Il n'y a rien de nouveau dans la réfutation du libéralisme
depuis son émergence et ce qui étonnait déjà
Polanyi c'était la disparition pure et simple des critiques du libéralisme
pendant toute une période de folie boursière et de baisse
des prix. "La grande transformation" écrit en 1944, désigne
pour Polanyi la fin du libéralisme au profit d'un Etat-providence
keynésien qui allait dominer effectivement l'après-guerre
pendant les trente glorieuses. Hayek était complètement déconsidéré
à cette époque avant que le retour de la dépression
ne consacre à nouveau la domination libérale comme pensée
unique (TINA, There Is No Alternative). C'est donc plutôt cyclique
et on peut comprendre qu'en période de dépression, c'est-à-dire
de déflation relative, l'efficacité du marché semble
s'imposer "au profit de tous!" puisque les prix baissent. Ce n'est plus
le cas lorsque la croissance poussant le prix des matières premières
à la hausse, l'inflation reprend. A ce moment le partage de la croissance
permet de réduire les inégalités dans un marché
régulé et d'obtenir de nouvelles protections sociales. On
quitte alors l'économie pure pour s'intéresser plutôt
à la sociologie, aux équilibres institutionnels, aux structures
de développement.
Pour l'économie cette "équité" d'un pur jeu de règles est un idéal normalisateur plus qu'une réalité mais qui cherche à devenir réelle et prend au moins la forme d'un "Etat de droit" garantissant les contrats. Il n'y a ni sport ni marché sans arbitres et institutions mais on comprends bien la volonté de séparer l'économie ou le sport du social et du politique qui ne peuvent qu'en déranger le jeu. L'économie n'est certes pas autonome de la société ni de son environnement mais le libéralisme construit son autonomie en la réduisant à un petit nombre de principes formant un homo economicus entièrement artificiel. L'individualisme méthodologique identifie chaque personne à une petite entreprise alors qu'on a affaire individuellement à de fortes contraintes sociales plutôt qu'au calcul. Il est vrai, par contre, qu'une entreprise capitaliste n'agit que pour le profit et par calcul, c'est sa fonction. L'individualisme supposé est donc bien ici celui de personnes morales, mais au nom de quoi on voudrait soumettre la société elle-même à l'économie alors que c'est l'économie qui dépend de la société.
La réduction à un jeu de règle (le profit) et l'autonomie de l'économie (échanges d'équivalents) sont essentiels au libéralisme et sont justement la condition d'une mathématisation qui n'est pas innocente. Il suffit de se donner des contraintes comme de lier les gains au taux d'imposition et on a une courbe, appelée courbe de Laffer, qui ne repose sur aucune base mais que même un bon auteur comme Philippe Van Parijs reprend à son compte ! Les mathématiques dénoncées par les étudiants en économie sont la manifestation du caractère idéologique des modèles économiques qui ignorent le facteur humain et social mais se situent aussi dans un monde enchanté aux dimensions infinies. Albert Jacquard montre très simplement (La légende de l'avenir) qu'on ne peut mettre sur le même plan un phénomène ayant tout l'espace et le temps pour se déployer comme une onde dans un très grand lac, et les interférences multiples et imprévisibles qui se produisent dans une petite flaque d'eau. Enfin, les règles n'étant pas les mêmes selon les types de marchés, l'erreur la plus courante de ces modèles abstraits est de vouloir s'appliquer à tout, en dehors de leur champ d'origine.
Ainsi il est illusoire de se servir de la valeur-travail marxiste pour
rendre compte du marché de l'Art ou de la Bourse ou de l'informatique.
De même la théorie néoclassique rend assez bien compte
de la logique d'un marché aux poissons mais devient ignoble appliquée
au marché du travail. En plus de ces généralisations
abusives et hors contexte, une autre erreur courante, comme celle de la
"loi des débouchés" de Say, consiste à ignorer les
médiations (la monnaie), les inégalités, les séparations,
supposant réels un équilibre général ou une
valeur-travail qui sont tout au plus le terme d'un processus déséquilibré.
La réalité économique ne se réduit pas
à son idéologie. Le mensonge des études économiques,
c'est de faire croire qu'il suffit de savoir calculer alors que la vie
économique confronte plutôt aux rapports de force et aux réalités
sociales. Il ne s'agit pas de renoncer à toute forme de marché,
ou de nier que l'économie ait besoin de règles, ni que dans
un cadre donné on ne puisse calculer un modèle d'évolution
relativement fiable à court terme, mais les règles peuvent
être changées, détournées et sont souvent illusoires,
recouvrant des pesanteurs sociologiques. Nous en sommes responsables surtout
que l'autonomie prétendue de l'économie, sa négation
du social, n'est pas sans conséquences réelles dramatiques
sur la destruction de la société et de notre environnement.
On voit qu'il ne s'agit pas de ré-encastrer l'économie
dans la société, elle ne saurait s'en défaire, mais
seulement de réintroduire le social dans le discours et les politiques
économiques. Il n'y a pas d'industrie sans politique pour assurer
la combinaison de l'énergie, des machines et du travail. Il suffirait,
pour s'en convaincre, de constater l'importance de la disciplinarisation
des pauvres, leur mise au travail forcé pour voir que les forces
sociales en jeu ne se réduisent pas du tout à la liberté
des individus mais poussent plutôt aux travaux forcés.
Comme le Dieu de l'Ancien Testament, le Marché
règne, juge et condamne. La grâce existe, mystérieuse
- elle s'appelle « esprit d'entreprise » -, mais la condition
normale de l'homme est la souffrance. Le travail est sa peine - il présente
une « désutilité », traduisent les économistes
-, et la peur de la chute est permanente - l'homme doit être «
motivé », expliquent les mêmes. La chute, quand elle
se produit, est méritée et vaut toujours mieux que l'assistanat,
plaisir sans peine, donc immoral...
Cette justice immanente se motiverait de la faiblesse de notre raison,
de ses aveuglements, ses emportements, et certes, il ne faut pas les ignorer.
Hayek a cru résoudre l'impossibilité pour notre cerveau de
comprendre le monde à cause de sa complexité (il faudrait
un système plus complexe pour comprendre un système moins
complexe). Outre que la raison, bien qu'elle se tourne contre elle-même,
soit pourtant bien la preuve du contraire (on arrive à s'orienter
dans le monde qui nous englobe bien qu'on fasse des erreurs), il suffit
de faire appel à la théorie des catastrophes de René
Thom pour montrer que toute complexité se ramène, au niveau
supérieur, à une stabilité simple.
La vision du marché comme sélection des meilleurs et entropie homogénéisante est une thermodynamique sommaire contredite pas les lois du Chaos (Prigogine), les phénomènes autoréférentiels comme la Bourse ou un fleuve qui se creuse, renforçant au contraire les inégalités et les avantages concurrentiels (on ne prête qu'aux riches). Le pire est bien sûr le darwinisme social sous-jacent, sa négation explicite de la société, dite ouverte pour dénier toute totalisation, mais ne pouvant se passer pourtant de constitution. De Castoriadis à Legendre, une foule de théoriciens prouvent qu'une société est toujours instituée, dans un rapport à l'histoire qui n'est pas celui d'une évolution naturelle. Ce qui est ignoble, c'est de trouver si merveilleux le mécanisme naturel d'élimination des perdants et comme c'est soi-disant la condition de la "société ouverte", Hayek ose appeler cela coopération ! L'erreur du darwinisme social est d'ignorer justement la véritable coopération, de la meute ou de la tanière, la protection de la diversité, donc de la faiblesse pour préserver la capacité d'évolution. Enfin cette conception négative de la liberté comme "absence de coercition par un autre homme", qui ne va pas jusqu'à tirer toutes les conséquences du devoir de ne pas prendre l'autre comme moyen, refuse explicitement la conception d'Amartya Sen d'une liberté définie positivement comme pouvoir, capacité effective, où Hayek voit le début de la tyrannie!
Sa définition de l'économie comme catallaxie (Katallatein : échanger, admettre dans la communauté, faire d'un ennemi un ami) confond les échanges de dons qui relient avec l'échange marchand qui nous laisse quittes et dont la mobilité casse des rigidités sociales mais ne peut faire communauté. Un communauté introduit des fidélités, des rigidités, une conscience de soi et une capacité, comme la firme, d'apprendre. L'évolution ne se réduit plus à la sélection mais la mémoire, la culture et l'apprentissage prennent le relais : réduction de la violence et accélération de l'évolution (couveuses, pépinières d'entreprises).
Enfin, loin de se réduire à la concurrence, François Perroux, par exemple, montre que la tendance du marché est monopolistique. Pour Braudel la finance est rarement concurrentielle, le plus souvent prédatrice et aux mains de grandes familles. Enfin Bourdieu insiste sur les logiques sociales qui sont bien plus fortes que la mobilité théorique des marchés. Pour Michel Beaud, invité aux Etats Généraux belges, le capitalisme se définit par sa logique de profit et d'innovation mais aussi par "la présence de rapports de force socio-économiques extrêmement puissants et inégaux, notamment l'influence prépondérante des monopoles, ce qui revient à dire que la logique hiérarchique de l'économie-monde prévaut dans les faits sur celle, plus autonomiste du marché", cette logique de marché ne jouant qu'à la marge.
Même lorsque la logique du marché semble fonctionner selon l'échange optimal des avantages comparatifs chers à Ricardo, comme dans l'exemple célèbre du vin de Porto contre le coton anglais, il n'est pas très difficile de constater que c'est à l'avantage du plus développé malgré l'intérêt à court terme du Portugal dans cette division du travail (voir Landes). Croire que tout le monde peut gagner aux échanges est aussi naïf que le mercantilisme qui voulait utiliser le marché mondial tout en développant le plus sévère protectionnisme.
Ceci dit ne doit pas nous cacher qu'il est malgré tout productif
de laisser le maximum d'autonomie, de développer les libertés
et ne pas vouloir tout réglementer, mais ce n'est pas une raison
pour prendre la logique du profit pour la lanterne de l'humanité.
Il ne suffit pas de ne plus croire à l'économie comme
jeu abstrait, il faut bien constater le caractère insoutenable de
notre mode de production, il ne suffit pas encore d'être anti-productiviste,
il faut dire comment. Il me semble que l'approche d'Amartya Sen, dont la
Banque Mondiale emboîte timidement les pas, nous indique l'alternative
à un marché truqué par la domination des capitaux
et des monopoles, le retour au bien public et à des marchés
locaux au service de la richesse collective. La lutte contre la pauvreté
doit remplacer la croissance. Il y aura toujours des rigidités à
combattre, des marchés déséquilibrés mais pour
avoir un marché équitable, il ne faut pas tout confier aux
marchés. Comme le dit Polanyi, il ne devrait être mis sur
le marché que ce qui est produit pour le marché, et donc
ni travail, ni ressources naturelles. On est bien dans l'au-delà
du libéralisme. Ce n'est pas la fin du marché pourtant mais
le début de la liberté.