Jean-Marc Ferry

Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale

dans Vers un revenu minimum inconditionnel ?, in Revue du Mauss, 1996, n°7, p. 115-134.

 

Les notions de "revenu de base" ou d’ "allocation universelle" ou de "revenu de citoyenneté" se prêtent à des interprétations différentes. Pratiquement, restent entièrement ouvertes les questions telles que le montant de cette allocation, son degré d’inconditionnalité, c’est-à-dire son extension à un cercle plus ou moins large d’ayants-droit, également, son financement ainsi que sa fonction de substitution à certaines prestations sociales sélectives existantes. Plus fondamentalement, sa définition commande aussi la situation qu’elle occuperait au regard des différents types de droits fondamentaux, civils, politiques ou sociaux, droits-libertés, droits-créances ou droits de participation. On peut même se demander si cette distinction classique reste pertinente pour situer un tel droit inconditionnel au revenu. Cependant, l’intérêt ne se limite pas aux considérations systématiques touchant à la typologie des droits fondamentaux. Des aspects empiriques, liés au contexte sociopolitique, méritent d’être pris en compte, si l’on veut justifier un revenu de citoyenneté au regard des nombreuses objections auxquelles se heurte son idée. Nous connaissons à peu près la ligne de contre-argumentation qui sous-tend le verdict négatif :

En France, il semble que la discussion externe se soit fermée sur cette ligne frontale aux tentatives d’approfondissement réflexif et aux arguments fins. Il serait dommage de figer à ce stade les prises de position au lieu de clarifier les problèmes. C’est pourquoi j’aimerais ici contribuer à une ouverture. Pour cela, je propose d’abord, une élucidation sémantique, partant de la définition que j’avais retenue dans mon livre pour l’idée d’une Allocation universelle conçue comme Revenu de citoyenneté1 ; ensuite, un approfondissement philosophique par rapport au droit au travail, parce qu’il m’a notamment été reproché de vouloir remplacer le droit au travail par un droit au revenu ; enfin, une justification politique et sociologique qui prendra au sérieux cette objection la plus en pointe : un droit inconditionnel au revenu aboutirait à dissocier l’économique du social, c’est-à-dire à laisser pour compte les problèmes d’exclusion, d’insertion, de socialisation et d’intégration sociale. C’est sur ce fond de problématisation que j’aborderai alors la notion également problématique, pour moi, importante, d’un "secteur quaternaire" d’activités "autonomes" ou "personnelles". En reliant l’idée d’un revenu de citoyenneté aux nouvelles données contextuelles de la participation politique et de l’intégration sociale à l’échelle de l’Union européenne, j’espère lui donner par là un ancrage substantiel, propre à lever une partie des craintes, réticences et malentendus.

 

1.

L’Allocation universelle ou Revenu de citoyenneté : explicitation du concept

 

Définition : revenu social primaire distribué égalitairement de façon inconditionnelle à tous les citoyens majeurs de la communauté politique de référence.

 

Explicitations :

a.- "communauté politique de référence" : je pense au cadre de l’Union européenne. Ce cadre me paraît justifié sous des considérations techniques, mais aussi économiques et politiques.

a.1. Sous l’aspect technique, le cadre de l’Union se recommanderait pour amortir les impacts inflationnistes d’une création monétaire nette. Il est considéré ici sous l’aspect de l’Union monétaire requise pour atténuer la "contrainte extérieure" liée à la pluralité des monnaies nationales dans le grand marché. Je présuppose corrélativement un système bancaire européen intégré au moins au niveau des banques centrales nationales (SEBC2), avec une coordination-concertation étroite pour la régulation de la masse monétaire en circulation.

a.2. Sous l’aspect économique, l’Union se recommande pour coordonner les politiques nationales de relance concertée de la demande des ménages au niveau européen, notamment afin de soutenir les grands projets d’investissements en perspective – par exemple, les équipements domestiques et la demande de services, qui sont nécessaires à l’impulsion et l’accompagnements économiques d’une mise en place de ladite "société de l’information3".

a.3. Sous l’aspect politique, l’instauration européenne d’une Allocation universelle, c’est-à-dire d’un Revenu de citoyenneté européenne se recommande aussi d’un point de vue conjoncturel, même si ce n’est pas là l’essentiel. Après Maastricht, les enjeux et la portée politiques de la construction européenne sont apparus presque brutalement, ainsi que le contraste entre, d’une part, ce caractère politique des enjeux de la ratification du traité de l’Union européenne (que François Mitterand avait même présenté à la nation française comme une véritable Constitution !) et, d’autre part, l’insuffisance du projet politique européen. Les thèmes du "déficit démocratique" et de la "bureaucratie bruxelloise" sont des symptômes d’un déficit politique de l’idée communautaire. Dans ce contexte, des projets substantiellement mobilisateurs se recommandent – en particulier pour donner de la chair ou du corps, non seulement à l’Europe sociale, mais aussi à l’idée de citoyenneté européenne elle-même.

Après les rumeurs orchestrées de reprise économique, en 1995, on craint à nouveau le tassement. La crise sociale est devenue patente, conflictuelle, et les "critères de Maastricht" deviennent la cible des accusations. Pour parer au spectre d’un devenir explosif de l’ "euroscepticisme", l’accent mis, en fonction du "processus d’Essen" et de ses cinq priorités4, par des officiels de la Commission sur le volet des politiques structurelles de l’emploi (plutôt que sur les disciplines d’équilibres macro-économiques) demeure pathétique. L’idée européenne risque bien d’être emportée par une crise sociale de motivations, laquelle est politiquement entretenue par la dogmatique officielle du retour aux équilibres, de la désinflation compétitive, du culte de la productivité, du désengagement des États, du démembrement du service public, avec son scénario unique de stratégie de lutte pour l’emploi, et son cortège conventionnel de solutions "équilibrées".

À l’exigence de relégitimation politique par un projet européen substantiellement mobilisateur s’ajoute celle d’une base homogène, simple, lisible, harmonieuse de protection sociale universelle au sein de l’Union. Étant donné la relative disparité et la réelle complexité des législations sociales nationales, l’instauration d’une Allocation universelle comme Revenu de citoyenneté européenne répondrait à la fois aux considérations de relégitimation politique de l’Union et d’harmonisation de la base d’une Europe sociale encore abstraite.

Cela me conduit à expliciter une autre expression de ma définition initiale, où il est question des destinataires d’une Allocation universelle.

 

b.- "citoyens majeurs". Les bénéficiaires de l’Allocation universelle seraient tous les citoyens majeurs de l’Union, du moment qu’ils ne sont pas frappés d’incapacité légale.

b.1. La majorité est la première conditionnalité qui, pratiquement, exclut que les allocations familiales soient retirées aux familles comptant des enfants mineurs5. En revanche, les parents ne recevraient plus d’allocations familiales pour leurs enfants majeurs. Ici, l’Allocation universelle apparaît comme un attribut substantiel de la capacité juridique et de l’autonomie sociale et économique. En cela elle se rattache aux droits civiques fondamentaux.

b.2. Ce rattachement de l’Allocation universelle aux droits civiques autant qu’aux droits sociaux se renforce avec la conditionnalité la plus importante : être citoyen de la communauté politique, nationale ou supranationale, où se trouverait ouvert un tel droit au revenu. Les résidents permanents étrangers ne bénéficieraient pas de l’Allocation universelle, mais relèveraient des régimes sociaux que nous connaissons aujourd’hui (et qui peuvent aussi être rationalisés et améliorés), tout comme il est admis que ces résidents bénéficient des droits civils et des droits sociaux dont jouissent les citoyens du pays d’accueil, mais non pas des droits civiques de ce pays, ou alors, ils deviennent citoyens de la communauté d’accueil.

Cette condition n’est égoïste, voire injuste qu’en apparence. Elle pousserait surtout à clarifier la situation des résidents permanents étrangers, en révisant notamment les conditions de leur accès à la citoyenneté6. À ce sujet, l’article 8E. du traité de l’Union européenne s’en tient à une définition limitative, positiviste, voire nationaliste de la citoyenneté européenne : est citoyen européen tout ressortissant d’un État-membre. C’est une question en suspens, qui fait l’objet de réflexions en cours, de savoir si un individu pourrait accéder à la citoyenneté européenne directement, c’est-à-dire sans passer par la nationalité d’un pays-membre, et par quelles voies. On entreverrait alors un concept postnational de citoyenneté, et non pas un emboîtement supranationaliste7. Quoi qu’il en soit, la condition de citoyenneté européenne éviterait une ruée vers l’Union, qui serait motivée par les avantages de l’Allocation universelle. Elle éviterait en particulier la course à un marché noir des contrats de travail fictifs (car pour être résident, il faut un contrat de travail), ainsi que l’instrumentalisation sauvage d’une communauté politique socialement développée, avec le risque de rejet xénophobe qui en résulterait immanquablement.

À cette considération conséquentialiste j’ajoute une considération de principe : l’idée d’un "contrat civique" a été avancée par Pierre Rosanvallon pour justifier une procéduralisation contractuelle de certaines prestations d’aide sociale, par exemple, en France, du RMI. Cela confère peut-être un sens plus philosophique à des recommandations qui, par ailleurs, résultent des points d’Essen, et visent à accroître la conditionnalité de l’aide sociale, en s’assurant des dispositions des ayants-droit à trouver rapidement une insertion professionnelle ou, à défaut, à s’inscrire sérieusement pour une formation en vue d’un emploi – ce qui, sur un plan politique, insinuerait un mixte plutôt déplaisant entre l’État-providence et l’État-gendarme. Cependant, l’idée du "contrat civique" assortit cette conditionnalité d’une signification à prétention morale. D’un côté, elle constitue une médiation symbolique appréciable, mais, d’un autre côté, elle se heurte à l’objection selon laquelle on ne peut en appeler au "civisme" qu’auprès de personnes qui, soit, sont déjà des citoyens, soit, ont de bonnes perspectives de le devenir. Un vrai "contrat civique" part, en revanche, de l’idée que l’Allocation universelle est un droit inconditionnel du citoyen, et cela parce que (et dans la mesure où) il est citoyen au moins en puissance, de sorte que l’autorité publique, mais aussi l’ensemble des cosociétaires soient en droit d’attendre de lui ce que l’on nomme le civisme. La symbolique du "contrat civique" dont on prétend à tort assortir des prestations sociales ordinaires (comme le RMI en France) n’est en droit rien de plus mais aussi rien de moins qu’une façon d’actualiser et d’activer substantiellement la symbolique du Contrat social au sens républicain, c’est-à-dire la symbolique de la citoyenneté. C’est alors au pouvoir politique, non à l’individu démuni, de prendre ici ses responsabilités : ou bien on n’exige pas du non-citoyen qu’il honore un "contrat civique", ou bien on en fait statutairement un citoyen. Le reste n’est qu’intimidation morale. On en imagine aisément les effets pervers de rancune, de ressentiment, de tricherie et d’instrumentalisme accru à l’égard de l’État social, soit tout le contraire de ce que l’on prétend rechercher.

 

J’en viens, à présent, aux aspects de justice distributive.

c.- "revenu social primaire distribué égalitairement de façon inconditionnelle".

c.1. L’inconditionnalité s’entend ici, on le voit, sous une double limitation, s’il faut, pour bénéficier de l’Allocation universelle, réunir les deux conditions de majorité et de citoyenneté (ainsi que celle de capacité juridique).

c.2. Ces réserves étant faites, l’ayant-droit peut, cependant, aussi bien être un riche banquier qu’un sans abri, une femme au foyer ou un instituteur, un étudiant ou un retraité, etc. : la distribution se présente comme égalitaire. L’objection qui vient à l’esprit est alors qu’une telle disposition serait injuste. En effet, nous pensons que les avantages sociaux doivent prioritairement, voire exclusivement, être destinés à ceux qui ont besoin d’aide. Et l’on admet de plus que cette aide doit être définie sélectivement, sous des conditions précises de situations qui commanderont la nature et le montant de l’aide. Tel est l’esprit de l’État social, en tant qu’État-providence.

Maintenant, on peut considérer, après John Rawls, qu’une distribution peut se faire au bénéfice de tous, y compris des riches, du moment qu’elle profite aux plus désavantagés, sans accroître au-delà des contraintes d’efficacité socio-économique l’écart entre les revenus élevés et les revenus bas. C’est une position "libérale de gauche" que revendique Rawls, et qui s’appuie pour partie sur le fait que, contrairement aux idées reçues, le revenu global n’est pas (comme d’ailleurs le travail-emploi) un "gâteau" que l’on puisse partager égalitairement, sans qu’une telle égalisation se paie d’une diminution du "gâteau" en question : la façon dont on partage le "gâteau" influe au contraire sur la taille de celui-ci, et un partage strictement égalisateur des conditions nuirait de façon nette aux plus défavorisés. Pour justifier cela du point de vue de la théorie économique, les arguments keynésiens (l’effet multiplicateur de la dépense et le processus cumulatif d’expansion lié à une augmentation de la demande globale) peuvent aussi bien servir que les arguments parétiens d’optimalité repris du côté libéral dans une perspective micro-économique (l’incitation à gagner davantage en travaillant plus ou en innovant bien et l’aiguillon méritocratique de sanctions économiques immanentes des performances différentielles). De fait, l’Allocation universelle, distribuée égalitairement à tous les ayants-droit, resserrerait peu l’éventail des revenus, du moins dans une situation où l’effet redistributif de l’État social reste encore puissant. Elle le resserrerait davantage si elle était distribuée de façon inégalitaire, au bénéfice des pauvres. D’un autre côté une redistribution trop égalisatrice, c’est-à-dire très inégalitaire au bénéfice des plus défavorisés pourrait, suivant l’argument économique, nuire à ces derniers.

Cependant, ce n’est pas sur cet argument que je m’appuie pour justifier que, au départ, l’Allocation universelle soit distribuée de façon strictement égalitaire (donc, faiblement égalisatrice ou redistributrice) à tous les ayants-droit. Je me range à l’idée commune selon laquelle il serait de toute façon injuste que le riche banquier dispose, au titre de l’Allocation universelle ou Revenu de citoyenneté, d’un montant de revenu égal à celui du sans abri. Dans ce cas, on peut se demander pourquoi on verserait un même montant mensuel (par exemple, 3000 FF. en valeur constante à l’horizon 2010) au riche banquier et au sans abri.

L’Allocation universelle est par elle-même peu redistributive. Mais elle s’appuie cependant sur la redistributivité préexistante de nos systèmes fiscaux, et singulièrement, sur la progressivité de l’impôt sur le revenu des personnes physiques.

En effet, telle que je la conçois comme revenu social primaire, l’Allocation universelle entre de ce fait dans la composition du revenu brut, donc du revenu éventuellement imposable. Si le système fiscal préexistant est fortement redistributif ; si l’IRPP est fortement progressif, alors le riche banquier se voit prélever la plus grande partie de l’Allocation universelle, tandis que le sans abri en aura la disposition intégrale. Si l’abattement à la base reste supérieur au montant de l’Allocation universelle et si, par exemple, les tranches supérieures sont prélevées à 70%, alors celui qui n’a d’autres ressources que l’Allocation universelle conservera ses 3000 FF. mensuels, tandis que le détenteur de revenu élevé n’en aura plus que 900 FF. Il y a donc une redistribution automatiquement réalisée par la progressivité de l’impôt sur le revenu.

Cette considération liée au montant du Revenu de citoyenneté ne touche pas seulement aux questions de justice distributive. On ne saurait se désintéresser des aspects proprement financiers. J’aimerais à ce sujet risquer une digression qui, bien qu’il s’agisse plutôt d’un rappel, me paraît utile pour préciser des aspects techniques importants, en espérant aussi que ces hypothèses puissent être mises à l’étude.

 

Digression sur le coût financier global.

Pour que l’Allocation universelle ne soit pas simplement "symbolique" (ce qu’elle pourrait être en tant que revenu de citoyenneté), mais afin qu’elle soit également consistante, dans des limites réalistes, en tant que revenu d’existence, son versement global aux ayants-droit devrait, ainsi que je l’avais suggéré8, représenter environ 15% des PNB. C’est là un montant considérable, si l’on songe que, dans l’Union européenne, en moyenne, 27,5% du PIB sont consacrés aux dépenses de protection sociale. Dans ces 27,5%, nombres ronds, 45% sont mobilisés par les dépenses de vieillesse-survie, 7% par les prestations de maternité-famille, 9% pour le chômage et la promotion de l’emploi, 25% pour la maladie, 10% pour l’invalidité les accidents du travail et maladies professionnelles, et 4% pour le logement et divers. Cependant, la progression sur quinze ans des indemnités de chômage est de très loin la plus forte, par rapport à celle des autres prestations sociales9. Si l’on considère alors le fait que, dans l’Union, le chômage de longue durée (plus d’un an) représente entre 30 et 60% du chômage total dans les pays-membres, on aperçoit que le coût financier apparent de l’Allocation universelle pourrait, hélas, être assez rapidement amorti par la substitution qu’elle permettrait d’effectuer sur certaines prestations sociales, dont, pour partie, les indemnités de chômage de longue durée. En période de récession, l’Allocation universelle a des effets positifs sur l’activité, qui combattraient les effets négatifs du chômage pesant sur les budgets sociaux ou publics. On sait, en effet, que le système actuel, surtout en France, n’est rationnel que dans le contexte d’une croissance soutenue et d’un taux d’activité satisfaisant, ce qui correspondait à la période des "Trente Glorieuses". Mais en période de stagnation ou de récession, les budgets sociaux sont sollicités de façon, pour ainsi dire, perverse : les cotisations diminuent tandis que les prestations doivent augmenter. Cependant, le montant financier brut correspondant au versement global de l’Allocation universelle est relativement constant, car il est neutre par rapport aux variations de l’activité économique (il ne varie qu’en fonction de la structure démographique). Il s’ensuit que les augmentations de dépenses sociales liées directement au chômage de longue durée seraient amorties à raison de la substitution (partielle) de l’Allocation universelle aux indemnités correspondantes.

Pourraient aussi être révisés en baisse ou supprimés la part des allocations familiales qui était versée pour les enfants majeurs, l’aide sociale, le minimum vieillesse, l’allocation de salaire unique, l’allocation de logement, les bourses d’études, le RMI, les subventions directes aux agricultures, les indemnités de formation, certains remboursements de soins de santé (quitte à étendre la solidarité pour les soins vitaux, la prévention justifiée et les handicaps structurels) – étant entendu qu’il ne s’agit pas de préconiser des coupes sombres inconsidérées dans les dépenses sociales, mais de faciliter des économies sur une base de réévaluation des cas de couverture obligatoire. Si l’on ajoute à cela que l’Allocation universelle s’autofinancerait pour la partie qui résulte d’une augmentation induite des recettes fiscales directes et indirectes (dont elle accroîtrait la base), le coût financier net d’une telle disposition est bien inférieur à son coût brut apparent. Ce pourrait même être une opération blanche, voire "rentable" pour les Finances publiques et les Caisses de budgets sociaux.

Au chapitre du coût financier net, il n’y a pas seulement les déductions liées à la part d’autofinancement fiscal ni seulement le remplacement possible d’une partie des prestations sélectives (dont le calcul reste à faire, avec des scénarios comparatifs) : il y a aussi les économies induites par réduction des coûts administratifs de fonctionnement. Il conviendrait, à cet égard, de mesurer ce que représenterait la rationalisation-simplification opérée par l’Allocation universelle, par rapport au système actuel des prestations sélectives, avec la constitution et l’actualisation des dossiers, le contrôle des situations prétendues et leur suivi, les qualifications spéciales des agents, les démarches, courriers, recours gracieux, hiérarchiques ou juridictionnels, etc.

Il y a enfin tout ce qui entre dans une réduction éventuelle des coûts sociaux liés à la précarité économique, à l’exclusion sociale, à la détresse morale, à la démotivation, avec l’impact que l’on imagine mal sur les dépenses de santé, de pharmacie, de police et de justice, d’aide sociale, d’assistance publique, de médiation, de tutelle, d’insertion, de soutien psychologique. Même si de tels coûts pouvaient être chiffrés, on ne saurait sans plus affirmer par avance que l’Allocation universelle les réduirait plutôt qu’elle ne les accroîtrait. Ce serait faire l’impasse sur tout un débat de fond relatif aux impacts sociaux de l’Allocation universelle.

 

Pour terminer ce premier grand point sur l’explicitation du concept, je ferai deux remarques.

On a pu constater récemment en France à quel point les tentatives de refonte du système de protection sociale se heurtent à des résistances. C’est ma première remarque. Les arguments de rationalité ne suffisent pas à légitimer une action qui touche aux droits sociaux acquis, même si les décisions sont prises selon les procédures démocratiques conventionnelles, comme le vote parlementaire. Tout ce qui peut ressembler à un démantèlement de l’État social est refusé par la population, même quand l’opinion publique officielle, médias et classe politique, opposition comprise, plus des mobilisations d’intellectuels, est favorable aux réformes. Même si le gouvernement français avait largement "consulté" les représentants divers, ainsi qu’il le soutient ; même s’il avait avec lui les intellectuels et les journalistes dans leur majorité, il n’a pas directement et publiquement affronté le débat avec les intéressés de base, qui ne sont, il est vrai, "contactables" qu’en tant que grand public indifférencié, dépourvu de représentation spécifique, et qui, dans l’espace public "réellement existant", ne constitue que le "parterre" anonyme du spectacle médiatique. Le gouvernement n’a pas vu ou pas pu tirer les conséquences pratiques du fait que, aujourd’hui, les normes ayant des conséquences politiques ne sont légitimes que si elles rencontrent l’assentiment des intéressés en tant que participants d’une discussion pratique. Les normes politiques ne sont plus suffisamment légitimes pour avoir été adoptées suivant les procédures légales. L’action politique régulative, sans porter par là atteinte aux principes fondamentaux de l’État de droit, ne peut toutefois plus épouser le schéma conventionnel de la règle générale qui, adoptée selon les procédures légales, s’applique directement et sans problème aux cas particuliers. Contrairement à ce qu’affirmait Max Weber à propos des sociétés modernes, la légitimité politique ne consiste plus simplement dans la croyance en la légalité. La procédure qui, aujourd’hui, posséderait une force légitimante n’est plus simplement ni suffisamment la procédure dite (par Weber) "rationnelle-légale", mais la procédure de discussion elle-même, qui doit s’étendre à tout le cercle des intéressés. La décision suspend la discussion, mais cette dernière peut toujours reprendre ses demandes de justification, lors de l’application et au su des conséquences et effets secondaires constatés ou rendus prévisibles. Désormais toute norme politique, quel que soit son statut juridique : loi ou règlement, possède en fait le statut politique de ces actes administratifs dont on a pu dire qu’ils sont "en perpétuel procès et en éventuel devenir".

En outre, le gouvernement français n’a pas vu ou pas su tirer les conséquences du fait que le principe de discussion n’est lui-même pas suffisant ; qu’il demeure lui-même une procédure fragile (bien qu’elle le soit moins que les procédures conventionnelles), tant qu’il n’est pas assorti du principe de publicité. Il y va de la transparence publique des débats préparatoires. Sans cette publicité, les accords valent peu, les bons arguments ne lient que sur le moment, et les citoyens sont exclus de la participation. Les débats politiques doivent donc être publics, y compris les débats préparatoires (beaucoup moins techniques ou ésotériques qu’on imagine). Tant que leur mise en publicité n’est pas sérieuse ; tant qu’elle ne vise stratégiquement qu’à mettre une opinion de son côté, mais sans perspective de révision ou de retrait de ce qui est soumis à débat, c’est alors le principe de discussion qui se trouve contredit dans ses présupposés : car on ne discute pas une mesure présentée comme intangible. La résistance des gouvernants, à cet égard – et ce n’est pas l’apanage de la droite – consiste à justifier le refus d’assentiment public en faisant valoir que leur faute est d’avoir insuffisamment ou mal "expliqué" (vieux topos de la dogmatique mitterrandienne) – comme si l’explication valait discussion, et comme si le principe de publicité politique était essentiellement pédagogique ; comme si les citoyens, qui sont le vrai souverain de droit, pouvaient par leurs représentants être régulièrement traités comme des mineurs.

 

J’en viens à ma deuxième remarque. Force est d’admettre que, surtout en France, l’instauration de l’Allocation universelle est assignée à une obligation presque décourageante : devoir mobiliser une latitude politique énorme. Même s’il s’agissait d’une opération blanche sur le plan des finances publiques, elle supposerait un déplacement impressionnant (en France) des masses financières, ce qui irait toutefois dans le sens d’une tendance amorcée à asseoir de plus en plus la solidarité sur la fiscalité, plutôt que sur les cotisations sociales10. Mais surtout, à supposer même que les gouvernants ne commettent pas de maladresses procédurales ; en admettant, donc, qu’ils s’ouvrent à la discussion pratique sans avoir arrêté une décision avant la mise en débat public, et en favorisant un "vidage" satisfaisant de l’argumentation contradictoire – même alors, la décision constituerait presque une révolution. Si pacifique soit-elle, une révolution est politiquement risquée. Il y a de toute façon un temps à respecter. La question monte seulement dans le débat libre, intellectuel, mais ne peut, en France, à l’heure actuelle, être engagée dans un processus, même discursif et public, de décision politique. En effet, il faudrait déjà que les citoyens soient en mesure d’examiner et d’apprécier en quoi et pourquoi une telle mesure n’est pas destinée à démanteler l’État social, mais à le stabiliser et à en accroître la puissance d’intégration.

C’est pourquoi je voudrais maintenant, comme je l’avais annoncé, approfondir l’idée d’Allocation universelle en rapport avec la question du droit au travail. Je tenterai d’y faire valoir la perspective d’où le droit au travail peut être regardé autrement que comme une créance sur l’État, sans pour autant valoir comme une simple liberté négative de refus ou d’acceptation d’emplois offerts, mais bien aussi comme une liberté positive de participer à la définition du poste et de déterminer même sa propre activité. J’en problématiserai ensuite certaines implications, en dégageant des perspectives pour une "économie sociale" entendue au sens large. C’est là que j’introduirai l’idée d’un secteur quaternaire d’activités.

 

2.

Allocation universelle et droit au travail.

 

Je pars du reproche que l’on adresse couramment à l’Allocation universelle :

 

1) vouloir remplacer le droit au travail par un droit inconditionnel au revenu ;

2) renoncer, ce faisant, à lutter pour la défense et le renforcement du droit au travail ;

3) se désintéresser, par conséquent, des exigences d’intégration sociale, puisque le travail-emploi est encore la meilleure "machine de socialisation" que l’on connaisse.

 

C’est à la lumière de cette critique – en gros, celle de Pierre Rosanvallon – que prend son sens l’objection selon laquelle l’Allocation universelle introduirait une "disjonction du social et de l’économique".

J’aimerais reprendre cette question en partant d’une réflexion sur le droit au travail.

a.- Ordinairement, on assimile aujourd’hui de façon implicite le droit au travail à ce que l’on appelait jadis un "droit-créance". C’est-à-dire que tout individu d’âge actif a droit de trouver à s’employer. Implicitement, on considère alors que l’État a le devoir de créer les conditions du plein emploi. Il s’ensuit que, politiquement, on considère que seul est acceptable le chômage dit "frictionnel", chômage conjoncturel lié aux mutations et adaptations nécessaires, mais qu’un chômage "structurel", ou de longue durée, s’il est trop important, vient au passif du bilan d’une action gouvernementale.

Contre cela on sait que les gouvernements ont l’habitude d’invoquer la conjoncture mondiale. Mais ce discours n’est socialement accepté que si une reprise est en vue. Ou alors il faut engager des aménagements structurels. D’où, aujourd’hui, le thème du partage du travail, ou encore, les recommandations de la Commission européenne en vue d’une double action structurelle sur le marché du travail : formation professionnelle du côté de l’offre de travail ; flexibilisation du temps de travail du côté de l’offre d’emploi.

Ici, le droit au travail renvoie au paradigme de l’État-providence, et cela, même lorsque les stratégies politiques, en particulier macro-économiques, sont ouvertement favorables aux orientations néo-libérales d’un désengagement de l’État, d’une orthodoxie des équilibres budgétaires et extérieures, d’une stabilité des prix assortie d’une réduction ou d’une contention des coûts salariaux, soit l’idéologie monétariste tempérée à l’européenne par l’économie sociale de marché.

Par " État-providence " j’entends ici un système dans lequel l’État est lié par des engagements sociaux illimités ou, si l’on préfère, par une dette infinie à l’égard des ayants-droit de la société. Ce n’est pas la même chose, dans mon esprit, que l’État social, lequel renvoie à l’idée d’un système ayant pu stabiliser des mécanismes de protection sociale efficaces, en assurant notamment les besoins correspondants comme droits fondamentaux de la deuxième génération (les droits économiques et sociaux). De ce point de vue, l’État-providence serait comme une idéologie de l’État social. Il peut entrer en crise en tant que tel, sans que cela signifie la fin de l’État social.

Précisément, ce qui est entré en crise, c’est la conception du droit au travail comme droit-créance, c’est-à-dire comme obligation pour l’État d’assurer un emploi à tous sur la durée, et d’indemniser ceux qui sont privés d’emploi momentanément. Bien entendu, dès le départ historique de cette conception, on avait pu faire remarquer que l’État prenait des engagements qu’il ne pouvait par principe pas garantir, à moins, comme disait Tocqueville, de s’engager sur la voie du communisme.

En réalité, l’opinion des citoyens, pour autant qu’on puisse la jauger, n’est pas si intransigeante sur le droit au travail interprété comme droit-créance. Il se peut même qu’on en vienne à se dire que la raison commande le renoncement pur et simple à une revendication qui ne peut être satisfaite que sous des conditions de ressources, et partant, de croissance forte. On ne saurait demander l’impossible. La conséquence est qu’on risque de faire le deuil du droit au travail en général, et simplement pour l’avoir interprété sous l’idée d’un droit-créance, dans la perspective de l’État-providence.

L’automatisation de la production, la mondialisation des échanges, la délocalisation des activités, les mutations qualitatives de la demande sur le marché du travail, l’inadaptation chronique de l’offre à la demande sur ce marché, les aspirations aux loisirs confrontées aux contraintes de compétitivité, le déclassement de l’échelle nationale de décision et la mise en place de superstructures supranationales d’édiction de normes – tout cela fait perdre prise à la revendication sociale traditionnelle sur le droit au travail. Car, même si l’on retrouvait en Europe une croissance forte de la production, on tournerait sans doute sur un volant de 10% de chômage dont la plus grande part serait de longue durée, sans parler du taux réel d’inoccupation liée à l’absence d’emploi, au non-emploi non comptabilisé comme chômage, ainsi qu’aux évolutions démographiques. Tant que le droit au travail reste conçu dans la perspective d’un droit-créance opposable à l’État, tandis que ses conditions économiques de satisfaction sont aujourd’hui en voie de disparition, on se prépare une situation de rupture du dialogue social : crispation sur le droit social, d’un côté ; rigidification sur la réalité économique, de l’autre. Et l’État, que ce soient les États nationaux ou les instances communautaires, est politiquement délégitimé, c’est-à-dire, aussi, déstabilisé.

 

b.- D’un autre côté, le droit au travail n’a pas toujours été considéré comme un droit-créance, en référence à l’idéologie de l’État-providence. Le droit au travail a également et initialement été pensé aussi comme un droit-liberté. C’est la liberté du contrat de travail, le travail formellement libre au sens de Karl Marx, que l’on distingue alors des formes de travail forcé, esclavage dans le mode de production antique, servage dans le mode de production féodale – sans oublier la forme que Marx n’avait sans doute pas prévue : celle du travail obligatoire dans les régimes totalitaires, et celle du travail dirigé dans le mode de production soviétique, où les individus ne pouvaient pas choisir, même formellement, leur destin social. Par rapport à ces formes autoritaires, le droit au travail réfère à l’État libéral plutôt, spécifiquement, qu’à l’État social. Idéologiquement, il renvoie à l’État-gendarme et non à l’État providence. L’État garantit la liberté du contrat de travail, c’est-à-dire une égalité formelle des individus sur le marché. L’individu y est libre de refuser du travail ; il est même libre de refuser tout emploi offert sur le marché ; et c’est précisément cette subsomption libérale du droit au travail sous l’idée d’un droit-liberté, qui a pu faire dire aux économistes marginalistes ou néo-libéraux qu’il n’y avait pas de chômage involontaire, une idée que l’on aimerait bien réaccréditer, aujourd’hui, dans certains milieux, en invoquant pour cela l’exemple des États-Unis, système socialement déprotégé et économiquement flexible, où il y a effectivement moins de chômage qu’en Europe.

La liberté ici présupposée est cependant une liberté négative. C’est la liberté qui résulte de la protection légale des individus contre la contrainte d’autres individus ou de groupes, ou de l’État. Elle a été nommée formelle, du côté marxiste, et stigmatisée comme telle dans les communautarismes d’hier et d’aujourd’hui, parce que, notamment, elle n’est pas la liberté positive de travailler si on le veut, et encore moins de s’épanouir dans un travail de son choix.

De fait, la situation réelle sur le marché est asymétrique entre offreur et demandeur d’emploi. L’offre de travail a, en effet, une puissance positive inférieure à celle de l’offre d’emploi ; accepter une offre de travail a beaucoup plus de chances de succès que se porter sur une offre d’emploi ; le "oui" à une offre d’emploi n’a pas les mêmes chances de satisfaction que le "oui" de l’employeur à une offre de travail. Du côté du demandeur d’emploi, la vraie liberté est donc beaucoup plus de dire non à telle offre d’emploi que de trouver un emploi correspondant à son offre de travail. C’est pourquoi, dans le langage ordinaire, non pas celui des économistes, on parle plus naturellement de demandeur d’emploi que d’offreur de travail. Il est vrai qu’il y a des offres d’emploi non satisfaites. Mais cette insatisfaction n’a pas la même signification pour la liberté positive que l’insatisfaction des demandes d’emploi.

Donc, comme droit-liberté, il semble que le droit au travail consacre seulement la liberté de dire non à l’emploi offert.

 

c.- Mais il y a place, dans la conception du droit au travail, pour l’idée d’une liberté positive. C’est l’idée d’une situation où le demandeur d’emploi serait en position sérieuse d’offreur de travail. C’est sur cette voie étroite, ne renvoyant conceptuellement ni aux dettes sociales infinies de l’État-providence ni au libre contrat individuel surveillé par l’État-gendarme, que le sens et la valeur du droit au travail pourraient être activés et actualisés dans la perspective de l’Allocation universelle.

À l’appui de cela je vois deux raisons principales dont la deuxième, plus prospective, nous conduit à l’idée d’un secteur quaternaire d’activités.

 

c.1. L’Allocation universelle pourrait faire connaître le droit au travail, non pas comme une hypocrisie de l’État social mais comme une liberté de choisir son activité et de contribuer à la définition de l’utilité sociale ou socialement reconnue des activités (une liberté positive, par conséquent). Face à l’étau classique : soumission au marché, d’un côté, assistance de l’État, de l’autre, l’Allocation universelle assied, en effet, l’autonomie substantielle des individus. Grâce à un droit inconditionnel au revenu, ceux-ci renforceraient par là même leur position pour la négociation du contrat de travail, c’est-à-dire leur action face au marché, tandis que, face à l’État, ils n’auraient plus à se plier aux conditions particulières d’obtention de subsidiations sociales.

Pourquoi cela ? Parce qu’ils n’auraient plus au même degré le couteau sous la gorge. En quoi l’Allocation universelle renforcerait-elle la position des individus pour la négociation du contrat de travail ? En leur permettant de sortir de la simple logique oui/non, acceptation ou refus des postes offerts à profils préalablement définis sans concertation et sans négociation avec l’intéressé (sauf dans les cas de cadres de haut niveau). C’est ainsi une façon de développer une logique du marché, mais dans le bon sens : celui de la négociation.

 

c.2. La deuxième raison qui autorise à penser que l’Allocation universelle pourrait renforcer la liberté positive du droit au travail tient à ce que le revenu de cette allocation permet d’accroître la prise de risque économique, du fait qu’elle diminue le risque social lié à la précarité. Là, il ne s’agit plus seulement de renforcer la liberté de négociation sur le marché de l’emploi. Il s’agit plutôt de susciter une liberté de définition et de réalisation d’activités dont l’utilité sociale serait, à la limite, seulement en procès incertain de reconnaissance.

Contrairement aux préjugés sceptiques plus ou moins élitaires, la grande masse des individus désire travailler, désire s’insérer socialement, désire être acceptée et reconnue par la communauté. Seulement, la structure et le nombre des offres du marché sont limités. Cette limitation du marché de l’emploi n’est pas seulement quantitative ("Il n’y a pas de travail !") ; elle est aussi qualitative : il existe un gouffre, un abîme entre ce que les jeunes gens, spontanément, désireraient faire dans le monde social et ce qui leur est proposé. Ils doivent se plier à des profils de poste définis en fonction de besoins de qualification sélectifs, de plus en plus déconnectés des contextes culturels, tandis que cette définition du "socialement utile" est largement le monopole des groupes privés et de la puissance publique. Mais les individus n’ont pas part à la définition de l’utilité sociale des activités économiques.

L’Allocation universelle arracherait aux monopoles de fait une partie de leur pouvoir de définition, quant à la valeur ou l’utilité sociale. C’est là une des conditions les plus importantes de l’autonomie substantielle des individus dans le monde social d’aujourd’hui.

Qu’une telle liberté positive puisse connaître un commencement d’effectuation, cela présupposerait une transformation du paysage social. Comment peut-on l’envisager, non pas en brossant une utopie, qui, au sens ordinaire, n’est qu’un tableau où se projettent les aspirations, mais en en recherchant les conditions au regard des contextes actuels, dans des dispositions qui, même si elles n’ont pas vu le jour, seraient en prise avec la réalité ? C’est ce que je voudrais à présent esquisser sous le thème d’un secteur quaternaire d’activités personnelles et autonomes. Pour plus de clarté, je développerai ce thème en deux temps : d’abord, une entrée un peu fonctionnaliste tenant compte des contraintes de système ; ensuite, un engagement plus personnel dans l’appréhension du vécu de la crise.

 

3.

Idée d’un secteur quaternaire d’activités personnelles autonomes.

 

D’abord, un concept un peu froid, fonctionnel. Cette stratégie d’entrée est dictée par le souci de rendre l’idée visible d’un point de vue systématique. Ce n’est qu’ensuite que j’entrerai dans des considérations plus proches du monde vécu.

Pour être riche d’emplois, ce que je nomme "secteur quaternaire" doit consister logiquement en activités non-mécanisables. Le "défi" du développement, de la "troisième révolution industrielle" (qui, d’ailleurs, touche principalement les services), de la "mondialisation", de la concurrence internationale implique que l’on "rationalise" les trois secteurs d’activités, en automatisant considérablement la production des biens et les prestations de services dans ces trois secteurs. Même si les investissements dans la robotique, la bureautique, la télématique, l’informatique, la micro-électronique, la génétique, la technobiologie, le câble, la fibre optique, la compression numérique, le logiciel, la télévision interactive, le multimédia, la téléphonie sans fil et toutes les technologies d’avenir produisent, comme on dit, des externalités de création d’emplois, nous pouvons cependant compter sur une sélection de plus en plus drastique des ressources humaines11. Ce n’est pas que les investissements dans les technologies nouvelles ne soient pas une vraie priorité. Mais nous avons les meilleures raisons de soupçonner qu’une croissance tirée en avant par ces productions de pointe, toujours organisées dans un "vaste partenariat international", seront, quantitativement, beaucoup moins demandeuses ou pourvoyeuses d’emplois, notamment en Europe, que l’étaient naguère les grands investissements industriels pour les réseaux de transports routiers ou ferroviaires et pour les biens de consommation durables. En outre, nous pouvons prévoir que les profils de compétences ou qualifications demandées par le système de la grande production seront beaucoup plus pointus, et que les formations requises seront de plus en plus déconnectées des intérêts spontanément formés dans le monde vécu suivant la logique plus naturelle des orientations reliées aux valeurs culturelles et représentations sociales. Entre une activité professionnelle prédéfinie sur des critères opérationnels pour le système économique, d’un côté, et, de l’autre, les activités déployées à titre personnel pour l’enrichissement de la vie, la divergence sera sans doute accrue, et avec elle, la schizoïdie des individus. On peut alors appeler "économie mondiale" tout ce qui est entraîné dans cette mouvance du système de la grande production – y compris lorsque les risques de départ sont pris, comme il se doit, par les PME. Grandes pourvoyeuses d’emplois dans l’Union européenne12, les PME ont une durée de vie assez courte, et leur précarité réagit évidemment sur l’emploi, le chômage, la mise à pied et les besoins de recyclage.

À côté de l’économie mondiale, il y a tout un monde hétéroclite, dont une partie consiste dans les activités locales et une autre est en déréliction. C’est le monde des exclus, mais aussi des économies végétatives ou précaires ou parallèles ou souterraines. Ce monde ne peut même plus constituer une réserve au sens où l’on parlait jadis de l’ "armée de réserve des travailleurs", c’est-à-dire à l’époque où les critères de qualification n’étaient pas exigeants. À terme, ce qui se profile avec la déconnexion progressive de l’économie mondiale par rapport au monde social, ce n’est plus un monde à proprement parler, mais une zone. C’est cette zone qu’il faudrait alors structurer pour que l’on puisse parler d’un monde social recouvrant lui-même une "économie sociale".

Par "économie sociale", je n’entends pas ici spécifiquement une économie dont les activités seraient tournées vers la réinsertion sociale, l’assistance, le soutien, la tutelle, la médiation et tout ce qui se développe dans lesdites "structures intermédiaires", mais, plus généralement et plus largement, j’entends ici par "économie sociale" en opposition à "économie mondiale" une économie reposant sur des activités socialisantes, une économie qui, par conséquent, reste intégrée aux sociétés civiles.

"Secteur quaternaire" est l’expression (à connotation un peu technocratique) qui, provisoirement, désigne une telle économie sociale au sens large.

Pourquoi "secteur quaternaire" ? Afin de suggérer l’idée d’un débouché d’activités pour les exclus à venir en nombre de la grande production. De plus, historiquement, le secteur secondaire, alimenté par l’exode rural, a, comme on sait, libéré la pléthore humaine du secteur primaire ; il s’est lui-même ensuite dégagé largement dans le secteur tertiaire des services ; ce dernier est à présent pléthorique. Il n’y a pas de raison évidente pour que la réalité s’arrête au nombre trois.

Cependant, l’image suscitée par l’expression "secteur quaternaire" est trompeuse, dans la mesure où elle évoque une simple superposition. Le secteur quaternaire joue (suivant son concept) un rôle de secteur d’accueil pour les exclus des trois autres secteurs – à condition, encore une fois, que les activités qu’il organise ne soient pas vulnérables aux procès de mécanisation-rationalisation ; que, donc, il s’appuie sur des activités personnelles en ce sens et que, de plus, l’utilité de ces activités soit reconnue socialement et sanctionnée économiquement. En cela, il ne s’agira pas non plus d’un secteur protégé, non exposé à la sanction des marchés. Cependant, ces marchés seraient ajustés à l’échelle de l’économie sociale et, comme on le verra, plus tolérants à l’égard des échecs. C’est-à-dire que ces marchés seraient plus centrés sur les besoins matériels, mais aussi, esthétiques, pédagogiques, psychologiques, sociaux, culturels, scientifiques, expressifs de l’environnement proche. Cette orientation va d’ailleurs dans le sens de certaines recommandations de la Commission européenne en matière d’aide aux initiatives locales et régionales pour les activités liées directement à l’environnement. Maintenant, l’environnement au sens de l’écologie n’est ici qu’un aspect partiel. Ou alors, on entend le mot "écologie" au sens large d’une science ou d’un art de l’habitat, et partant, de la cohabitation, une écologie qui touche autant aux rapports des hommes entre eux qu’aux rapports des hommes à la nature.

Pour revenir sur l’ambiguïté de l’expression "secteur quaternaire", tel que je le conçois, celui-ci ne se superpose pas aux autres secteurs d’activités : primaire, secondaire, tertiaire. Sa définition, en effet, ne suit pas des critères matériels avant tout – par exemple, de nouveaux types de produits. Il peut organiser d’ailleurs des activités de services, renvoyant au secteur tertiaire (bien que l’on tende à distinguer le petit commerce du secteur tertiaire), ou encore des activités industrielles qui ressortissent au secteur secondaire (mais l’artisanat reste comptabilisé en-dehors), ou encore des activités agricoles, sylvicoles, aquacoles qui entrent dans le secteur primaire. La définition du secteur quaternaire suit plutôt des critères formels. Il peut s’agir de produits agricoles, artisanaux, industriels, ou encore de services. Ce qui compte, c’est que ces activités puissent être regardées comme des activités personnelles et autonomes.

 

a.- Activités personnelles. La production porte, dans ce cas, la marque individuelle de son auteur. Le producteur est auteur. À ce titre, les activités personnelles, quaternaires, peuvent être aussi bien manuelles que relationnelles (communicationnelles) qu’intellectuelles.

a.1. Manuelles, c’est-à-dire artisanales ou artistiques.

a.2. Relationnelles : activités de soutien, d’assistance, d’animation, de surveillance, de tutelle, de médiation, dans différents domaines (sociaux, pédagogiques, sportifs, psychologiques, culturels, judiciaires).

a.3. Intellectuelles, dans les domaines scientifiques, techniques, littéraires, esthétiques, l’expertise, le conseil, l’innovation, l’invention, la création symbolique, la recherche, la critique, l’édition.

Sous tous ces aspects : manuel, relationnel, intellectuel, les activités quaternaires sont dites personnelles, dans la mesure où les productions, prestations ou offres en général auxquelles elles donnent lieu sont imprégnées par la conception d’une personne singulière (ou de plusieurs personnes en concertation). Personnel ne veut pas dire individuel ou solipsiste. Les activités peuvent être personnelles au sens décrit ici, tout en étant collectives, du moment que leurs produits ne renvoient pas (comme c’était, par exemple, le cas de l’organisation scientifique du travail, marquée par une division technique des tâches et une standardisation des produits) à un mode de production marqué par des atteintes au caractère d’auteurs des producteurs. Si, au contraire, ce caractère peut être restitué dans des activités socialement demandées (des deux côtés), alors ces offres ou produits peuvent apparaître comme des médiums économiques de la reconnaissance sociale. Ici, le marché a une signification sociale et même éthique, pour cette raison.

 

b.- Activités autonomes. Cela ne signifie pas que les activités quaternaires soient "indépendantes" au sens classique des artisans, commerçants et professions libérales. Elles peuvent, par exemple, être organisées aussi sous un régime de salariat. Cela signifie plutôt que les agents de ces activités en sont en même temps les auteurs. Mais, à présent, ce caractère d’auteur est envisagé comme l’indice spécifique du caractère autonome, plutôt que personnel, des activités. Les deux caractéristiques sont étroitement liées. Mais, à présent, on met l’accent sur le fait que les producteurs-auteurs ont la maîtrise d’un processus signifiant. Cela veut dire que de telles activités contribuent idéalement à la réalisation d’un choix de vie, et que leurs profils ne sont pas prédéfinis par des agences extérieures, étrangères aux sujets de ces activités.

 

Ces deux critères formels : le caractère personnel et le caractère autonome des activités quaternaires sont, encore une fois, fortement reliés entre eux de l’intérieur. J’y vois une condition très importante de la remotivation sociale des individus, surtout chez les jeunes. C’est aussi un facteur de recomposition socio-économique sur la voie d’une réconciliation partielle de l’économie et de la société.

Ce point m’amène à dépasser le concept fonctionnel pour entrer à présent dans des considérations plus proches du vécu de la crise et de l’exclusion, tel que, du moins, l’accès en est permis sur une base d’intuitions, perceptions ou intellections qui ne sauraient avoir l’autorité de constatations scientifiques. Ces considérations risquées doivent par conséquent assumer une grande part de subjectivité. Je les développe sous un titre à part, en liaison avec les aspects de la socialisation et de l’intégration sociale.

 

4.

Secteur quaternaire, socialisation, intégration sociale.

 

À la suite de la parution de mon livre sur l’Allocation universelle, j’ai reçu un grand nombre de lettres (relativement au volume que je reçois d’habitude), et qui émanent de milieux très divers, parfois modestes. J’ai reçu notamment une lettre d’une jeune femme Rmiste, longue lettre qui exposait en détails la situation de mensonge obligé et d’angoisse dans laquelle elle était plongée. Cette personne m’y faisait part aussi, très simplement, des horizons que lui ouvrirait l’Allocation universelle, en formant des vœux pour que cette idée soit entendue et comprise pour ce que, à ses yeux, elle est : non comme une "utopie", ainsi qu’on manque rarement de le dire dans les médias, mais comme une perspective de bon sens et de raison. Cette jeune femme expliquait en particulier qu’étant maquilleuse de son état, les agences pour l’emploi s’entêtaient à l’étiqueter comme esthéticienne (ce qui est sans rapport), et qu’une Allocation universelle lui permettrait de réaliser le désir qu’elle nourrissait de longue date : approfondir ses études de langue anglaise et de littérature anglaise pour faire des traductions de romans. La façon dont elle en parlait attestait sa passion. Elle m’expliquait par ailleurs que son compagnon cesserait, quant à lui, d’être ballotté de chantier en chantier, avec une précarité extrême qui le tenait au bord de la petite délinquance, et qu’ils pourraient enfin avoir ensemble une vie digne d’être vécue.

C’est en lisant cette lettre que j’ai réalisé l’ampleur de l’effet inhibiteur des aides sociales sélectives et conditionnelles : ni les indemnités de chômage ni le RMI ne peuvent, par principe, pour des raisons psychologiques élémentaires, être conciliés avec un engagement actif de volonté d’insertion ou de réinsertion. C’est en lisant cette lettre et en entendant d’autres témoignages semblables que j’ai aussi le mieux réalisé l’énorme refoulé du désir social des gens, l’incroyable répression que ce que l’on nomme "réalité" fait peser sur les perspectives de réalisation de soi et d’épanouissement personnel, engendrant une véritable anorexie sociale, ainsi qu’une crispation bien compréhensible sur le droit au travail comme droit-créance. Que l’on ne m’oppose alors pas que les chômeurs et les sans-emploi sont les premiers à être attachés aux formes salariales traditionnelles ! Les victimes sociales n’ont évidemment pas d’autre perspective de sortie de la détresse et de l’isolement ; trouver un emploi est pour elles la seule articulation politiquement entendue et socialement admise. C’est pourquoi, sans même y croire, ces exclus réclameront toujours un emploi. Mais à travers cet attachement parle aussi le désespoir. S’il est vrai que la démotivation sociale va de pair avec la démoralisation politique, le désintérêt pour la chose publique, thème développé dans la "classe publique" (celle qui accède à la publicité), est un mythe que dément aussitôt la réactivation de perspectives sociales.

C’est en écoutant sortir ces témoignages directs et personnels de la détresse sociale anonyme que j’ai senti se confirmer concrètement le lien, qu’auparavant je n’avais qu’entrevu formellement, entre l’instauration d’un Revenu de citoyenneté inconditionnel et l’émergence d’un secteur d’activités socialisantes, idéalement épanouissantes, mais dont l’utilité sociale reste peu visible et peu crédible, pour ne pas dire plus, faute d’être relayée par la sanction économique. La créativité personnelle réprimée, la capacité méconnue d’innovation sociale venues d’en-bas, ce ne sont pas là des mythes romantiques plus ou moins populistes. C’est un pari qui s’appuie sur des intuitions du monde vécu, intuitions que le discours peine à élaborer publiquement. C’est comme si nous véhiculions entre nous une idée de la réalité, qui, systématiquement, bloque certaines perceptions ou intellections du possible (là est le beau sens du mot "utopie" face au "dogmatisme de l’onticité" !), de sorte que, face à cette situation d’autocensure, on n’a guère d’autre recours que la mobilisation, toujours risquée, des forces de l’imagination.

Imaginons alors ce qui se passerait d’abord dans les rangs de la population jeune, à commencer par celle qui n’a pas accès (en France) au RMI, soit tous les jeunes de 18 à 25 ans, s’ils disposaient d’un revenu de base leur donnant quelques moyens de tester dans le monde social des aspirations structurellement contrariées par cette "réalité" que constituent pour eux les filières imposées pour les causes de l’insertion professionnelle : composition musicale, scénarios de jeux vidéo, court-métrages, mises en scène de spectacles de quartier, expressions artistiques, reportages, artisanats, voyages, éditions de feuilles périodiques, sport, coopération, aide humanitaire, actions environnementales, écriture, engagements politiques, troupes théâtrales, études libres, métiers à l’essai, troisièmes cycles de recherche, encadrements scolaires et universitaires, entreprises économiques de petite échelle... Ce sont à chaque fois des aventures sociales qui n’ont guère droit à l’existence, parce que, dans l’état actuel de nos normes, à commencer par la sanction économique, la réalité est peu tolérante à l’égard des expériences de ce type. Beaucoup parmi nous connaissent au moins une personne qui a choisi la voie socialement héroïque d’activités de ce genre, au-delà du moratoire autorisé pour la jeunesse bourgeoise, et qui parviennent même à produire des résultats intéressants, par exemple, dans le domaine esthétique. Nous sentons que ces résultats "valent" en soi autant que les prestations d’un comptable moyen ; mais nous savons aussi que ces mêmes résultats ne valent socialement rien, comparés aux prestations du comptable moyen ; que ce dernier, normalement garanti dans son poste, aura droit aux revenus et moyens d’existence refusés à celui qui a choisi la voie socialement héroïque, cette voie que "la réalité" ne tolère pas.

Je fais l’hypothèse que l’Allocation universelle accroîtrait sensiblement, mais sous des conditions d’accompagnement politique13, la tolérance de la réalité. Le revenu que, globalement, elle formerait, à la fois soutiendrait l’initiative du côté de l’offre, et contribuerait aussi pour une part à l’émergence ou l’activation de marchés de proximité, du côté de la demande. Surtout, l’Allocation universelle autorise l’échec, c’est-à-dire la poursuite des expériences sociales, là où se teste le réalisme des aspirations personnelles. Ce sont autant de désillusions constructives qui, ici, accompagneraient les échecs : on peut à chaque fois, durant ce moratoire démocratisé, tenter autre chose.

Précisons le point de vue : il me semble que la jeunesse a besoin d’une médiation sociale objective. J’entends : un milieu intermédiaire entre la réalité plus ou moins tendue des tutelles familiales et scolaires et l’entrée directe dans la vie professionnelle dite active. L’individu s’appauvrit en se pliant aux profils de formation imposés de l’extérieur par le système économique. Sa capacité sociale s’en trouve souvent mutilée, et cela n’est pas compensé par toutes les satisfactions que peuvent procurer, par ailleurs, les succès scolaires puis professionnels. Comme on le soupçonne, l’insertion professionnelle n’est pas la seule voie possible de socialisation et d’intégration sociale. Pour la socialisation dite secondaire (postfamiliale et postscolaire) et pour l’intégration sociale des jeunes, il est possible que ce milieu intermédiaire (qu’on l’appelle "secteur quaternaire" ou autrement), milieu intermédiaire, pour faire bref, entre la famille ou l’école et l’entreprise, possède une forte puissance de socialisation. Même lorsqu’un jeune s’engage dans des activités de son choix, qui, par hypothèse, seraient parfois très solipsistes (par exemple, la composition musicale en chambre) ; même dans ce cas, on peut escompter que vient un moment où l’intéressé se sent normalement appelé à exposer ce qu’il a fait à une appréciation semi-publique. Cette exposition au regard ou à l’écoute d’autrui peut se faire timidement, d’abord, dans des cercles de confiance, jusqu’à ce que, de proche en proche, se constitue un réseau sur la base des réalisations. Même si ce réseau d’échange n’est pas commercial ; même s’il n’est, par exemple, que structuré par des communications esthétiques, des discussions, mais aussi, des confrontations de résultats, c’est déjà un pas de socialisation secondaire. C’est déjà cela la socialisation entendue ici au sens de l’individuation que réalise spécifiquement la société civile (non la famille). Ce que je décris là est pour l’intéressé une façon d’aborder souplement, à son rythme, ce que les adultes nomment réalité.

Songeons que, aujourd’hui, nos médiums conventionnels de socialisation sont en perte de puissance – qu’il s’agisse des médiums traditionnels, comme la famille, l’église ou l’armée, ou qu’il s’agisse des médiums modernes comme l’école et l’entreprise.

À mon sens, c’est le lien possible avec l’émergence d’un secteur d’activités personnelles autonomes qui confère substance et actualité à l’idée d’une Allocation universelle conçue comme Revenu de citoyenneté lui-même envisagé aussi comme revenu de base ou revenu d’existence. Un tel lien n’est pas automatique ou mécanique. Il présuppose l’accompagnement politique de mesures libératoires et d’actions structurelles, ainsi que d’informations et de débats. L’information et le débat sont extrêmement importants, afin que les expériences singulières réalisées localement puissent être communiquées socialement puis thématisées. C’est ainsi que l’Allocation universelle pourrait apparaître non seulement comme un nouveau paradigme de la répartition, mais aussi comme un instrument de recomposition sociale.

 

Notes

1. Jean-Marc Ferry, L’Allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Paris, Éd. du Cerf, coll. "Humanités", 1995.

2. Système Européen des Banques Centrales, prévu dans le Traité de l’Union Européenne.

3. À noter que d’autres grands investissements, d’utilité sociale aussi évidente, peuvent être envisagés à l’échelle européenne. Par exemple, la création d’une automobile européenne strictement urbaine (non-polluante), qui nécessiterait de grands investissements d’infrastructures (parkings périphériques, postes d’alimentation) et la réalisation d’économies d’échelle avec une rentabilité conditionnelle lointaine pour le marché mondial.

4. Présentées de façon dépouillée, voici les 5 priorités :

    1) Améliorer les perspectives d’emploi des travailleurs par la promotion des investissements dans la formation professionnelle.

    2) Augmenter l’intensité de l’emploi de croissance – en clair : flexibilité du temps de travail + gel des salaires réels + aide aux initiatives locales et régionales.

    3) Abaisser les coûts salariaux indirects.

    4) Passer d’une politique "passive" à une politique "active" sur le marché du travail – soit : accroître l’efficacité des agences pour l’emploi, et s’assurer de l’ "engagement déterminé des individus à faire de leur période de chômage une période intensive de recherche d’emploi ou de préparation pour un futur emploi".

    5) Renforcer les mesures en faveur des groupes particulièrement touchés par le chômage.

    Sous une apparence très "sociale", ces priorités reposent sur un volet macro-économique d’inspiration résolument libérale-monétariste (désinflation compétitive), que l’on tente d’ "équilibrer" (valeur centrale du politically correct européen) par un volet structurel centré sur la formation professionnelle, la flexibilisation du temps de travail, la contractualisation de l’aide sociale rendue conditionnelle, l’encouragement d’initiatives régionales et locales. La Commission insiste sur l’interdépendance absolue entre la politique macro-économique (prix, salaires, investissements productifs) et la politique structurelle sur le marché du travail.

5. Plusieurs fois, dans la presse, des recensions ont mentionné que j’entendais supprimer les allocations familiales. C’était, dans mon esprit, tout à fait hors de question. Je n’avais fait qu’évoquer la possibilité que l’Allocation universelle se substitue à une partie des allocations familiales.

6. Joël Roman me reproche d’être sibyllin à ce sujet, et d’éviter rhétoriquement la difficulté, lorsque je parle, dans mon livre, d’un "débat fort ardu" sur les conditions d’accès à la citoyenneté européenne. Il en connaît pourtant les éléments que j’ai développés par ailleurs à propos d’une identité postnationale, et ne peut de bonne foi insinuer que je craindrais d’entrer dans ce débat. Je pense simplement que c’est l’affaire de tous.

7. Je me permets à ce sujet de renvoyer à ma contribution, in : Jean-Marc Ferry, Paul Thibaud, Discussion sur l’Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1992.

8. Dans une réplique globale à une lettre ouverte d’Alain Caillé et à la critique que j’avais adressée dans L’Allocation universelle à la revue Esprit, Joël Roman prétend que je me garde bien d’indiquer un montant de l’Allocation universelle. Je n’ai pourtant cessé de prendre ce risque. Bien qu’il faille savoir être léger, je dois cette mise au point à Joël Roman et plus encore à ses lecteurs de bonne foi : d’abord, dans un article du Monde des Débats, j’avais indiqué un montant en Écus, car il s’agissait dans mon esprit d’une disposition européenne à faire valoir au-delà de l’hexagone (une incidente introduite dans mon texte sur l’initiative de la rédaction en a fâcheusement divisé par 10 la valeur exprimée en Francs français, mais le lecteur pouvait encore rectifier de lui-même) ; ensuite, dans L’Allocation universelle, j’indiquais un montant d’ "environ 15% des PNB". Je préfère parler en pourcentage du PNB, ce qui me paraît plus significatif d’un point de vue économique, même si c’est moins parlant que d’avancer un montant en chiffres absolus.

9. Sur les quatre dernières années pour lesquelles des statistiques européennes sont disponibles, entre 1989 et 1993, cette progression des indemnités de chômage fut, en France, près de quatre fois supérieure à celle des dépenses de maladie, 4,5 fois supérieur à celle des dépenses vieillesse-survie, près de 15 fois supérieure à celle des dépenses maternité-famille, et 65 fois supérieur à celle des dépenses invalidité-maladies professionnelles.

10. En France, les contributions publiques représentaient (en 1993) moins de 20% des recettes de protection sociale (contre plus de 72% pour les cotisations sociales au titres du travail salarié), alors que, au Danemark, elles représentaient à la même époque plus de 80% (contre moins de 12% de cotisations au titre du travail salarié).

11. Toute la " philosophie " de l’initiative ADAPT du Fonds Social Européen repose sur la prémisse selon laquelle "Les hiérarchies s’estompent et les chaînes de production traditionnelles cèdent la place à des équipes et des travailleurs polycompétents dans le cadre des nouvelles technologies", tandis que "Les travailleurs insuffisamment formés auront peu de chances de trouver un emploi à l’avenir". En fonction de cette prémisse, on précise que le Fonds Social Européen "apportera un soutien aux projets de pointe confrontés au double impératif de maintien et de consolidation des emplois existants ainsi que de mise en place d’un environnement propice à la création de nouveaux emplois", que "Seuls les projets faisant partie d’un vaste partenariat international bénéficieront de l’aide financière d’ADAPT" et que ADAPT "encourage les investissements là où les mutations les plus profondes menacent l’emploi et où les perspectives de création d’emplois sont les plus prometteuses".

12. Entre 1988 et 1993, les PME ont créé 3 millions d’emplois nouveaux en Europe. En 1990, le secteur privé (hors secteur primaire) comptait 15,8 millions d’entreprises et 14,7 millions de PME, dont 7 millions n’employaient pas de personnel. Cependant, les entreprises comptant plus de 500 personnes étaient à peine 13000. (Source : Observatoire européen des PME).

13. Ces conditions sont déjà balisées, dans une certaine optique, par le Fonds Social Européen de la Commission. Là, il ne faut pas craindre de libéraliser, notamment, tout ce qui touche aux conditions de formation des sociétés à but lucratif, ainsi qu’aux interventions de la fiscalité et de la parafiscalité. Du point de vue des prélèvements fiscaux et sociaux, on pourrait risquer une sanctuarisation relative des activités quaternaires naissantes, tant que celles-ci peuvent être considérées comme un test d’utilité sociale en procès de reconnaissance. Il est important de libérer les initiatives risquées des pressions fiscales, charges sociales et contraintes administratives. C’est l’aspect négatif ou libéral. Cela n’empêche évidemment pas un accompagnement social actif, renvoyant à des actions spécifiques d’encouragement.

 

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