Nous voilà enfin au-delà du productivisme, au-delà de l'habituelle façon de considérer la "matière grise" comme "matière première de la richesse" (p.27).
Considérer le développement des facultés humaines comme création de richesse, c'est déjà, en effet, abandonner une conception marchande-utilitaire-économiste de la richesse. Prendre le développement humain comme fin en lui-même, c'est dire qu'il vaut par soi, indépendamment de son utilité économique immédiate. C'est en "n'étant pas" fonctionnel au procès de production immédiat qu'il va féconder l'orientation, la finalité, la nature de la production et des échanges économiques, et les "mettre à leur place". S'il est seulement fonctionnel à la production économique, il engendrera des individualités aplatie, mutilées, inaptes au loisir (otium, scholé), sauf aux loisirs consommables sous forme de marchandises (cf. dans le dernier Rifkin, les chapitres sur la commercialisation de la culture et l'industrie du loisir).
Les facultés cognitives, esthétiques, imaginatives etc. exigées par la mutation du mode de production ne s'apprennent pas par la formation professionnelle accélérée, ni par l'enseignement scolaire. Elles relèvent de ce que j'ai appelé le "travail de production de soi" et celui-ci demande du temps. Dès à présent le temps, formellement "hors travail", de la production de soi dépasse, et de loin, le temps de travail immédiat. Pour être à la hauteur des exigences de leur travail immédiat une proportion forte et rapidement croissante d'actifs doivent avoir des capacités et des dispositions qui dépassent de loin celles que leur travail immédiat exige d'eux. Une tension croissante apparaît ainsi entre le travail immédiat et le travail de production de soi qu'il implique, la temporalité de l'un et de l'autre. L'importance du travail de production de soi tend à l'emporter, et de loin, sur celle du travail immédiat et le sens de la vie à se déplacer vers le premier. Il devient factuellement impossible de considérer que seul le travail immédiat produit de la richesse et que seul le temps de travail immédiat donne droit à un revenu. Impossible également de faire dépendre la hauteur du revenu de la quantité, mesurée en heures, de ce travail. La majorité de la population active, d'ailleurs, n'occupe plus un emploi stable à plein temps et chez les moins de 35 ans la majorité ne désire plus ce genre d'emploi, préférant une vie multidimensionnelle, multiactive, polycentrique...
L'importance tendanciellement prépondérante du travail de production de soi agit comme un poison lent sur le rapport salarial, mine la notion de "travail" et la "loi de la valeur". Le travail de production de soi, en effet, n'est pas réductible à une quantité de "travail simple, travail abstrait" comparable à, et échangeable contre n'importe quel autre travail. Son produit et son rendement ne sont pas mesurables. Il n'a pas de valeur d'échange calculable, n'est pas marchandise. La place qu'il occupe - la place qu'occupe le développement des connaissances, capacités, qualités personnelles, aptitudes aux échanges, aux coopérations, etc. - confère légitimité et crédibilité à l'exigence d'un revenu découplé du "travail" et rend attentif à toutes les richesses qui, elles non plus, ne sont pas mesurables selon un étalon universel ni échangeables les unes contre les autres. Ce qui est le cas notamment de la vie, de la culture, du tissu relationnel et de la nature qui est fin en elle-même du point de vue esthétique, bien commun universel du point de vue social et force productive du point de vue économique.
Il faut savoir exploiter les brèches qui s'ouvrent dans la logique du système pour les élargir. Le statut du travail de production de soi, la définition, la production, les modes de transmission, de partage et de mise en commun du "savoir", la tendance qu'a le capital à le privatiser et monopoliser pour en faire la source d'une rente, tout cela est désormais l'enjeu d'un conflit central. Reconnaître les richesses non commercialisables, non monétarisables, les rendre librement accessibles à tous, en interdire la privatisation-monopolisation-valorisation capitalistes, tout cela exige que le droit à un revenu suffisant cesse de dépendre du travail immédiat et de sa quantité, en voie de rapide décroissance.
Au bout du compte, un revenu suffisant garanti à tous ne pourra rester longtemps un revenu de transfert. On ne voit pas sur quels revenus primaires il serait prélevé quand le volume du travail immédiat ne cesse de se contracter et que sa part dans le PIB ne cesse de diminuer. Vouloir le prélever sur les revenus du capital et de la fortune est un contre-sens : quand le travail et les revenus du travail régressent, les revenus du capital ne peuvent augmenter, comme ils l'ont fait dans les années récentes, que grâce au gonflement d'une bulle spéculative à l'implosion de laquelle on assiste actuellement. Croire qu'on peut indéfiniment gagner de l'argent avec de l'argent placé en Bourse et que celle-ci peut par elle-même créer de la monnaie et de la richesse est une stupéfiante stupidité dont Alain Minc n'a pas, hélas, le monopole.
Bref : au bout du compte, un revenu de base suffisant garanti à tous ne pourra être servi que comme revenu primaire par émission d'une monnaie de consommation.