René Passet
Pour la première fois dans lhistoire de
lhumanité, une révolution socio-économique trouve son
origine hors du champ de la matière ou de lénergie. Avec
lordinateur en effet - et tout ce qui en découle - les
moteurs du développement économique se déplacent vers
limmatériel : linformation nest ni matière,
ni substance, mais mise en forme, manipulation de symboles,
codes, messages, interconnexion. Cest limmatériel
qui désormais tire la croissance des économies. Plus que de
crise, il convient donc de parler de mutation : ce sont les
mécanismes régulateurs des systèmes et les repères de la
normalité qui changent.
La conjonction actuelle de deux phases de développement
explique la plupart de nos problèmes. Des deux technologies
majeures qui caractérisent notre époque :
- lune, le réacteur nucléaire, marque lapogée
dune phase finissante de développement - à base
énergétique et matérielle - caractérisée par la
concentration, le gigantisme, lorganisation hiérarchique,
limportance des bouleversements infligés au milieu ; elle
soulève la question de la reproduction des systèmes
économiques dans le temps que traduit aujourdhui
lexpression «développement durable» ou «soutenable» ;
- lautre, lordinateur, déplace les forces du
développement vers linformation, limmatériel ; elle
favorise par là-même lémergence de formes de production
et de structures en réseaux moins traumatisantes que les
précédentes, pour les espaces et les milieux naturels, mais
elle peut véhiculer aussi une logique de développement qui ne
situe ni les hommes ni les espaces au coeur de ses
préoccupations.
Le développement (multidimensionnel) nest pas une
simple croissance.
Le thème du développement durable émerge à partir des années
80, avec lapparition des pollutions dites «globales»
(déchirure de la couche dozone, effet de serre, réduction
de diversité spécifique...). Ce concept souligne le risque de
perturbations des grands mécanismes régulateurs de la planète
par les activités humaines. De lenvironnement - «ce qui
entoure» - nous passons à la Biosphère, système complexe
auto-régulé et auto-reproducteur dinteractions, dans les
régulations et la reproduction duquel la vie - donc
lespèce humaine - joue un rôle fondamental. Doù un
conflit possible entre deux logiques : lune présidant au
processus du développement, et lautre régissant les
mécanismes qui assurent la reproduction du milieu naturel.
Le «développement» est une «croissance complexifiante
multidimensionnelle». «Croissance complexifiante», car
accompagnée dun double mouvement de diversification et
dintégration permettant au système de croître en se
réorganisant, sans perdre sa cohérence : la firme, en
sétendant, sorganise en services et départements
tous interconnectés ; la nation diversifie ses structures et ses
activités, mais son homogénéité dépend des relations
établies entre ces dernières. «Multidimensionnelle», dans la
mesure où, par-delà léconomique au sens strict, est
prise également en compte la qualité des relations établies
entre les hommes au sein de la sphère humaine et avec leur
environnement naturel : une croissance de PIB accompagnée
dexclusion sociale, de déculturation et dune
dégradation du milieu naturel nest pas un développement.
Pour être «durable», ce développement doit «répondre aux
besoins du présent sans compromettre la capacité des
générations futures de répondre à leurs propres besoins».
Léconomie redécouvre ainsi sa dimension «réelle» : ce
qui se reproduit dans le très long terme, ce sont les flux de
matière et dénergie que brassent les grands cycles
bio-géo-chimiques, et que menacent les flux de matière et
dénergie transformés par les hommes. Considérer le seul
aspect marchand des facteurs économiques, indépendamment de
leurs autres dimensions, porte atteinte à leur intégrité. Le
marché, qui se veut libérateur, devient alors linstrument
dune dénaturation.
Mise en cause de la relation entre croissance et emploi.
Les responsables politiques adoptent deux attitudes identiques :
la foi dans la croissance pour rétablir les équilibres (le
plein-emploi notamment) conçus selon les normes du passé, et
dautre part, le refus de prendre en compte les
bouleversements fondamentaux de notre époque pour les traiter
avec les armes courtes de la conjoncture. Certes, sur le court
terme, cest-à-dire à technologie et organisation
constantes, la croissance fait baisser le chômage ; mais sur le
long terme, avec les mutations informationnelles et les
changements dorganisation liés à lémergence de
limmatériel, la croissance a pour résultat de supprimer
des emplois.
Les trois mutations de léconomie.
Trois mutations sont à loeuvre dans léconomie : une
mutation fonctionnelle, une mutation organisationnelle, et une
mutation du champ lui-même (la globalisation).
1. La mutation fonctionnelle.
Linformation représente un facteur relationnel.
Limportance de la relation dans les combinaisons
productives devient prépondérante. Les dépenses relatives à
linvestissement immatériel (investissement intellectuel,
recherche, recherche-développement, informatique pour
lévaluation des marchés, la mise en place et
lorganisation dune structure productive
) se
situent en amont de la phase de production proprement dite. Ce
sont des ensembles intégrés que lon met en place et qui,
tous facteurs condondus, livrent leurs produits sans que
lon puisse distinguer la part de ceux-ci qui revient au
travail et au capital.
Deux conséquences en découlent :
- la première concerne directement limplantation des
activités et des hommes dans lespace. Le relationnel
devient prépondérant aussi dans le choix de sa localisation
géographique, en fonction de la qualité des infrastructures,
des hommes et des activité du «milieu daccueil».
- le second mécanisme concerne indirectement nos problèmes à
travers la formation des revenus. La disparition de la
contrepartie productive attribuable à chaque facteur, remet en
cause la règle de commutativité qui sous-tendait
loptimisation à la marge. La productivité marginale
dun facteur ne peut plus servir de base à sa
rémunération. Ce nest pas par hasard si, bien avant la
«crise», la part des revenus sociaux na cessé de
croître dans les revenus des ménages, passant de 19% en 1959 à
37% en 1992. Lapparition du RMI, lémergence de la
question du revenu minimum garanti - sous des formes et des
appellations diverses - relèvent de la même logique.
2. La mutation organisationnelle.
Lémergence de limmatériel entraîne des
transformations considérables dans lentreprise intégrée
où le moindre incident ou panne localisée, sétend à
lensemble et coûte cher. La mise en place de voies
latérales permet alors détablir les contacts directs ; la
micro-informatique multiplie les centres de décisions,
lefficacité se déplace vers des structures en réseau.
Dans les entreprises, ou unités de production, la tendance est
alors à la multiplication des petites ou moyennes dimensions.
Mais la déconcentration des formes matérielles nest
possible que par la concentration de limmatériel :
linformation et la finance. Cest parce quil
concentre linformation nécessaire à la marche de
lensemble, que le centre peut réaliser leur dispersion.
Limmatériel, cest aussi la finance qui nest
pas matière mais signe, symbole, nexistant quà
létat de bits, dont lordinateur permet le stockage,
le traitement et le déplacement en quantité et à des vitesses
sans précédent. Or limmatériel - linformatique, la
finance... - cest aussi le pouvoir. Plus que jamais, en
dépit de lefficacité des formes à échelle «humaine»
et de laccent mis sur limportance de la ressource
«humaine» ou de linvestissement «humain», la question
de la concentration du pouvoir économique reste posée.
3. Une mutation du champ de la globalisation.
La double évolution des transports et des technologies de
linformation fait de la planète un seul et même espace.
La finance, qui se déplace à la vitesse de la lumière (ce sont
les ordres de vente et dachat - et non les titres - qui
circulent), accroît son emprise sur lappareil productif.
La logique à laquelle obéit celui-ci nest plus de
produire, mettre en valeur un territoire ou assurer le mieux
être des hommes, mais de rentabiliser un patrimoine financier.
Pour conserver - et a fortiori accroître - leurs parts de
marché, les entreprises doivent réaliser des gains incessants
de productivité : de lordre de 8 à 12% par an, selon des
responsables dindustries exposés. La conséquence est
double.
Concernant lespace, les firmes se localisent et
délocalisent hors de toute perspective territoriale, selon des
considérations de pure rentabilité financière à court terme.
A la limite, dans le cas de prépondérance du fincancement
boursier, la firme elle-même devient une marchandise comme les
autres. Le moindre fléchissemnt de ses titres au-dessous de leur
«valeur fondamentale» fournit loccasion aux «raiders»
dun achat immédiat suivi dun dépeçage en règle et
dune vente «en pièces détachées». Dans ces conditions,
lobsession du court terme - sopposant aux
perspéctives longues de lenvironnement et de la biosphère
- domine en permanence la vie de lentreprise. Concernant la
ressource humaine - qui se situe au coeur du développement
durable - lobsession de lefficience conduit à
réinvestir en permanence les surplus de productivité dans
linvestissement de productivité au détriment de
lemploi : «les profits daujourdhui font donc
les investissements de demain qui, contrairement au célèbre
théorème de SCHMIDT, font le sous-emploi daprès
demain».
Dans la mesure où le travail reste le principal facteur
dintégration sociale, lexclusion ne cessera donc de
saggraver.
Ainsi, le regard fixé sur les «fondamentaux», nos responsables
sacharnent à manipuler quelques instruments conjoncturels
dépense, fiscalité, taux dintérêt dont la portée est
dérisoire au regard des problèmes à résoudre. Cest au
niveau des mécanismes caractérisant la mutation quil
convient de porter les stratégies correctrices.
Tant quil naura pas été mis fin au cercle vicieux
des surplus et des investissements, tant que les firmes seront
condamnées à réaliser de perpétuelles promesses en matière
de productivité, aucune solution durable ne pourra être
trouvée à la question de lexclusion. Cest très
certainement au niveau des grands ensembles géopolitiques comme
la Communauté Européenne quil faudra trouver les
protections nécessaire. La vérité des prix, si chère aux
partisans du libre échange intégral ne suppose-t-elle pas la
protection contre le triple dumping social, écologique ou par le
change, actuellement en vigueur ? Si la substitution de la
machine à lhomme plaide en faveur du partage du travail,
cest surtout la question de la justice distributive qui est
mise en question par lémergence de limmatériel. Ce
nest pas par hasard si la part du revenu social croît dans
les budgets familiaux et si lon voit fleurir sous des
applications diverses le thème du revenu social garanti. Ainsi,
au carrefour où lhistoire hésite entre
lépanouissement des hommes ou la tragédie, tout est à
réinventer.