Le non de gauche à la constitution n'est ni un non à
l'Europe, ni un non au fait de se doter d'une constitution. C'est un non
au texte qu'on nous propose et un non à l'Europe libérale qu'on nous
impose depuis plus de 20 ans (phase dépressive du cycle de Kondratieff). Ce non
qui reste européen est possible du fait qu'on ne peut plus sortir de l'Europe ni de l'Euro.
Pour ma part, l'argument principal c'est que je ne peux pas signer un
texte qui fait de la concurrence libre et non faussée un principe
constitutionnel alors que je suis persuadé de la nécessité écologique
d'une relocalisation de l'économie (et donc d'une concurrence faussée
privilégiant les échanges de proximité et les circuits courts).
D'autre part, je trouve intéressant l'émergence du non de gauche, tout
le travail de discussion et de réappropriation citoyenne qu'il a produit
où l'on peut voir une dynamique positive qui gagne les autres pays d'Europe.
- constitution ou traité
Il y a une incompatibilité entre traité et constitution. Un traité est
un compromis alors qu'une constitution se fonde sur des principes. On
peut donc admettre que le compromis n'est pas si mauvais, étant donné le
rapport de force, tout en considérant qu'on ne peut lui donner force de
constitution. Ainsi, il est naturel d'établir par un traité une
concurrence libre et non faussée entre Etats, c'est insupportable d'en
faire un principe constitutionnel. Le sens n'est pas le même, cela
devient une négation de la politique et de la société. Il est sensible
que l'introduction du terme de constitution ait pu cabrer les oppositions
mais il a surtout fait émerger un véritable désir de constitution,
autour de quelques principes et non d'un texte illisible par tous les
citoyens alors qu'il aura force de loi jusque dans ses plus petites
considérations...
- vote sur le contenu ou sur l'Europe
Pour les partisans du oui il semble qu'on ne puisse voter sur le texte
lui-même mais seulement sur l'Europe. Dire non serait dire non à
l'Europe (voter avec les souverainistes). Dans ce cas, la question
devrait porter sur l'Europe et non sur la constitution elle-même. Il est
indéniable que beaucoup de ceux qui pensent voter non souhaitaient au
départ approuver la constitution mais ont été effrayés par telle ou
telle formulation (sur le droit à la vie pour les féministes, le droit
de travailler contre les grévistes, etc.) Etant donnée l'étendue du
texte, il fourmille d'ambiguïtés qui auront pourtant force de loi si on
le vote. Il y a donc des raisons de refuser cette constitution là pour
bénéficier d'un socle juridique plus solide, sans refuser l'Europe ni
toute constitution. Il est exact que, dans le non, il y a aussi une
condamnation de la politique européenne telle qu'elle a été conduite
jusqu'ici, sur des principes libéraux (d'un marché commun) qu'on peut
légitimement ne pas vouloir prolonger ni "graver dans le marbre". Ce
vote sanction est d'autant plus légitime que la "partie III" reprend
l'essentiel de cette politique. Ce n'est pas non plus un vote "contre
l'Europe" mais pour une autre Europe, impossible sans doute selon les
critères en vigueur, aussi impossible que de continuer ainsi dans la
dégradation du lien social.
- processus continu ou dialectique
La peur, du côté des partisans du oui, c'est l'arrêt
de la construction de l'Europe et l'isolement de la France. Mon opinion
est plutôt que les processus historiques ne sont pas
linéaires mais dialectiques et que les crises sont productrices
(certes pas sans risques). Il ne me semble pas impossible que la
position de la France en sorte renforcée, comme leader d'une
redéfinition de la construction européenne et de ses
valeurs, trouvant un écho dans tous les autres pays
européens (un peu comme la guerre contre l'Irak). Il me semble
exclu par contre que les choses en restent là (au traité
de Nice) même s'il y aura sans doute une pause dans
l'élargissement, ce qui parait plus que nécessaire. Il
faut alterner phases d'expansion et de consolidation, sinon on risque
la désagrégation. On peut dire que la façon dont
la poussée du non a été comprise comme une
opposition largement partagée à la directive Bolkestein
manifeste la correction de trajectoire qui peut être
enclenchée par la victoire du non. Il n'est pas exclu que cela
se traduise par la constitution d'un noyau dur, indispensable à
une Europe puissance mais qui serait bien plus difficile à
mettre en oeuvre si le oui l'emportait. L'hypothèse d'un "oui
offensif" défendu par la gauche officielle est beaucoup plus
problématique. Si la constitution est votée il sera
très difficile de l'améliorer alors qu'avec un refus, je
ne vois pas pourquoi "toute renégociation paraissant impossible
dans l’immédiat", plus rien ne changerait. Cela produira au
contraire un choc salutaire. Ce n'est pas un débat aussi
franco-français qu'on le dit car il a des échos dans les
autres pays (en Belgique, en Allemagne) même si chacun juge de
l'Europe sur les conséquences dans sa vie quotidienne. J'ai
été frappé à quel point les militants
belges que j'ai rencontré la semaine dernière soutenaient
vigoureusement le non français et nous considéraient
comme leurs porte-paroles.
- appropriation citoyenne
Enfin,
comme Castoriadis (dont on peut recommander le dernier livre
d'entretiens "Une société à la dérive"), je donne beaucoup
d'importance à
l'appropriation citoyenne, en opposition à la bureaucratie
bruxelloise. Avec tous ses défauts et ses archaïsme, je
vois dans l'effervescence autour du non l'espoir d'une reconquête
de la parole citoyenne, d'une repolitisation de la
société (ce qui ne va pas sans exacerber les tensions et
les divisions), un désir de politique et de reconstitution du
lien social, l'ébauche d'un authentique pouvoir constituant. Il
n'y a pas lieu de surestimer cet élan mais encore moins de
sous-estimer qu'il ait pu se manifester avec tant de
véhémence et de sérieux, à la surprise générale et
non sans confusions. Il n'aura sans doute pas de
débouché immédiat mais peut-être un peu plus
à long terme. Il y a bien un risque (modéré) de
scission à gauche mais qui pourrait être aussi une
clarification, scission d'avec le social-libéralisme, qui devra
certes se libérer ensuite des archaïsmes de la gauche
trotskiste.
Je ne prétends pas savoir ce qui se passera après, il y
aura peut-être un peu de casse mais la période de
bouleversements que nous vivons est favorable à un
réajustement des institutions, que cette constitution rate
complètement, en
quoi elle ne peut
être durable. Ce n'était qu'une première
ébauche qui doit être corrigée par l'intervention
populaire, tout un travail collectif d'expertise et de critique qu'il
faudra bien prendre en compte. On ne peut plus réduire la
démocratie à l'approbation passive des gouvernés.
Le oui peut encore gagner mais il ne
ferait que
repousser l'échéance d'une remise en cause
nécessaire, avec plus de casse cette fois sans doute. Il vaut
mieux s'arrêter et réfléchir.
Suite : Le dernier combat contre le totalitarisme du marché