonction de puissant substitut à un tissu éthique objectif, il ne tient plus la place des formes traditionnelles d’éthicité, par ailleurs vidées et dissoutes depuis longtemps ” (Paolo Virno, Opportunisme, cynisme et terreur). Tous les écrans intermédiaires entre l’individu isolé, propriétaire de sa seule force de travail, et le marché où il doit la vendre ont été liquidés jusqu’à ce que, finalement, chacun se tienne dans un parfait isolement en face de l’écrasante totalité sociale autonome. Dans ce contexte, rien ne peut empêcher les formes de production dites “ postfordistes ” de se généraliser et avec elles la précarité, la flexibilité, le flux tendu, le “ management par projet ”, la mobilité, etc. Or une telle organisation du travail, dont l’efficacité repose sur l’inconstance, l’“ autonomie ” et l’opportunisme des producteurs, a le mérite de rendre impossible toute identification de l’homme avec sa fonction sociale, soit, en d’autres termes, d’être hautement génératrice de Bloom. Née du constat de l’hostilité générale à l’égard du travail salarié qui s’est manifestée après 68 dans tous les pays industrialisés, elle s’est choisie cette hostilité même pour fondement. Ainsi, tandis que ses marchandises-phares – les marchandises culturelles – naissent d’une activité étrangère au cadre borné du salariat, son optimalité totale repose sur la ruse de chacun, c’est-à-dire sur l’indifférence, voire la répulsion que les hommes éprouvent à l’égard de leur activité – l’utopie présente du capital est celle d’une société où la totalité de la plus-value viendrait d’un phénomène de débrouille généralisée–.
Comme on le voit, c’est l’aliénation du travail elle-même qui a été mise au travail. Dans ce contexte s’esquisse une marginalité de masse, où l’exclusion n’est pas, comme on voudrait le laisser entendre, le déclassement conjoncturel d’une certaine fraction de la population, mais le rapport fondamental que chacun entretient avec sa participation à la vie sociale, et d’abord le producteur avec sa propre production. “ Le travail a ici cessé d’être confondu avec l’individu comme détermination dans une particularité ” (Marx), il n’est plus perçu par les Bloom que comme une forme contingente de l’oppression sociale générale. Le chômage n’est que la concrétion visible de l’étrangeté essentielle de chacun à sa propre existence, dans le monde de la marchandise autoritaire. Le Bloom apparaît donc aussi comme le produit de la décomposition quantitative et qualitative de la société salariale. Il est le type humain qui correspond aux modalités de production d’une société devenue définitivement asociale, et à laquelle nul d’entre ses membres ne se sent lié en aucune façon. Le sort qui lui est fait de devoir s’adapter sans trêve à un monde en constant bouleversement est aussi l’apprentissage de son exil en ce monde, auquel il doit pourtant faire mine de participer, faute pour quiconque de pouvoir y participer véritablement.
L’oppression de la marchandise – Il y a pour la domination, à proportion de l’autonomie que les hommes acquièrent au regard de leur rôle dans la production, une nécessité absolue de nouvelles réquisitions, de nouveaux assujettissements. Maintenir la médiation centrale de tout par la marchandise exige la mise sous tutelle de pans toujours plus larges de l’être humain. Mais le monde la marchandise autoritaire est avant tout celui où l’on a disposé des mécanismes de contrôle des comportements tels que l’on n’a qu’à y maîtriser l’agencement de l’espace public, la disposition du décor et l’organisation matérielle des infrastructures pour s’assurer du maintien de l’ordre, et ce par la seule puissance de coercition que la masse anonyme exerce sur chacun de ses éléments, afin qu’il respecte les normes abstraites en vigueur. Il suffit de sortir dans une rue de centre-ville, ou de circuler dans un couloir de métro pour comprendre qu’il n’y a pas de dispositif de surveillance plus opérant et plus invisible que cette masse auto-aliénée, à qui il importe aucunement que ses membres, en fin de compte, la rejettent ou l’agréent, pourvu qu’extérieurement ils se soumettent. Le monde de la marchandise autoritaire est le lieu de cette Terreur grise qui règne désormais sur la totalité du monde commun des hommes, sur toute l’étendue de ce qui subsiste encore du domaine public, menant ainsi l’homme à ce point de bloomitude que l’on sait et que l’on est.
Cette société peut aussi être considérée comme un formidable dispositif agencé dans le dessein principal d’éterniser cette condition du Bloom, qui est une condition de souffrance. Il faut d’abord l’en distraire. Puis viennent ensuite, comme en cascade, la nécessité de contenir toute manifestation de la souffrance générale, qui suppose un contrôle toujours plus absolu de l’apparence, et celle de maquiller les effets par trop visibles ce celle-ci, à quoi répond l’inflation démesurée du Biopouvoir. Car au point de confusion où les choses en sont arrivées, le corps représente, à l’échelle générique, le dernier interprète de l’irréductibilité humaine à l’aliénation. C’est à travers ses maladies et ses dysfonctionnements, et seulement à travers eux, que l’exigence de la conscience de soi demeure pour chacun une réalité immédiate. Cette société n’aurait pas déclaré une telle guerre à outrance à la souffrance du Bloom si celle ci ne constituait pas en elle-même et dans tous ses aspects une mise en cause intolérable de l’empire de la positivité, s’il n’y allait pas avec elle d’une révocation sans délai de toute illusion de participation à son immanence fleurie. La disposition à entendre le langage du corps souffrant marque dès aujourd’hui qui sont les vivants, et qui sont les morts. Ce n’est plus seulement l’amour qui est à réinventer, mais l’ensemble des rapports humains.
Nous ne serons plus des Bloom – Mais rien n’y fait, le Bloom contre lequel on a déployé tout ce pesant arsenal, demeure désespérément inaccessible à la domination. Et elle le hait pour cela, car il est en chacun le sanctuaire intérieur, la part opaque auquel elle ne peut atteindre. En effet, comme seul un homme peut faire un Bloom, l’aliénation est toujours aliénation de quelque chose. Aussi ce qui affleure et se révèle chez le Bloom conscient, c’est encore une fois la couche d’être qui est la connaissance de l’être marchand, et par conséquent aussi son fondement et son dépassement.
Par la conscience de soi, le Bloom se pose en ennemi du Spectacle parce
qu’il entrevoit dans cette organisation sociale ce qui le dépossède
de tout être. Et il admet conséquemment pour sien l’impératif
de communauté (de collectif), c’est à dire la nécessité
de libérer un espace commun de la domination marchande. La communauté
est ce qui convertit la pauvreté en radicalité. La communauté
figure donc certes, dans sa simple actualité, une contestation de
la domination, mais aussi, parce qu’elle n’est pas réductible à
cette négation dérivée, un au-delà, un en-dehors
du Spectacle. La communauté s’oppose en tant que pratique de la
liberté à la conception d’un processus de libération
distinct de l’existence des hommes. Il s’agit donc aussi d’affirmer que
notre société est une communauté qui a une valeur,
des biens propres, parmi lesquelles sa propre cohésion, qu’il nous
incombe de rechercher et redéfinir en commun. Il s’agit bien là
de politique, c’est à dire de la remise en cause possible de tout
ordre. Le sens, la solidarité, la justice, la beauté ne renverseront
la violence, le nationalisme, l’avilissement et la dissolution sociale
qu’à ce prix. Cette idée de communauté est évidemment
à rebours de tout romantisme nostalgique, car il n’y a jamais eu,
avant notre époque, de communauté véritable, dans
laquelle la solitude, la finitude et l’être-au-monde, c’est à
dire le seul lien véritable entre les hommes, apparaissent aussi
comme le seul lien possible.