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Sur
la crise du travail
René Revol - Le Marxisme Aujourd'hui - octobre 1996 Depuis maintenant deux à trois ans un thème envahit les sciences sociales, cherchant à forger de nouvelles représentations auprès du grand public : le chômage qui s’est répandu sans arriver à se résorber n’exprimerait pas qu’une crise de l’emploi liée à la crise économique ouverte ou larvée depuis 1974 mais renverrait plus fondamentalement à une crise du travail en tant que tel, à une remise en cause de la centralité du travail dans notre civilisation. |
ON ne compte plus les articles et contributions sur le sujet et les principaux ouvrages sont largement diffusés, comme en témoigne par exemple le succès de librairie de Le travail, une valeur en voie de disparition par la philosophe et haut fonctionnaire du Ministère du travail, Dominique Méda (bibliographie en annexe). Un tel succès se comprend fort bien : le chômage se répand comme une plaie, il semble résister à toutes les conjonctures, qu’on soit en récession ou en croissance, ainsi qu’à toutes les politiques et à tous les remèdes ; l’idée s’impose que ses causes doivent être profondes et structurelles, qu’elles sont peut-être liées à des attributs fondamentaux de nos modalités de production et d’existence. Pour le marxisme également, le chômage n’est pas un mal passager mais une nécessité du mode de production capitaliste et qui ne pourra disparaître qu’avec lui ; s’il se résorbe cela ne peut être que provisoire. A ce sujet il est amusant de constater que la thèse de l’exceptionnalité de la croissance forte et du plein emploi des soit disant " Trente Glorieuses " défendue jusqu’au début des années 80 par une minorité d’auteurs marxistes est aujourd’hui reprise par l’immense majorité des penseurs à la mode, mais pour fustiger un attachement conservateur des salariés au plein emploi ! Par exemple l’organisation patronale, le Centre des Jeunes Dirigeants, écrit en 1994 dans un article titré "l’illusion du plein emploi" : "Notre culture la plus immédiate s’enracine dans la période de l’après-guerre, celle des Trente Glorieuses, où le plein emploi permettait de donner une place à chacun dans la société, de dépasser la contradiction entre l’économique et le social et de réguler les rapports entre l’entreprise et la société. Cette situation nous a fait prendre pour "règle" ce qui n’a jamais été qu’une exception historique."
A partir de là, peut se décliner la thématique d’un déclin inexorable du travail, dans toutes ses fonctions. Les auteurs concernés ont l’habitude d’analyser ce déclin autour de trois fonctions principales :
— qu’il s’agisse du travail comme moyen de produire des biens ou services, sous l’effet des nouvelles technologies,
— qu’il s’agisse du travail comme fournisseur d’un emploi et de revenus, sous l’effet cette fois du développement de revenus sociaux et d’activités non rémunérées,
— ou qu’il s’agisse du travail comme moyen d’intégration sociale, les individus réalisant leurs personnalités dans beaucoup d’autres champs d’activités (famille, loisirs, sports...). Jean Boissonnat a contribué à populariser ce point de vue dans le Rapport de la Commission du Plan Le Travail dans vingt ans (1995) —voir l’introduction notamment. On mesure l’enjeu et les conséquences de telles analyses et l’importance qu’il y a de les décortiquer de plus près.
"Le plein emploi est mort, vive la pleine activité" ?
Cette affirmation de Michel Godet exprime bien le point de départ de toute une pensée à la mode. Une floraison d’auteurs s’expriment dans ce sens : Jacques Robin "nous avons à tendre non plus vers une société de plein emploi mais vers une société de pleine activité", Xavier Gaullier "L’enjeu global est de savoir comment passer de la société des exclusions massives de la société flexible et sélective, à une société diversifiée de pleine activité.", Yoland Bresson "Le plein emploi salarial est fini, un autre contrat social doit nous être proposé, un autre objectif : la pleine activité" et on pourrait en citer encore beaucoup d’autres. L’essentiel de ce discours est donc de faire une distinction très nette entre emploi et activité. Ainsi le Centre des jeunes Dirigeants y voit deux logiques différentes : "La première, que nous appellerons logique de l’emploi salarié, confond le travail et l’emploi. Elle prône une régulation du système par une série de mesures qu’il nous faudrait accepter afin que le plus grand nombre de pesonnes puisse avoir un accès à l’emploi salarié. La seconde, logique de l’activité, est plus novatrice. Elle opère une distinction entre le travail et l’emploi. À l’heure où les modèles existants s’effondrent les uns après les autres, elle imagine un mode de régulation basé sur la remise en cause des fondements mêmes de notre civilisation." Même si le propos manque encore de précision, on voit bien que la distinction entre activité et emploi sert de vecteur à une remise en cause plus profonde de la place du travail dans la société. Mais qu’entend-t-on par "activité" ? Le flou d’un tel mot-valise peut recouvrir des acceptions assez variées. Si on décrypte un peu les textes à la mode sur ce sujet, on peut voir un continuum de définitions qui varient entre deux pôles :
— d’une part une définition libérale qui présente l’activité comme une soupape d’évacuation pour tous ceux qui ne trouveraient plus leur place sur un marché du travail saturé, celui-ci pouvant par là même devenir plus flexible et offrir moins de garantie sociale ; c’est par exemple la thèse de Michel Godet qui attribue le chômage aux rigidités du marché du travail, notamment à l’existence d’un salaire minimum qu’il propose de supprimer pour le remplacer par un revenu minimum d’existence universel. Dans cet esprit l’activité désigne en fait des emplois qui n’auraient plus aucune garantie de l’emploi salarié standard, où le droit du travail n’existerait pas et où une allocation minima permettrait d’éviter à ces "actifs" de sombrer dans la paupérisation. Ce point de vue qui s’inscrit dans la logique libérale de déréglementation peut surgir sous d’autres plumes qu’on n’attendait pas ici : ainsi l’ancien conseiller de P. Mauroy, Bernard Bruhnes "Il peut y avoir plein travail ou pleine activité si nous savons renoncer aux rigidités anciennes" ou encore le philosophe Jean-Marc Ferry à l’occasion de la présentation de son projet d’allocation universelle à l’allure si généreuse qui permettrait de développer des secteurs sociaux non rentables par une plus grande rentabilité des secteurs productifs.
— D’autre part, d’autres auteurs défendent une conception de l’activité exclusivement fondées sur des raisons sociales qui en font une sorte d’extension du bénévolat ; l’exclusion du travail menaçant un nombre croissant d’individus de rupture du lien social, il s’agirait de retrouver pour ces personnes une occupation, même non salariée, même non rémunérée, pour éviter la relégation sociale et permettre à chacun de rester dans une relation d’interdépendance avec les autres à travers des activités utiles, comme l’écrit Guy Roustang "des activités qui échappent aux normes d’employabilité de notre société et qui soient adaptés aux possibilités et désirs de chacun, en permettant la réintégration au jeu collectif : qu’il s’agisse d’activités d’autoproduction individuelles ou collectives dans le domaine de l’alimentation, de l’amélioration du logement, de l’entretien de biens durables ou qu’il s’agisse d’activités de loisirs". Outre que les ouvriers (normalement salariés, eux !) n’ont pas attendu nos nouveaux penseurs pour s’adonner aux joies (parfois dictées par la faiblesse des revenus) du jardinage, du bricolage et de l’entraide entre amis et voisins —il vaut mieux après tout appeller ces choses par leur nom habituel !—, on ne voit pas bien comment tout cela peut nourrir son homme et sa famille ; d’où l’idée d’un revenu universel permettant à ceux qui "s’occuperaient" sans avoir un emploi rémunéré de disposer d’un minimum pour vivre. Dans cette perspective, le développement de l’activité est un moyen de lutte contre l’exclusion sociale. Ainsi le C.J.D. écrit : " Si l’emploi salarié ne peut plus jouer son rôle d’intégrateur social, capable d’assurer à chaque homme une fonction, un revenu et un statut, et si nous refusons le spectre d’une société d’exclus et d’assistés, alors il nous faut opérer une distinction entre l’activité, c’est à dire une certaine forme de participation à la vie de la collectivité, et l’emploi salarié qui n’en est qu’une forme parmi d’autres". La logique d’une telle conception mène à proposer une rupture de la relation emploi/revenu et la mise en place d’une partie du revenu déterminée de manière collective séparément de l’emploi. Ce deuxième courant plus social que libéral est amené ainsi à souligner l’importance d’un revenu de plus en plus socialisé et de moins en moins lié à une participation individuelle à la production. Le défaut de cette remarque est que, s’il est vrai que de nos jours dans les pays capitalistes développés 30 à 50% du revenu des ménages est socialisé, cela est directement dépendant des acquis et positions conquises par les salariés dans les relations de production, et il y a fort à parier que si le lien est coupé entre revenu et emploi salarié ce revenu socialisé n’étant plus soutenu par un rapport social ne se réduise à l’aumône de survie.
Il apparaît après ce survol rapide que conception libérale et conception "bénévole" de l’activité ne contribuent pas particulièrement à éclaircir ce mot-valise ; on peut distinguer avec P. Sauvage quatre types d’activités de la plus à la moins rentable économiquement :
1 - artisanat et petit commerce de survie,
2 - commerces de proximité non viables économiquement,
3 - services de proximité nécessitant un financement public partiel ou total,
4 - enfin, "les activités de relation humaine, où la dimension de gratuité doit être absolument préservée".
Au bout du compte, l’activité apparait comme tout ce que le marché ne peut pas prendre en compte et qui relève d’une utilité sociale. Dans ces conditions on peut légitimement s’interroger pourquoi on substitue "l’activité" plus ou moins bien rémunérée au "service public" et "service social" qui dans le cadre de l’Etat et de la Protection Sociale donnent lieu à de véritables emplois salariés. Si le concept demeure flou, nul n’est besoin d’être grand clerc pour se rendre compte que le tapage sur la substitution de l’activité à l’emploi accompagne parfaitement une remise en cause des droits et garanties des salariés qui, elle, est bien réelle. L’effort des plus généreux de ces penseurs pour demander que cette émergence d’activités sociales donne lieu à un "statut" ou à une "reconnaissance sociale" ne sert que de correction à la marge d’une entreprise de déreglementation du statut salarial déjà bien engagée. Et en proposant d’ajouter des activités à côté des vrais emplois ne s’oriente-t-on pas vers une société duale explicite fort différente de la société de classes que nous connaissons ? À une opposition de groupes sociaux participant de la même sphère productive avec des positions hiérarchiques et des revenus différents on lui substituerait des univers sociaux complétement séparés où pouvoir, revenus décents et considération ne serait évidemment que d’un côté... Certains de ces auteurs s’en sont rendus compte comme Guy Roustang par exemple qui, après une revue critique des ambiguités de la notion d’activité, affirme que l’objectif du plein emploi ne doit pas être abandonné si on veut en même temps donner toute sa dimension à la pluralité d’activités d’une vie humaine.
Ceci dit, ce n’est pas parce que la notion d’activité est floue et dangereuse que le problème que son apparition exprime, n’existe pas ; autrement dit, le travail est-il en déclin ?
La puce tue l’emploi ?
Le travail serait donc de plus en plus rare et c’est cette raréfaction qui produirait un bouleversement considérable de notre système d’emploi. La première explication avancée s’appuie sur les effets des mutations technologiques notamment informationnelles ; ce discours déjà ancien fonctionne toujours très bien surtout qu’il est souvent présenté sur le mode de la révélation : il y a un phénomène extraordinaire qui est en train de se passer, que personne ne voit et qui va bientôt s’imposer à tous et nous n’aurons d’autres solutions que de l’accepter. Dans ce rôle de grand prêtre de la mutation technologique on peut retenir l’ouvrage fort intéressant au demeurant de Jacques Robin Quand le travail quitte la société postindustrielle : "On peut prévoir à coup sûr qu’inlassablement la révolution informationnelle produira toujours plus d’objets, de biens et services avec de moins en moins de travail humain". La thèse est forte...mais elle est fausse comme le soulignent des économistes de différents horizons. En effet pour supposer que la croissance économique peut se réaliser sans créations d’emploi il faut que la productivité du travail soit plus forte que la croissance du PIB, or depuis le début de la crise on constate une chute constante des gains de productivité. Si on compare la période de forte croissance des années soixante à celle de croissance ralentie surtout depuis le début des années quatre-vingt, on voit sur la première un taux de croissance du PIB et de la productivité du travail de 5% environ et sur la seconde des taux de 2% environ. Bref depuis la crise, la productivité connait un ralentissement parallèle à la croissance du PIB ; si le chômage était d’origine essentiellement technologique on aurait dû assister à une croissance de la productivité plus grande que celle du produit. Le chômage est donc grandement relié à un ralentissement de la croissance, même si son ampleur et sa permanence peuvent s’expliquer par la conjonction avec d’autres causes notamment par le fait que face à ce ralentissement de la conjoncture le patronat utilise la main d’oeuvre comme la première "variable d’ajustement" ou encore, comme le souligne justement Michel Husson, par une moindre réduction de la durée du travail. Il en découle —soit dit en passant car ce n’est pas directement ici notre propos— que la lutte contre le chômage suppose certes une politique de croissance mais qui doit se mener avec une reréglementation du marché du travail et une drastique diminution du temps de travail.
L’explication technologiste de la raréfaction du travail ayant été largement relativisée, revenons maintenant vers des explications qui cherchent à montrer qu’il y a développement d’une dimension nouvelle du travail ou de la vie humaine qui s’oppose au travail tel qu’on l’a connu jusqu’à ce jour. Ces explications servent souvent de fondement à la distinction entre emploi et activité que nous avons déjà analysé.
La liberté par le non-travail ?
André Gorz poursuit dans ce domaine une réflexion continue depuis de nombreuses années ; il distingue le travail hétéronome (c’est à dire le travail contraint, défini comme étant "l’ensemble des activités que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie") et le travail autonome où les individus exercent librement leur activité. Le travail hétéronome relève de la sphère de la nécessité et le travail autonome de la sphère de la liberté et notre société capitaliste réduirait la place du second au profit du premier ; on pourrait retrouver des accents marxiens dans cette éloge du passage de la nécessité à la liberté si on oublie que Marx attribuait une double nature au travail salarié lui-même et qu’il considérait que le saut dans la liberté supposait l’émancipation sociale au sein même des rapports de travail ; or Gorz considérant l’irréductibilité de la sphère de la nécessité (l’hétéronomie) propose de la réduire et trouve dans l’extension du hors-travail autonome le moyen d’émancipation. La libération n’aura donc plus lieu au sein des rapports de travail condamnés à rester hétéronomes, la libération passera par l’extension des lieux où les individus "produisent de façon autonome, hors marché, seuls ou librement associés, des biens et services matériels et immatériels non nécessaires mais conformes aux désirs, aux goûts et à la fantaisie de chacun". Tout cela est beau et grand, sent son parfum libertaire et joyeux sauf qu’on peut douter que l’extension du non-travail dans cette société soit nécessairement un facteur d’émancipation (on peut conseiller à Gorz de jeter un œil sur le prime time de TF1 par exemple)... Mais cela a une conséquence autrement plus redoutable : elle abandonne la sphère du travail salarié à son hétéronomie et considère nécessairement les luttes d’émancipation dans les rapports de travail comme une illusion. D’ailleurs Gorz n’a-t-il pas titré l’un de ses ouvrages "Adieux au prolétariat" dans lequel il voit la "non-classe des non-travailleurs" comme "le sujet social potentiel de l’abolition du travail". Cette conclusion d’une pensée qui par moment ne manque pas de charme et d’intérêt provient de l’abandon de la double nature du travail aliéné pour une vision totalement dualiste séparant deux sphères qui en fait s’interpénétrent ; comment imaginer que la sphère d’autonomie puisse se développer et s’épanouir au gré des désirs et des goûts des hommes si ceux-ci renoncent à la maîtrise sociale de la sphère de l’hétéronomie ? Les conditions dans lesquelles les individus exercent leur travail salarié (salaires, temps de travail, conditions de travail, transports, stress...) ne peuvent que borner le jaillissement des désirs et goûts libres. Il en est presque pénible de devoir rappeler ces évidences. Cela est encore plus vrai pour d’autres auteurs comme Sue par exemple qui voit dans l’extension des loisirs les moyens de l’émancipation humaine, oubliant que toute heure de travail en moins n’est pas nécessairement une heure de temps libérée...
Vers une société post-industrielle ?
Le point commun de nombre de ces auteurs est que nous quitterions la société industrielle pour une autre société fondée sur les services appellée selon l’humeur du temps post-industrielle, informationnelle, servicielle ... La thèse n’est pas nouvelle ; l’américain Daniel Bell dans les années soixante, Alain Touraine peu après s’en sont fait les prophètes. Nous passerions d’un système productif fondé sur la transformation de la matière en biens matériels à une production de biens immatériels et de services où les activités directement productives seraient supplantées par les activités de circulation et d’information. Le travail s’en trouve radicalement modifié : le travail physique et outillé laisse la place au travail intellectuel ; le prolétaire lui-même laisserait la place aux prestataires de service ; les concepts de marchandise et de valeur-travail n’auraient plus d’objet et s’évanouiraient dans l’informationnel et l’immatériel. Depuis une quinzaine d’années ce discours a fait florès, du bateleur américain Alvin Toffler à l’inévitable et médiatique Alain Minc. Leur point commun est de considérer que la révolution informationnelle a une conséquence productive majeure : la baisse puis la disparition du travail direct au profit des services et une diminution général du temps de travail nécessaire au profit du temps libre. Certes ces analyses peuvent tout simplement camoufler une justification du chômage défini comme du ... temps libéré. Mais elles mettent le doigt sur une évolution constatable par tous qui a pu être repris dans une perspective plus sociale. Certains développent l’idée que va nécessairement se développer un tiers secteur dit d’utilité sociale, aussi appellé "économie solidaire", répondant à des besoins nouveaux, pas toujours solvables et qu’il faudrait solvabiliser par des moyens publics ou associatifs.
Mais quelle place va occuper ce tiers secteur dans l’économie ? Il ne concurrence pas le secteur rentable qui continuera à s’exercer librement en exigeant le maximum de flexibilité nécessaire à son efficacité ; au mieux il servira de soupape de sécurité mais il y a de fortes chances qu’il remplisse d’autres fonctions : celle de soutien social moins onéreux que l’Etat-providence, si ce n’est celle de moyen de pression à la baisse des salaires et des garanties des autres secteurs. Car il y a une différence entre les productions industrielles et celles des services : les premières en fournissant des biens d’équipement permettent des économies de temps à tous qui sont autant de temps libéré (sans préjuger de ce que la société en fait, naturellement) ; en revanche dans les services le temps consommé est égal au temps d’autrui ; les fameux emplois de proximité ne visent pas à ce que les tâches domestiques et ménagères occupent globalement moins de temps et libèrent ainsi du temps pour des activités plus nobles mais au contraire qu’elles occupent de plus en plus de temps disponible, mais cette fois-ci sous la forme de services marchands.
Cela débouche sur une société duale où une minorité absorberait les activités nobles et où une majorité n’aurait d’autres choix que de se mettre au service de la minorité et de son bon vouloir. Un des mérites d’André Gorz a été de dénoncer cette société de "serviteurs" que constitue de fait la société post-industrielle : "Les prestations qui ne créent pas de valeur d’usage tout en faisant l’objet d’un échange marchand public sont des travaux serviles ou travaux de serviteur. C’est le cas par exemple du cireur de chaussures qui vend un service que ses clients auraient aussi bien se rendre eux-mêmes en moins de temps qu’ils n’en passent assis sur leur trône face à un homme accroupi à leurs pieds. Ils le paient non pour l’utilité de son travail mais pour le plaisir qu’ils éprouvent à se faire servir." La révolution tertiaire est devenue une contre-révolution servile, qui transforme les salariés en serviteurs.
Cependant on peut prédire qu’elle ne se généralisera pas ; d’abord parce que contrairement à ce que pensent de cette évolution beaucoup de ces auteurs (qu’ils l’encensent ou qu’ils la craignent), l’économie capitaliste aura toujours besoin de fonder son accumulation sur l’extraction de la plus-value dans le secteur productif ; mais surtout parce que la fonction que remplit l’extension du tertiaire reste au service du fonctionnement même du secteur productif : la généralisation d’un travail servile dans le tertiaire peut utilement aider à l’extraction de la plus-value en poussant à la baisse le coût du travail dans le secteur productif.
Perte de centralité du travail ?
Activité à la place de l’emploi, révolution technologique raréfiant le travail, développement exponentiel du temps libre, société de services… tous ces thèmes à la mode ont trouvé leur apothéose dans l’idée que le travail comme valeur était inexorablement rentré en déclin. Le succès du petit ouvrage de Dominique Méda vient de là : il donne sa cohérence et son chapeau "philosophique" à toutes ces thématiques. Résumons rapidement la thèse de Dominique Méda.
Pour elle, le travail n’est pas une caractéristique anthropologique de l’humanité contrainte de transformer la nature pour survivre comme l’affirment toute une série de traditions depuis le XVIII° et le XIX° siècle de Smith à Marx, traditions qui présente le travail salarié comme une forme historique particulière du travail , nécessaire et émancipatrice pour les uns, nécessaire et exploitrice pour les autres.
"Le XVIII° aurait inventé simplement le travail salarié. Je défends la thèse inverse : c’est le travail lui même qu’on a inventé au XVIII° siècle". A partir de là, l’auteur distingue trois époques :
1– Au XVIII°, chez Adam Smith notamment, le travail n’est qu’un simple facteur de production, qui permet de tenir ensemble les individus " libérés " de leurs allégeances communautaires.
2– A partir du début du XIX°, chez Hegel et surtout Marx, le travail est un pouvoir créateur et transformateur dans les mains de l’homme qu’il s’agit de débarasser de l’exploitation pour qu’il donne sa pleine mesure.
3– C’est le moment dans lequel nous sommes et qui s’est déployé sur tout le XX° siècle, "le moment social-démocrate" où le travail salarié est accepté parce qu’il est conçu comme le moyen prévilégié d’obtenir des revenus décents, protections et statuts. Le travail est toujours considéré comme épanouissant alors que le plaisir n’est plus attendu des capacités transformatrices du travail mais exclusivement des revenus et de la consommation.
C’est ce modèle qui serait en crise non pour élaborer une quatrième phase du travail mais pour remettre en cause la centralité même du travail. Reprenant une inspiration aristotélicienne (qui avait aussi inspiré une penseuse de ce siècle, Hannah Arendt), D. Méda distingue quatre types d’activités fondamentales pour l’homme : les activités productives, les activités politiques, les activités culturelles et les activités familiales ou amicales ou amoureuses ; la vie sociale serait trop absorbée par les activités productives et la crise actuelle de l’emploi traduirait en fait une crise non seulement du travail salarié mais du travail en tant que tel qui ne fournirait plus les bases d’une existence sociale équilibrée. Cette crise peut être salutaire si nous en prenons conscience (grâce à Dominique Méda ?) et que nous préparons une mutation de civilisation qui permette de réduire la place du travail au profit des autres espaces politiques, culturels et familiaux. Cette crise est avant tout une crise des représentations et c’est le changement de nos représentations sur le travail et sa place qui est d’abord à entreprendre.
La séduction qu’a opérée cet ouvrage tient certainement à sa brièveté et à son caractère enlevé synthétisant de manière brillante une idée "dans l’air du temps". Il mérite un examen attentif. On pourrait noter d’abord quelques approximations et erreurs : parler par grandes entités (l’Economie, la Révolution Française, le XVIII°...) érigées en sujets qui pensent, parlent et agissent n’est généralement pas un signe de clarté et de précision y compris dans les bonnes copies de philo ; la tendance à étudier le mouvement de l’histoire sous formes d’irruptions subites et inexpliquées est très visible à travers l’usage significatif de l’adverbe "soudainement" (voir par exemple les pages 61, 63, 74, 75, 114, 320...); les contradictions aussi : la page 159 affirme que "le travail a fini par devenir sa propre fin" et la page 160 que la logique fait du travail "un moyen au service d’une autre fin qu’elle-même"; sans oublier que, page 100, Marx vivait en 1844 à Manchester ... Mais cela pourrait être secondaire si la thèse de fond était solide.
Ce qui frappe au prime abord c’est sa démarche idéaliste : ce sont nos représentations qui forment la réalité et c’est en les changeant que les choses avanceront. Il est normal de l’affirmer d’ailleurs quand on prétend aussi que "nous savons tous aujourd’hui que le caractère aliénant du travail" n’est pas lié au capitalisme et à l’exploitation (p. 161). L’essentiel est donc de nous débarasser de la prégnance de l’idée "humaniste" que le travail est central (p.165, 292, 308). Le plein emploi à temps plein pour tous est définitivement perdu et cela "bouleverse ce que nous tenions pour des évidences" allant jusqu’à affirmer " ’idée fausse que le chômage est un mal d’une extrême gravité". Si le chômage n’est pas un mal grave c’est parce qu’il nous permet d’opérer "une conversion de la pensée" (p.137), de "mettre de l’ordre dans nos représentations" (p.156). Changeons nos représentations et le monde ira mieux : on se frotte les yeux devant un idéalisme aussi naïf, sans insister sur l’usage du "nous" pour faire passer sa propre conception (la multiplication des "nous savons maintenant que" est impressionnante).
Quant au fond de la démonstration il est conduit avec une certaine désinvolture ; ainsi pour montrer que le travail n’est "inventé" qu’au XVIII°, on a droit à un survol de l’histoire avec des généralisations particulièrement audacieuses sur trois périodes ("Trois exemples nous serviront à illustrer notre propos" !) : les "sociétés primitives", le "paradigme (!) grec", l’"Empire romain". On affirme la thèse de l’absence de centralité du travail, puis on l’illustre par quelques paragraphes sur toute une époque historique où sur le sujet pourtant débats et travaux ne manquent pas et méritaient d’être au moins cités ; de démonstration, point. On va même affirmer que certaines sociétés n’ont pas de fondements économiques, ce qui relève d’un miracle identique à celui de l’immaculée conception. Quant aux trois actes du travail depuis le XVIIIe, que nous avons résumé plus haut, ils sont plus un parcours d’auteurs rapidement caractérisés dans un tableau impressionniste permettant d’affirmer au terme du voyage que le travail va décliner.
Le but du propos s’éclaircit lorsque l’auteur affirme que maintenir l’exigence d’une vie sociale centrée sur le travail est une attitude conservatrice : "Il ne s’agit de rien de moins que de défendre l’ordre existant". La vision du travail qui est donnée est particulièrement frustre puisqu’il est affirmé que la "société de travailleurs" dans laquelle nous sommes nous prive "de ce qui fait l’essence de l’homme, la pensée" ; cela accompagné d’une vision idyllique de la Grèce antique où les hommes vivaient librement pour la cité, oubliant que cette liberté civile était fondée sur la servilité d’une partie de l’humanité et négligeant que la participation politique prônée par les anciens n’était pas conçue comme celle d’individus citoyens autonomes et conscients de leurs droits mais fusionnant avec la cité d’une manière relativement identitaire. La lecture d’Aristote est à ce sujet éclairante. Les références philosophiques de l’auteur sont variées et mériteraient des éclaircissements notamment quand est utilisé Horkheimer et Hannah Arendt pour justifier une autonomie de la sphère politique ; la référence à Heidegger et à son "oubli de l’Etre" qu’engendre notre société de travail donne finalement une coloration inquiétante à la conversion intellectuelle proposée.
Les pages où D. Méda balaye d’un revers de mains le fait que la principale exigence affirmée par les chômeurs et les RMIstes est d’obtenir un vrai travail sont à la fois fort pénibles et révélatrices : convaincre la société que s’il y a des chômeurs et des exclus du travail, c’est parce qu’il y a une évolution inexorable au déclin du travail dont il faut prendre son parti.
Tout cela a une conséquence politique : rendre acceptable une situation qui appelle pourtant des mesures radicales.
De la nature du travail dans notre société.
Le trait commun de nombre d’analyses que nous avons cité jusqu’ici tient à ce qu’elles ne conçoivent pas la double nature intrinsèque et contradictoire du travail dans notre société. A la fois créateur et aliéné le travail n’est compréhensible qu’à travers le rapport social qui le met en œuvre. Ainsi peut être compris que se développe en même temps des gains de productivité et des exclusions massives du travail. Nous vivons une époque où en même temps on a le sentiment que techniquement des choses formidables seraient enfin possibles : travailler moins et travailler tous et satisfaire les principaux besoins humains, et on mesure le poids énorme des obstacles sociaux pour les réaliser. Au risque d’apparaître ringard à quelques-uns, cela s’appelle la contradiction entre les forces productives et les rapports sociaux de production qui semble beaucoup plus vraie aujourd’hui qu’hier. Michel Husson qui arrive à la même conclusion a raison de citer Marx, qui a écrit des pages lumineuses à ce sujet. Nous les reproduisons pour servir de réponse aux thèses univoques à la mode :
"Le capital est malgré lui l’instrument qui crée les moyens du temps social disponible, qui réduit sans cesse à un minimum le temps de travail pour toute la société et libère donc le temps de tous en vue du développement propre de chacun.[...] S’il réussit trop bien à créer du temps de travail disponible, il souffrira de surproduction, et le travail nécessaire sera interrompu, parce que le capital ne peut mettre en valeur plus aucun surtravail. Plus cette contradiction se développe, plus il se révèle que la croissance des forces productives ne saurait être freinée davantage par l’appropriation du travail d’autrui" . "Lorsque, dans sa forme immédiate, le travail aura cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cessera et devra cesser d’être la mesure du travail, tout comme la valeur d’échange devra cesser d’être la mesure de la valeur d’usage.[...] Dès lors, la production fondée sur la valeur d’échange s’effondre et le processus immédiat de la production matérielle se dépouille de sa forme et de ses contradictions misérables. Ne s’opérant plus au profit du surtravail, la réduction du temps de travail nécessaire permettra le libre épanouissement de l’individu." (Grundrisse).
Et vers la fin du Capital on trouve ces lignes :
"La seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs rapports avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au delà que commence le développement des forces humaines en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail."
Sans vouloir commenter outre mesure ces textes, ils nous fournissent le cadre avec lequel nous devons aborder la "crise du travail". Parce que le travail s’exerce dans un rapport social qui oppose et rassemble à la fois employeurs et salariés, la progression de l’humanité par l’utilisation de moins de temps de travail se fait par le maintien en exploitation des uns et l’exclusion des autres et par là même se retourne contre cette progression ; la revendication de la réduction du temps de travail n’a pas pour objet de libérer du temps pour la vraie vie que serait le non-travail car le temps libre ne sera épanouissant que lorsque le temps de travail lui même sera libéré. C’est pour cela que la revendication de la réduction du temps de travail n’a de sens qu’inscrite dans une émancipation sociale. Moins de temps de travail dans la logique capitaliste mène à l’exclusion pure et simple; moins de temps de travail avec maintien du salaire et embauche des chômeurs prend corps dans un mouvement émancipateur au travail comme dans les autres sphères de la vie sociale.
D’où une autre analyse de l’exclusion sociale contemporaine.
Un des mérites de cette étude critique des discours à la mode sur le travail est de nous permettre un renouvellement des analyses de ce que l’on appelle désormais le renouveau d’une exclusion sociale à grande échelle dans nos sociétés. Les discours dominants depuis longtemps sur la pauvreté de masse (depuis en fait les livres pionniers de Lenoir et Stoléru en 1974) portent en gros la structure suivante : la majorité de la société est dans l’ensemble incluse ou intégrée dans un système stable à dominante salariale, et la montée de la crise et du chômage a généré une masse d’exclus du système, des "laissés pour compte" du système que nous avons "laissés sur le bord de la route" –ce qui signifie que les autres sont toujours dans le véhicule et avancent. L’objectif dans une telle représentation est donc bien de réinsérer dans le système ces exclus par une politique sociale ciblée pour les uns et par la charité collective et individuelle pour les autres. On voit donc que ces analyses font ainsi l’économie d’une analyse des processus de crise à l’œuvre dans le cœur du système ou pour le moins ne relient pas de manière intime la crise du "dedans" à l’accroissement des exclus du "dehors".
Un des ouvrages qui a apporté, à notre avis, une contribution majeure ces dernières années au renouvellement de l’analyse de l’exclusion nous est livré par Robert Castel Les métamorphoses de la question sociale. Après une fresque historique détaillée du salariat depuis le XI° siècle, il aborde la nouvelle question sociale. Le salariat a traversé jusqu’à ce jour trois ères : celle de la tutelle où le salariat était indigne, puis à partir du XVIIIe celle du contrat où le salaire est le prix d’une négociation inégale et précaire, avant que n’émerge tout au long du XXe l’ère du statut, où le salarié n’est plus seulement soumis au contrat individuel mais accède à travers sa condition à des droits du salarié et du citoyen par sa participation à un collectif (par les conventions collectives, les organismes publics et les droits syndicaux, mutualistes ou associatifs, et, comme usager des services publics). Des pages remarquables décrivent par exemple le rôle irremplaçable joué par les assurances sociales obligatoires dans l’émergence de ce statut. La nouvelle question sociale est donc la crise du statut salarial. Détaillons un peu son analyse qui occupe le dernier chapitre de l’ouvrage.
L’expression de "société salariale" est utilisée, notamment par Robert Castel et Michel Aglietta, pour désigner la période capitaliste où non seulement le salariat s’est généralisé, mais où il a conquis des droits et garanties formant un véritable statut dans la société.
La question sociale ne doit pas se centrer sur l’exclusion ; non pas que celle-ci n’existe pas mais en focalisant le débat social actuel sur la seule exclusion présentée comme une sortie d’un système normal et stable, on camoufle d’une part la source du processus d’exclusion qui prend racine dans le corps central de la société et d’autre part la profonde déstabilisation du salariat et de la société salariale.
Au moment où les attributs liés au travail et au statut de salarié semblent s’imposer dans la définition des identités faisant reculer les autres supports de l’identité (cf. la famille ou les communautés réduites), le travail est brutalement remis en cause. Plus que le chômage, le non-travail a des effets sociaux globaux inverses et aussi puissants que le travail lui-même. Le phénomène le plus signifiant de ce processus est l’apparition de "travailleurs sans travail" (pour reprendre une expression de H. Arendt dans Condition de l’homme moderne, p. 38), de surnuméraires, d’ "inutiles au monde".
a) Une rupture de trajectoire
La "société salariale" a été en partie mythifiée par sa corrélation à la croissance forte, à l’extension de l’Etat social et à la croyance dans le progrès continu. En fait, dans son extension passée, on a camouflé certaines caractéristiques qui en limitent les effets positifs :
1– Son caractère inachevé d’abord ; par exemple dans le droit du travail, il y a un progrès : la limitation de l’arbitraire patronal (les lois sur les licenciements de 1973 et 1975, la généralisation du CDI) ; mais ces acquis n’ont été justifiés que par la croissance économique et pas par un renversement de conception sociale : il n’y a pas de réciprocité entre employeurs et employés et l’entreprise était (et est toujours si ce n’est encore plus) loin d’être "citoyenne". Différence avec les conquêtes de 45-46 qui n’étaient manifestement pas justifiées par la croissance. Les sécurités sont trompeuses quand elles s’appuient exclusivement sur la croissance, et quand celle-ci s’arrête la remise en cause des acquis sociaux s’en trouve justifiée.
2– Les effets pervers des protections ; "les protections ont un coût, elles se payent de la répression des désirs et du consentement à la torpeur d’une vie où tout est joué d’avance" voir Donzelot et les interprétations de 68 ou les thèses de Hirschman sur la frustration, critiques des gestions technocratiques des entreprises et de l’Etat.
3– Homogénéisation et individualisation : contradiction fondamentale de la "société salariale" ; d’une part les interventions de l’Etat social ont de puissants effets homogénéisateurs et par ailleurs le fonctionnement de cet Etat social (plus technocratique et bureaucratique que démocratique) produit des effets individualistes redoutables.
Les bénéficiaires de l’Etat social sont en même temps unifiés sous un régime universel leur garantissant des droits relativement égalitaires et coupés de toute appartenance concrète à un collectif.
Cette idée très tocquevillienne a été reprise par exemple par Marcel Gauchet :
"L’Etat providence classique, en même temps qu’il procède du compromis de classe, produit des effets d’individualisme formidables. Quand on procure aux individus ce parachute extraordinaire qu’est l’assurance d’assistance, on les autorise, dans toutes les situations de l’existence, à s’affranchir de toutes les communautés, de toutes les appartenances possibles, à commencer par les solidarités élémentaires de voisinage; s’il y a la sécurité sociale, je n’ai pas besoin de mon voisin de palier pour m’aider. L’Etat providence est un puissant facteur d’individualisme" (M. Gauchet La société d’insécurité in J. Donzelot Face à l’exclusion).
L’Etat s’est heureusement substitué à la disparition des protections tutellaires minées par l’urbanisation industrielle mais ce faisant il a encore accru la distance le séparant des appartenances formant la sociabilité primaire ; l’individu se retrouve seul face à l’Etat, sa seule protection, son seul support social ; il est uni à un collectif certes mais abstrait.
La contradiction ne peut que se développer entre la montée de l’individualisme de la "société salariale" et le fait que cette société repose essentiellement sur une socialisation croissante des revenus et des contraintes administratives collectives.
Concernant la protection sociale, cette contradiction est accrue par le développement du chômage et le déséquilibre démographique : on passe d’un système d’assurance entre actifs à un système de solidarité des actifs de moins en moins nombreux pour des inactifs de plus en plus nombreux et dont un nombre croissant n’ont jamais travaillé ou ne travailleront jamais, ce qui constitue un facteur de distanciation encore aggravée entre le travail et le revenu. L’équilibre entre "système bismarckien" (assurance dominante) et le "système béveridgien" (solidarité dominante) qu’avait construit la France se dénoue car ses deux éléments rentrent en contradiction à partir du moment où la population active devient minoritaire.
Ce phènomène est naturellement accru par l’affaiblissement de l’Etat-nation et de la mondialisation de l’économie.
Assistons nous à "l’épuisement d’un modèle" (J. Habermas), celui où l’intégration sociale des individus était organisée par un jeu de solidarité et d’échange autour de la centralité du travail, garanti par l’Etat ?
b) Les surnuméraires
Plus que le chômage, la crise contemporaine a surtout provoqué une formidable précarisation de l’emploi et du travail qui semble se poursuivre inexorablement sans que ce soit d’ailleurs linéaire. Insister sur la précarité qui s’installe dans le centre du système statutaire du salariat, c’est pouvoir analyser le chômage de longue durée massif et sa conséquence, l’exclusion, non pas comme une rupture aux marges du système mais comme un processus qui prend sa source dans la transformation du système statutaire du salariat. Le maître mot de cette transformation a certainement été la flexibilité. La preuve que ce processus n’est pas marginal tient dans ce que ce ne sont plus seulement des couches périphériques du marché du travail qui sont touchées : jeunes, femmes sans qualification, non-qualifiés en général, immigrés. Par exemple un problème nouveau émerge : la possible inemployabilité des qualifiés.
Conséquence : dans un contexte de compétitivité accrue, l’entreprise absorbée par d’autres impératifs joue de moins en moins sa fonction intégratrice; par exemple la segmentation du marché du travail laissait à penser que seul "le marché secondaire" subirait ces effets déstabilisants : or s’il joue en période de certitude un rôle d’amortisseur protégeant le "marché primaire" (cf théories de Piore et Doeringer) ; en période d’incertitude, de crise prolongée et de réduction de la place du travail, les deux marchés rentrent en contradiction et "les stables sont déstabilisés".
On peut donc entrevoir se profiler une nouvelle phase, dangereuse, de retour de la vulnérabilité de masse, ce n’est plus le vagabondage médiéval, le salariat indigne du XVII° / XVIII°, le paupérisme du XIX° ; l’ "exclu" dont on nous parle tant serait la nouvelle figure de la vulnérabilité de masse, le surnuméraire moderne, le nouvel inutile au monde formant une masse en situation de flottaison dans une sorte de no man’s land social, non intégrée et non intégrable, mais loin d’être un étranger qu’on peut laisser camper aux portes de la cité (pour reprendre l’expression d’A. Comte parlant du prolétariat du siècle dernier), il se nourrit de la crise au centre de la "société salariale".
Ce phénomène se cristallise sur trois points :
– la déstabilisation des stables
– l’installation d’un nombre grandissant dans la précarité nourrissant des stratégies et des cultures de l’aléatoire (un néo-paupérisme ?)
– un déficit de places sociales reconnues (d’où ce sentiment d’inutilité).
Pour ces populations croissantes, et donc pour tous par contamination, l’identité par le travail semble se perdre. Il existe certes plusieurs niveaux de formation de l’identité collective : le métier, la communauté d’habitat, la communauté de mode de vie, la famille mais dans le monde salarié, notamment industriel, le travail a joué le rôle d’inducteur principal (voir par exemple l’intéressant et dernier rapport du CERC — avant que Balladur ne le supprime — sur la corrélation rupture d’emploi et rupture conjugale).
c) L’insertion ou le mythe de Sisyphe
Paradoxalement on ne peut pas sérieusement affirmer que cette situation s’est faite avec un recul de l’intervention sociale de l’Etat ; celle-ci a au contraire quantitativement augmentée. Mais c’est son orientation qui s’est modifiée : passage de politiques menées au nom de l’intégration à celles conduites au nom de l’insertion ; l’insertion systématise la discrimination positive qui existait déjà : différence entre sécurité sociale et aide sociale, qui à l’origine conçues complémentaires s’opposent de plus en plus. Privilégier la seule aide sociale est le mot d’ordre actuellement dominant dans le discours libéral ; c’est analyser ces populations concernées en termes d’"incapacité", d’"inemployabilité", d’"inadaptation sociale"; l’insertion sera inventée pour faire face à la forte augmentation de ces "cibles" de l’aide sociale. Or ces politiques en croissance continue semblent échouer sur le fond, provoquant une sorte d’installation dans le provisoire et l’incertitude.
On cherche sans arrêt à les améliorer, notamment en accroissant leurs cohérences de façon tranversale et globale : développement social des quartiers, comités de prévention de la délinquance, zones d’éducation prioritaire, politique de la ville... politiques multiples mobilisant le maximum d’acteurs (avec l’absence remarquée des entreprises comme l’a souligné le rapport de 1991 de M. Aubry et M. Praderie) et qui semblent ces dernières années se déplacer vers une gestion territoriale des problèmes sociaux. Ces politiques ont colmaté des brèches et empêché nombre d’explosions et c’est déjà très bien mais elles n’ont pas inversé la tendance.
La même appréciation peut être portée sur le RMI : il comporte deux innovations majeures.
1– on officialise pour la première fois depuis longtemps la différenciation entre l’inaptitude au travail et l’impossibilité de travailler "Toute personne qui en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence".
2– ce droit n’est pas droit à l’assistance mais à l’insertion, cherchant à casser l’image du "mauvais pauvre" (récemment remise à l’honneur avec "la culture RMI" par E. Raoult) et éviter toute stigmatisation. Le RMI doit aider à revenir à une situation normale.
Force est de constater plus de sept ans après sa mise en place qu’il n’arrive pas à remplir sa fonction alors qu’il couvre près d’un million de personnes. 15% retrouvent un emploi stables, 15% trouvent un emploi aidé, les 70% restant se partageant entre chômage non indemnisé et inactivité.
L’insertion n’est plus une étape, elle est un état. Une "situation transitoire-durable", comme le dit le rapport officiel d’évaluation de 1992, ne peut constituer une existence stabilisée, réaliser une "socialisation" véritable car les institutions sont instables et provisoires ; socialisation secondaire d’autant plus inachevée que la socialisation primaire de ces personnes l’est aussi. R. Castel parle "d’asociale-sociabilité, dans des configurations relationnelles plus ou moins évanescentes qui ne s’inscrivent pas ou d’une manière intermittente et problématique dans des institutions reconnues, et qui placent les sujets qui les vivent en situation d’apesanteur".
Si elles ont échoué dans leur objectif explicite, les politiques d’insertion ont peut-être une autre fonction implicite : "calmer le jobard" pour parler comme Erving Goffman (laisser dans le jeu social une porte de sortie aux vaincus pour qu’ils puissent garder une "présentation de soi" évitant la disqualification, tout en sachant que personne n’est dupe).
4) La crise de l’avenir
"Le corps social perd tout doucement son lendemain" Paul Valéry
R. Castel envisage quatre scénarios :
1– Continuation de la dégradation salariale sous l’effet du triomphe des régulations écononomiques et marchandes déstructurant les différents niveaux de la vie sociale.
Comment l’envisager sans prédire des craquements majeurs de la civilisation ?
2– Maintenir la situation en l’état par une multiplication des efforts collectifs. Outre que cela suppose une non dégradation de la situation macro-économique globale, une réaction sociale forte des surnuméraires soit par la violence puisqu’ils ne constituent pas un groupe organisé à l’image du mouvement ouvrier de l’époque industrielle, soit par contamination du corps social où prend naissance cette désaffiliation. Regardons par exemple la réaction de la jeunesse au CIP. Le mouvement social de décembre 1995 a, lui aussi, posé en filigrane le lien entre le refus des inclus et celui des exclus, d’autant plus significatif qu’il était animé par la partie des salariés aux statuts les moins précaires. Significatif aussi pour ce lien nouveau entre insiders et outsiders le conflit des traminots marseillais.
3– Acceptant la perte de centralité du travail et du salariat, tentatives de compensations et d’échappatoires et d’alternatives, centrées sur le développement de "l’activité" à la place du "travail". Il s’agit soit des gisements d’emploi auprès des personnes (risque de néo-domesticité ), soit des nouveaux emplois et nouvelles activités générées par la révolution technologique en cours (avec un effet de compensation globalement positif ou négatif ?), en prenant en compte une évolution sociale où l’identité et la dignité des êtres sociaux se fait de moins en moins par rapport au travail. Cette perspective demeure qu’une conjecture assez vague : les 2/3 des RMIstes demandent avant tout un emploi et la majorité écrasante des jeunes refusent les stages qui ne débouchent pas sur un "véritable travail" ! Tout ce discours peut faire indirectement le lit d’une société duale. De ce point de vue le SMIC n’est pas qu’un salaire garantissant un minimum décent mais aussi sociologiquement "une barrière" ouvrant sur "un niveau" pour parler comme Edmond Goblot. A partir du SMIC s’ouvre certes une gamme extrêmement diversifiée de situations en termes de revenus, de considérations et d’intérêt mais ces situations sont essentiellement comparables sous le régime du salariat. Pourquoi ne pas en faire une référence minimale indépassable en termes de rémunération et de statut pour toutes les situations d’emploi nouvelles que nous crée et nous créera de plus en plus la société post-industrielle ?
4– Ménager une redistribution des ressources rares qui proviennent du travail socialement utile car il n’existe pas à ce jour d’alternative crédible et socialement acceptable et supportable à la société salariale.
Le travail demeurant, et pour longtemps, un moyen d’intégration sociale dominant, au sens de Durkheim c’est à dire permettant une solidarité dans l’interdépendance, l’option la plus rigoureuse serait que tous les "sociétaux" conservent un lien étroit avec le travail socialement utile et les prérogatives qui y sont associées ; car le travail demeure le principal fondement de la citoyenneté dans sa dimension économique et sociale indissociable de ses fondements politiques ; le travail salarié statutaire a arraché l’individu aux sujétions et aux tutelles, assurant la conjonction des sphères privées et publiques dans un système d’interdépendances qui a formé les relations sociales dans lesquelles nous vivons et auxquelles la majorité des citoyens semble tenir même si elle ne suffisent pas à répondre à leurs aspirations profondes.
La "société salariale", c’est
non point le consensus mais la régulation des conflits,
non point l’égalité des conditions mais la comparabilité des différences,
non point la justice sociale mais le contrôle et la réduction de l’arbitraire des riches et des puissants,
non point le gouvernement de tous mais la représentation de tous les intérêts et leur mise en débat sur la scène publique.
En tout cas ceux qui veulent agir pour l’égalité, la justice sociale et le gouvernement de tous savent que les conditions de leur action collective seront bien compromises si cet héritage est bradé.
Comment le préserver sans combattre pour la réduction du temps de travail dans une autre organisation du travail au service des travailleurs ?
Et Castel de conclure son ouvrage en remarquant que la montée du salariat depuis l’indignité jusqu’à la dignité se recoupe avec la montée de l’individualisme comme phénomène anthropologique global ; il oppose à l’individualisme négatif qui s’obtient par soustraction des collectifs d’appartenance que provoque l’actuelle déréliction du travail et qui donc se décline en terme de manque, la défense d’un individualisme positif fondé sur un contrat d’obligations mutuelles entre des individus conscients de leur interdépendance. Les politiques sociales ont le choix entre le "servage paroissial" (K. Polanyi) moderne des stratégies d’insertion ou la reformulation d’une articulation entre l’individu et le collectif à travers l’élaboration (qui ne se fera pas sans conflits majeurs) d’un nouveau statut social intégrateur. Ce qui exige un retour de la volonté politique pour une action de l’Etat, indispensable réducteur d’incertitudes en ces temps de flottement, un Etat stratège accompagnant ces transformations et ces tensions mais aussi un Etat protecteur car il n’y a pas de cohésion sociale sans protection sociale.
Certains ont pu lui reprocher cette réhabilitation de l’Etat au nom de la primeur du mouvement social et de l’auto-organistion. Le procés nous paraît inutile tant les deux processus nous semblent intimement liés. Que l’Etat social ne batte pas en retraite au profit du marché ou du patronage charitable et maintienne en l’adaptant sa mission protectrice, et les énergies solidaires des citoyens ne manqueront pas de se remettre en mouvement.
Au terme de cette petite revue de la littérature en vogue dans les sciences sociales sur l’évolution du travail —et parmi les ouvrages nous avons été amené à faire des choix parfois arbitraires—, il nous a semblé finalement impossible d’analyser le travail séparément du capital et de son évolution.
septembre 1996
BIBLIOGRAPHIE sommaire :
Robert Castel : Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995
Commissariat au plan (Rapporteur J.Boissonat) : Le travail dans vingt ans, éd. Odile Jacob, 1995
Centre des Jeunes Dirigeants : Construire le travail de demain, éd. d’Organisation, 1995
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Jean Marc Ferry : L’allocation universelle, éd. du Cerf, 1995
André Gorz : Métamorphoses du travail. Quête de sens, éd. Galilée, 1988
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Jean-Louis Laville (sous la direction de) : Cohésion sociale et emploi, Desclée de Brouwer, 1994
Dominique Méda : Le travail, une valeur en voie de disparition, éd. Aubier, 1995
Bernard Perret & Guy Roustang : L’économie contre la société, Seuil, 1993
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Jacques Robin : Quand le travail quitte la société industrielle, Grit éditeur, 1994
Problèmes économiques, n° 9 : Travail ou activité ?, revue éditée par la Documentation française, oct. 96
Jeremy Rifkin : La fin du travail, La Découverte, 1996.