Pour une refondation sociale

Adresse au Parti Communiste Français
(24 mars 2001)
1. Le communisme ou le "marxisme", surtout français, doivent plus à Guesde et Proudhon qu'à Marx lui-même qui n'était pas "marxiste". Notamment la théorie de l'exploitation courante est celle de Proudhon dans "La philosophie de la misère" si sévèrement critiquée par Marx, comme s'il suffisait de supprimer la plus-value et d'échanger "travail contre travail, service contre service". Marx montre qu'on ne peut supprimer la plus-value dès le moment qu'il y a des machines, et donc du capital. Le problème de l'exploitation est simplement que le partage de la valeur (entre valeur d'usage de la force de travail et la valeur d'échange produite) est un pur rapport de force, hors droit, entre Capital et travail. Si la lutte des classes détermine le niveau du profit, elle ne peut l'abolir et ne remet pas en cause le système capitaliste lorsqu'elle améliore la rapport travail/capital. Si Marx, dans "Salaire, prix, profit", défend les luttes salariales, c'est uniquement pour constituer le prolétariat en classe et non dans l'espoir de dépasser ainsi le capitalisme. Pour Marx, le capitalisme a un rôle historique d'augmentation de la production, son dépassement venant de la libération de la nécessité qu'il permet et non pas de la suppression de la plus-value. Il réfute explicitement l'utopie syndicale et socialiste (travailliste) "à travail égal, salaire égal" qui était déjà celle des sans-culottes et qui est la base même de l'idéologie libérale objectiviste de l'échange égal, des marchés soi-disant autonomes. La seule alternative est le dépassement de "l'économie basée sur la valeur d'échange" et du droit abstrait pour une société de l'abondance, libérée de la subordination salariale et d'une impossible mesure du travail de chacun, devenu activité libre selon la formule de Prosper Enfantin : "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins".

2. Il y a bien contradiction de l'analyse de Marx avec l'idéologie salariale des syndicats et des communistes. Pour Marx, salariat et capitalisme sont les deux faces d'un même rapport : du capital qui utilise le travail vivant pour produire du capital (profit). Ce n'est donc pas à cause des conditions indignes du prolétariat paupérisé que l'abolition du salariat était revendiqué par les syndicats révolutionnaires mais bien comme anti-capitalisme. L'amélioration du statut salarial pendant les 30 glorieuses (fordisme) ne change pas la question du dépassement du capitalisme et donc du salariat. Par contre le partage du profit, les avantages acquis, le "sursalaire" introduisent une division dans le salariat entre un salariat intégré qui protège ses privilèges et son niveau de salaire, sans remettre en cause le système ("Adieu au prolétariat" de Gorz) et une partie de plus en plus importante de précaires, de chômeurs, d'exclus de plus en plus prolétarisés qui n'ont guère de moyens d'exprimer leur révolte mais fragilisent le rapport salarial.

3. Alors que nous sommes dans l'Ere de l'automatisation et d'une société de consommation insoutenable écologiquement, société de l'abondance où la force de travail brute ne suffit plus à l'employabilité, c'est donc bien l'abolition du salariat qui est à notre portée et non pas la généralisation d'un salariat à l'ancienne qu'on voudrait protégé des licenciements (ce qui est impossible par définition du travail comme marché) ni la rectification du rapport de force travail/capital qui est justement déterminé par "l'armée de réserve" du chômage et de la pauvreté.

4. Les études historiques montrent toutes que le capitalisme s'est construit sur la répression et la mise au travail des pauvres. Les syndicats ouvriers se sont d'ailleurs justifiés, à leur naissance, selon les mêmes critères de travailleurs "loyaux", valorisant le travail et se distinguant du lumpen-prolétariat. Contrairement à ce que prétend la fondation Copernic et des gens comme Friot ou Harribey, on ne peut donc dépasser le capitalisme en continuant son oeuvre de mise au travail des pauvres et de moralisation ou de disciplinarisation des marginaux (Foucault). Le refus des syndicats, dénoncés par le mouvement des chômeurs depuis 1997 au moins, de prendre en compte les précaires est ainsi dans la plus stricte continuité avec la stratégie libérale (depuis Defoe, 1704, "Faire l'aumône n'est pas la charité") et dessert les salariés eux-mêmes justifiant toutes les dégradations du statut salarial au nom du plein emploi.

5. Toute refondation sociale, qui ne soit pas un abandon pur et simple, doit se construire ainsi sur l'extension des droits sociaux aux pauvres et précaires "au-delà de l'emploi" (Supiot), par des droits universels (au revenu, à la formation, aux soins, au logement), ce qui veut dire aussi par leur fiscalisation (malgré les frayeurs de Friot). Le problème du revenu garanti est connu : trop bas il favorise les petits boulots sous-payés, lorsqu'il est "suffisant" (4000F) il représente au contraire un revenu de résistance à des conditions inacceptables (par contre on rencontre ici l'opposition de certains smicards ne voyant pas le parti qu'ils pourraient en tirer et trouvant qu'une différence de revenu trop faible pour celui qui travaille le dévalorise ; il faudra simplement le payer plus). Une fois le chômage de nouveau indemnisé (c'est un scandale que les syndicats acceptent que les Assedic ne couvrent pas 60% des chômeurs!) et la précarité protégée de la misère on aura à la fois une amélioration de l'employabilité et un tout autre rapport de force entre salariés et patrons permettant une amélioration du ratio travail/capital. Les stratégies arc-boutées sur les conquêtes syndicales par branches, en un temps où on pouvait croire être salarié à vie, ne peuvent qu'échouer dans une époque de mobilité, le nombre de ceux qui ne sont pas couverts augmentant dramatiquement. Les syndicats devront bien sûr changer de fonction si les droits sociaux deviennent universels (la gestion paritaire n'a plus grand sens), ils devront à la fois se repolitiser (abandonner les tendances corporatistes) et s'occuper plus des relations sociales locales, des problèmes qualitatifs d'organisation etc. Il faut vraiment une refondation, tout changer pour tout conserver en s'adaptant aux évolutions réelles (aux activités autonomes, au travail immatériel) ou tout perdre petit à petit. Mais changer les syndicats, les impôts, les droits sociaux, l'idéologie enfin ne se fera pas sans heurts violents, c'est pourtant la seule solution aussi bien d'un point de vue social (devant une misère insupportable), que d'un point de vue écologiste (pour sortir du salariat et du capitalisme productiviste).

6. Tout ceci est bien insuffisant, il y aurait encore beaucoup à dire sur les conséquences (l'inflation dans un seul pays ?), les coopératives municipales, le rôle de l'assistance et des externalités (développement endogène), etc. mais peut-il y avoir vraiment dialogue entre religions, puisque c'est le niveau de ces questions sur la justice ? Il faudra attendre que ça craque de toutes part, que la masse des pauvres se fasse entendre comme force sociale, et d'abord le "cognitariat" sans doute (gens de lettres, répliques des "pauvres honteux" d'avant la Révolution), mais le précariat en tant que tel participe assez de la production désormais pour peser de tout son poids, un jour ou l'autre. Le prolétariat révolutionnaire n'est pas le salariat mais tous les perdants, les exclus, ceux qui souffrent du système ou de sa répression, tous les sans droits, sans papiers, sans revenus, sans avenir, sans plus rien à perdre (que leurs haines). 
 



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