ujourd'hui, pour être dans l'air du temps, il faut
être dans l'ère du vide. On parle donc de post-fordisme pour définir
l'organisation productive des entreprises qui ont renoncé au taylorisme.
Christian Marazzi, dans La Place des Chaussettes, a voulu
montrer que ce concept était à peu près aussi vide de sens que celui de
post-moderne développé sur le dos de Lyotard . Ce livre rassurera donc
certainement Paco, Rabanne et leurs frères millénaristes : on ne doit
pas craindre la fin du travail - puisque tout le monde travaille - mais
la baisse tendancielle des travaux rémunérés.
L'organisation fordiste reposait sur deux grands
principes développés par Taylor : la parcellisation du travail afin de
pouvoir confier à un ouvrier un nombre limité de tâches élémentaires à
accomplir, et la séparation des activités de conception et d'exécution.
Le système taylorien s'est avéré efficace (mais aliénant) dans un
contexte économique et social particulier : dans une ère de démarrage
industriel (et de redémarrage après-guerre), les exigences des clients
ne portaient que sur les prix ; aucune exigence de personnalisation des
produits n'était émise. C'est pourquoi la fabrication en grande série de
produits standards et les économies d'échelles réalisées répondaient
parfaitement aux attentes de la demande (mais certainement moins au
bien-être des salariés).
A partir des années 60, avec les mutations
technologiques (robotisation, automatisation, informatisation) et
l'instabilité croissante de l'environnement économique, l'organisation
de la production va évoluer pour s'approcher des préceptes développés
par l'ingénieur Ohno dans sa méthode Kanban. Dès lors, ce n'est plus le
poste amont de la chaîne de production qui donne l'ordre de fabrication
mais le poste aval, chaque fois qu'un client passe une commande.
L'objectif de l'introduction de nouvelles
technologies dans le processus de fabrication est de parvenir à une
production en flux tendus afin de répondre au plus près aux oscillations
de la demande, donc d'obtenir ainsi une flexibilité capacitaire.
Cependant, avec le développement de la «culture consumériste», les
clients deviennent de plus en plus exigeants et la concurrence «féroce».
Les entreprises tentent donc de différencier leur offre afin de donner
l'impression aux clients d'une personnalisation des services rendus :
elles tentent d'introduire une flexibilité dynamique dans leur offre.
Ces objectifs de flexibilité face aux
oscillations de la demande ont un coût, et la variable d'ajustement est
comme de bien entendu le salaire ou le niveau d'emploi . Afin de baisser
le coût du travail, la plupart des entreprises gèlent les salaires,
développent le travail précaire, licencient ou délocalisent. Cette
logique de réduction des coûts est due en grande partie à la faiblesse
de la demande (mais pas seulement, il ne faudrait quand même pas
toujours rejeter la responsabilité sur les salariés-consommateurs).
Ainsi, l'entreprise tente et parvient à augmenter son rendement sans
trop augmenter son volume de production. Les gains de productivité ne
sont donc plus réalisés par des économies d 'échelles mais par la chasse
aux défauts, aux surcoûts et aux stocks. Après l'ère de l'inflation -
de la production, mais aussi des besoins et des désirs des travailleurs -
, le post-fordisme annonce l'ère de la désinflation et du chômage.
Mais le phénomène essentiel du post-fordisme ,
outre le développement non négligeable du chômage de masse, c'est
l'entrée de la communication dans le processus de production : au flux
physique de matières se superpose un flux d'informations afin de
répondre au plus juste aux desiderata des clients. L'entrée de «l'agir
communicationnel» (1)
dans le processus de production est la résultante du renversement de la
loi de Say : ce n'est plus l'offre qui crée la demande mais l'inverse
(sauf lorsqu'il y a innovation). Les entreprises attendent donc de la
force de travail qu'elles emploient une polyvalence, une mobilité et une
capacité d'analyse des flux d'informations afin de réagir au plus vite
aux évolutions de leur environnement économique.
Ainsi, ce qui est décisif désormais pour les entreprises, c'est le «capital humain» (2)
qu'elles emploient qui, selon son degré de qualification et
d'adaptabilité, leur permet de réaliser des gains de productivité. Le
post-fordisme annonce donc une évolution majeure car «le travail,
aujourd'hui, n'a plus besoin d'instruments de travail (c'est-à-dire le
capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital
fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels de
productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui
travaillent» (3).
Cela signifie que le travail, si ce mouvement ne
se dément pas, parviendrait à s'émanciper de la discipline d'usine. En
devenant intellectuel et immatériel, le travail s'émancipe du capital
puisque ce dernier ne maîtrise plus la structure du processus de travail
comme c'était le cas (et ça l'est encore trop souvent malheureusement)
avec le travail sur chaîne de production. L'outil de travail n'est plus
le capital fixe mais la «matière grise». L'outil de travail est incarné
dans le cerveau, donc dans l'homme en son entier : la vie est mise en
production et devient productive à travers la communication. Tous les
sujets, et non plus la seule classe ouvrière, deviennent donc les
représentants du travail productif. Or, si c'est la production de
subjectivités -c'est-à-dire le langage- qui crée les richesses, alors il
faut la rémunérer ; et comme chacun y participe, alors tout sujet doit
être rémunéré. Ainsi, si l'on veut garantir le processus de reproduction
de la richesse, alors on doit garantir le processus de reproduction de
la force de travail au travers de ses subjectivités donc garantir un
revenu permanent pour tous.
«La production passe aussi bien à travers les
activités qui s'appliquent immédiatement au travail qu'à travers la
production scientifique et ses langages, ou à travers la construction
d'une communauté d'affects. (...) Si l'on assume cette conception
dynamique, flexible, mobile (...) de la productivité, il faut la
garantir (...), donner le salaire garanti à tout le monde» (4).
Certes, on n'en est pas encore là. Et la
transition du fordisme au post-fordisme pose problème, peut-être
d'ailleurs parce qu'elle ouvre de nouvelles perspectives aux
travailleurs. Comme le note Marazzi (5),
seul «l'agir instrumental» entrait dans le processus de production
durant l'ère fordiste : les décisions découlaient d'un processus
mécanique et rationnel d'adéquation des moyens aux fins. La rationalité
excluait tout jugement de valeur du processus de production : la sphère
de la communication était séparée de la sphère de la production et
considérée comme étant du domaine du politique. Il y avait donc
séparation entre sujet de l'innovation (l'entrepreneur) et sujet de la
politique, qui avait en charge la gestion politique des effets de
l'innovation entrepreneuriale sur les relations sociales, car les
sphères économico-productive et politico-administrative étaient
séparées.
Avec l'avènement du post-fordisme, l'entrée du
langage dans la production annihile cette séparation. Cela pose un
problème de coordination au sein des entreprises car il entre alors en
production, avec le langage, une multiplicité de visions du monde. Se
pose alors pour les entreprises la difficulté de faire converger des
intérêts individuels différents vers un objectif commun. Au niveau
politique, cela pose le problème du contrôle des processus d'innovation
technologiques et organisationnels car «ils brisent les
«cercles sociaux», les routines, les centres de pouvoir qui
se sont consolidés dans les périodes de normalités» (6).
L'entrée du langage dans le processus de production pose donc le
problème de la transformation de la forme politico-institutionnelle du
gouvernement en régime post-fordiste. Pour résumer, trois problèmes se
posent avec l'entrée du langage dans le processus de production : des
problèmes politique, économique et salarial car la révolution
post-fordiste remet en cause , dans ses implications, les rapports de
force établis.
Sur le plan politique, Christian Marazzi explique
la crise de la cohésion sociale et la prolifération de formes
d'auto-représentation politique par l'entrée du langage dans le
processus de production : «chacun a tendance à se représenter
lui-même : l'apprentissage des techniques de communications à
l'intérieur des processus de travail et de production semble suffire
pour sauvegarder ses propres intérêts»(7).
A cette crise micro-politique s'ajoute le problème d'une nécessaire
réforme institutionnelle du gouvernement en régime post-fordiste.
Malheureusement, cela ne semble pas être le souci premier de nos
vertueux politiciens. Ceux-ci, constatant pourtant l'impuissance de la
force publique à réguler les excès engendrés par l'activité économique,
ne posent pas le problème ; bien au contraire, ils le contournent et
l'évacuent en expliquant que l'intervention publique est nuisible à
l'activité économique alors que l'évolution majeure apportée par le
post-fordisme réside justement dans l'entrée en production du politique à
travers un bien publique, le langage.
Ce désengagement politique permet aux entreprises
de privatiser en toute impunité cette ressource publique qu'est le
langage et ce faisant, d'asservir encore un peu plus le travail
productif : les salariés doivent être fidèles aux objectifs des
entreprises et parfaitement adaptables. Le marché du travail devient
donc un marché de la précarité, de la fragmentation et de la
ségrégation. Nous voilà parvenu à un modèle de démocratie sans droit,
justifié par nos brillants analystes économiques par la nécessité de
flexibiliser le marché du travail (comprendre : réduire les droits des
salariés) pour créer des emplois.
«La dimension servile du travail post-fordiste
jaillit précisément de la médiation linguistique et communicative qui
innerve le processus économique tout entier. D'un côté on fait appel à
ce qui est commun aux hommes, à savoir la faculté de communiquer, alors
que de l'autre ce partage de facultés communes et universelles
(publiques) porte à hiérarchiser les rapports de travail en terme
toujours plus personnels, toujours plus privés et, en ce sens, serviles.
D'un côté on veut partager avec, et le travail communicationnel permet
justement cela, mais de l'autre on veut re-partager, hiérarchiser,
segmenter et privatiser cette ressource publique, parce que commune à
tous, qu'est l'agir communicationnel. (...) La connotation servile du
travail n'est pas fondée sur la distinction entre travail productif et
improductif, mais sur la non reconnaissance économique de l'activité
communicative et relationnelle» (8).
Le problème prioritaire n'est donc pas celui d'une répartition plus
équitable du travail -car tout le monde travaille- mais du revenu.