On prendra parti, sciemment ou non, en faveur de l'un ou de l'autre de ces choix politiques selon la conception qu'on a du lien social, de l'utilité sociale, des fondements de la citoyenneté ; selon la nature des activités qu'on juge dignes de reconnaissance sociale et susceptibles d'être socialisées et selon qu'on vise à dépasser la société salariale ou, au contraire, à étendre le salariat (ou un quasi-salariat) à des activités qu'on choisit d'assimiler à du travail en leur conférant le même statut, les mêmes droits sociaux qu'au travail-emploi.
Pour illustrer la nécessité de différencier et de distinguer (ce qui ne signifie pas séparer) les activités selon qu'elles sont susceptibles ou non de produire de la société, de fonder de l'appartenance sociale et des relations socia1es, je partirai de la proposition, soutenue par un nombre rapidement croissant d'intellectuels et d'hommes politiques, de garantir à tout citoyen un revenu de base, cumulable (dans certaines limites, au moins) avec le revenu d'un travail.
Fondée sur l'évidence qu'il est impossible de faire dépendre
le revenu de chacun de la quantité de travail qu'il fournit quand
le processus social de production demande de moins en moins de travail
et distribue de moins en moins de salaires, la garantie d'un revenu de
base peut (ou doit, selon les auteurs) remplir plusieurs fonctions :
Mais quel peut bien être le rapport entre ces deux catégories de citoyens ? S'agit-il d'un rapport dominants/dominés, comme ce serait le cas dans le contexte présent où les appareils de la décision et du pouvoir sont aux mains de ceux qui poursuivent la réussite économique, synonyme pour eux de réussite sociale ? Ou s'agit-il d'un rapport quasi contractuel entre partenaires égaux, ce qui signifierait que la société s'est culturellement différenciée au point que plusieurs systèmes de valeurs, de modes de vie et d'appartenance y coexistent de façon non hiérarchisée et non antagoniste, une égale valeur et une égale dignité étant reconnue aux activités non rémunérées et au travail rémunéré ? Les voies vers la considération sociale, l'estime de soi, l'accomplissement de soi seraient alors multiples, une égale dignité étant reconnue à chacune.
L'énoncé de la question apporte d'emblée la réponse : le rapport dominants/dominés ne sera évité, la "pluralité des fins légitimes", selon la formule d'Alain Caillé3, ne sera politiquement et juridiquement établie de façon effective, que si les partisans de la compétition économique et ceux des activités (ou inactivités) choisies ne sont pas deux catégories de citoyens séparées mais qu'il y a permutation continuelle entre les uns et les autres ; si bien qu'au lieu de privilégier chacun une voie particulière vers l'accomplissement de soi, les individus empruntent tantôt l'une, tantôt l'autre et alternent les styles de vie selon les circonstances et les âges.
Ce pluralisme des cultures, des modes d'appartenance et des rapports aux valeurs économiques suppose toutefois l'adhésion de chacun à une culture plurielle, à une citoyenneté plurielle, à une économie plurielle, et non une juxtaposition de cultures, de citoyennetés et d'économies différentes. Autrement dit, il suppose que la "pluralité des fins légitimes" soit reconnue par tous comme l'aspiration commune à tous à mener de pair plusieurs vies, d'expérimenter plusieurs styles de vie ; ce qui exclut l'hypothèse de Claus Offe selon laquelle "ceux qui se retirent du marché du marché du travail rendent service" à ceux qui souhaitent s'y imposer comme "gagneurs". Le pluralisme social et culturel suppose au contraire la disparition, voire le mépris du "gagneur" - c'est-à-dire de celui qui ne conçoit qu'un seul type de réussite, y investit toute son énergie au détriment de tout le reste et demeure de ce fait une individualité unidimensionnelle, mutilée, rabougrie. Il suppose, de même, la réprobation à l'égard de celui qui refuse tout travail pour se situer dans la sphère du "hors travail".
1° L'absence de domination, de hiérarchie et d'antagonisme entre les acteurs de l'économie et ceux des "activités hors travail" suppose donc que les uns et les autres soient les mêmes personnes qui toutes bénéficient d'une allocation de base leur permettant de participer simultanément ou alternativement au travail et aux "activités hors travail". L'allocation de base ne consacre la "pluralité des fins légitimes" que si elle est accompagnée d'une politique de réduction du temps de travail, de redistribution sur tous du travail socialement nécessaire et de création de nouveaux espaces publics où puissent s'épanouir de nouvelles formes de socialité, de coopération et d'échange.
2° En l'absence d'une telle politique, le revenu de base remplira seulement la deuxième fonction indiquée plus haut : il sera récupéré par le système économique dominant et servira à un sauvetage misérable de la société salariale. Il sera avant tout une subvention versée non pas simplement à tous ceux et toutes celles qui ne trouvent que des emplois au rabais, temporaires et très mal payés ; il subventionnera aussi voire principalement, les employeurs qui ne veulent pas payer la force de travail à sa valeur et la puisent dans un réservoir de main d'oeuvre dévaluée en faisant valoir "qu'un emploi mal payé vaut mieux que pas d'emploi du tout". tant parce qu'il permet au salarié de "se rendre utile" que parce qu'il lui procure un revenu d'appoint en sus du revenu de base.
Cette conception du revenu de base domine chez beaucoup d'économistes et d'hommes politiques américains et européens. Le but principal est la création d'un maximum d'emplois par la réduction du prix du travail. Les "activités hors travail" sont considérées comme des substituts du travail-emploi. comme des "justifications" du versement d'un revenu de base, ce qui conduit Claus Offe, mais aussi Jeremy Rifkin à lier "à titre transitoire" le droit au revenu de base à "la certification que le bénéficiaire accomplit certaines activités (bénévoles, de soins, d'éducation, d'utilité collective dans des associations reconnues, etc"4). Claus Offe parle à ce sujet de "secteur domestique post-industriel", Jeremy Rifkin de "troisième secteur".
On est loin, alors, de la "pluralité des fins légitimes" qui motivait au départ la revendication d'un revenu de base. La pluralité légitime des fins, sans laquelle Il n'y a pas pluralité des fins légitimes, implique que les différentes fins et activités ne soient ni interchangeables, ni réductibles les unes aux autres : elles doivent être cumulables. Elles signifient des modes d'appartenance différents, différents types d'utilité et d'inutilité, de relation à soi et aux autres ; certaines sont socialisables et d'autres non, certaines sont susceptibles d'être socialement valorisées, d'autres non. En faire des justifications, des contreparties obligatoires du revenu de base, c'est les soumettre d'emblée à une évaluation et à une homologation institutionnelle et les amputer de ce qui les différenciait du travail ; la spontanéité, la gratuité, le désir de faire pour le plaisir de faire, de donner.