Nous traversons une crise de civilisation, un véritable changement
d'ère. Notre mode de développement n'est ni généralisable
ni durable, et nous commençons à en payer le prix.
Le déchaînement des climats est lié en grande partie
aux actions de nos sociétés productivistes, avec les canicules
et les intempéries majeures. Ce productivisme marchand est aussi responsable
des pollutions globales, de l'abîme croissant des inégalités
sociales, économiques et culturelles, des violences de tous ordres
qui n'en sont qu'à leur prélude.
Dans trois domaines
essentiels, la survie même des sociétés humaines est
aujourd'hui en crise profonde : clui des rapports humains avec la Nature,
celui de l'économie et celui des capacités d'un "vivre-ensemble".
C'est toute la société qu'il faut gagner à un véritable changement
de cap, ce qui exige une vision claire des objectifs et des propositions
détaillées pour y parvenir. L'écologie-politique,
comme pensée globale des interdépendances et agir local préservant
l'autonomie des acteurs, nous paraît la plus apte pour sortir à la fois des impasses de l'étatisme
et du libéralisme ainsi que pour offrir une alternative à un productivisme
insoutenable.
C'est pourquoi nous lançons cet appel.
* * *
Un des meilleurs penseurs de l'écologie politique
en France, Serge Moscovici écrivait déjà en 1972 : "Nous sommes au jour d'aujourd'hui une minorité du point de vue de la réalité
et pourtant une majorité virtuelle du point de vue des idées : tout le monde
est devenu écologiste, quoique peu adhérent au mouvement écologique... Pour
progresser, l'écologie politique doit être présente dans les espaces muets
de notre société, s'y exprimer et en même temps prendre langue et nouer des
alliances avec les régionalistes, les femmes et les étudiants, etc. Laisser
pénétrer leurs idées dans l'écologie et l'écologie dans leurs idées...".
En ce début du XXIe siècle, cette perspective doit-être réactualisée
en tenant compte à la fois de l'évolution des connaissances et des actions
déjà accomplies dans la sphère de l'écologie-politique depuis trois décennies.
Nous avons besoin d'un projet d'avenir permettant le
développement humain et le sauvetage de la planète.
L'ère de l'information dans laquelle nous sommes entrés depuis plusieurs décennies, se confond en grande partie avec l'ère de l'écologie
. Elle succède à l'ère énergétique qui
a commencé avec le néolithique. Nous découvrons à
peine cette transformation considérable dont nous ne mesurons pas
encore l'inversion des valeurs, de la concurrence à la coopération,
qu'elle entraîne. Nous avons besoin d'apprendre à utiliser toutes
les potentialités de la mise en réseau et des technologies
de communication pour donner un nouveau contenu à une démocratie
qui ne peut plus se réduire à l'élection mais doit être
réinventée, en premier lieu pour les écologistes eux-mêmes.
Dès à présent il faut commencer à construire
et structurer une nouvelle économie fondée à la fois
sur les nouvelles technologies informationnelles et les nécessités
écologiques. Sans véritable alternative à la production
marchande et au gaspillage qu'elle entraîne,
ainsi qu'au productivisme responsable en grande partie des dégradations
de la planète, l'écologie ne pourra être à la
hauteur des véritables enjeux. Cette alternative doit se construire progressivement sur la durée,
en apprenant de nos échecs comme de nos réussites, mais nous
devons nous entendre d'abord sur l'objectif à atteindre. Il faut répondre
aussi aux transformations du travail qui s'est précarisé à
mesure qu'il devenait plus immatériel et basé sur les connaissances
ou les relations personnelles, sur une logique de coopération scientifique et de réseau
plutôt qu'une logique de marché comme en témoignent les "logiciels
libres".
Les données les plus récentes de l'écologie
scientifique concernant l'évolution des climats, la montée
des pollutions (en particulier leurs conséquences alimentaires et
sanitaires), l'épuisement des ressources naturelles, doivent être
approfondies. Nous devons aussi faire des propositions concernant l'éducation,
la santé, la place centrale de la culture, la conception générale
du développement durable.
L'écologie politique doit déboucher sur ce que Edgar Morin
appelle une "politique de civilisation" ouvrant les chemins de l'épanouissement
individuel en liaison avec des projets collectifs. Pour y parvenir il faudra
avancer vers l' "écologie cognitive" à laquelle se sont essayés Gregory
Bateson et Edgar Morin, ou vers une "perspective incluant les dimensions éthiques
et articulant entre elles l'ensemble des écologies scientifiques, politiques,
environnementales, sociales et mentales" que Guattari appelait de ses voeux
sous le nom d'écosophie dès 1990.
* * *
La mondialisation des échanges et des communications en même
temps que des problèmes écologiques, rend impérative
une extension internationale de l'écologie-politique, dans le respect
des diversités locales. Pour nous la dimension européenne constitue
une étape indispensable. C'est pourquoi nous proposons d'élaborer
"un projet européen de l'écologie-politique" qui tende à
subordonner l'économie aux équilibres écologiques et
sociaux, tout en développant l'autonomie des acteurs. Pour cela nous
envisageons d'associer non seulement des écologistes "verts" mais
des responsables de la société civile dans ses multiples dimensions,
ainsi que des citoyens et des intellectuels qui partagent de telles perspectives
sans être inscrits pour autant dans un parti politique organisé.
Bien entendu, ce projet est ouvert à la participation des
citoyens et des organisations des autres pays et, au premier chef, aux pays
en voie de développement. Dans ces liaisons, nous envisagerons notamment
le problème des interdépendances planétaires, de la gouvernance
mondiale, de la mondialisation du droit, de la mise en place des biens communs
de l'humanité, et la perspective éthique d'une manière
général.
Cependant l'échec retentissant du deuxième Sommet de la terre à Johannesburg,
les difficultés rencontrées par l'ONU, l'incapacité des gouvernements démocratiques
de toute obédience face à l'exclusion appellent la construction d'un réseau européen
de l'écologie-politique à la fois réaliste, quant à ce qui peut être réalisé
dans le court terme, et susceptible d'affronter la durée, les enjeux à long
terme de l'écologie.
Nous insistons sur le fait que seul le rassemblement sur un contenu largement débattu peut être fructueux.
C'est par la suite qu'il faudra envisager les structures nécessaires pour
mettre en place les chemins de transition d'un projet de société alternatif
au chaos actuel et aux menaces à venir. Il faut interpréter le monde avant
de le transformer et nous devons nous entendre avant de pouvoir convaincre
les autres.
Pour assurer l'application des décisions indispensables, il faudra
obtenir la mise en place, et au plus haut niveau, des institutions politiques
adaptées. En Europe, il est indispensable d'intégrer l'écologie politique
dans les arbitrages, dans les mécanismes de la commission européenne et de
soumettre tout grand choix politique à une réflexion et une évaluation écologiques,
ce qui conduira sans doute à la mise en place de structures institutionnelles
nouvelles dotées de moyens financiers et humains conséquents ainsi que de
capacités de sanctions. Parallèlement dans chaque pays, le
Ministère de l'Écologie devra obtenir une véritable préséance sur le Ministère
de l'Économie et des Finances. Cela ne nous dispense pas de commencer dès
maintenant à construire localement une production alternative, expérimenter
des pratiques, développer des réseaux.
Les signataires de ce projet le font suivre d'une série de propositions
concrètes "ni exhaustives ni fermées à de nouveaux apports".
* * *Jacques Robin, André Gorz, Edgar Morin, René Passet, Marie-Hélène Aubert, Corinne Lepage, Jean Zin