De la "nouvelle économie" on ne retient que les excès
et les effets de mode, la ruée vers l'or virtuel et les spéculations
boursières des friconautes. Tout ce tapage médiatique rend
indispensable la résistance au discours publicitaire crétinisant
repris par tous les journalistes. Cela n'a pas grand chose à voir
avec la "nouvelle économie" pourtant, c'est plutôt le culte
du gagneur, du jeu et de l'argent facile, hérité de la dépression
finissante et, en fait de culte de l'innovation et du risque, nous sommes
plutôt en stage de rattrapage, d'imitation, d'apprentissage.
La croissance retrouvée fait déjà dire à certains (alors qu'il y a encore plus de 10% de chômeurs) que maintenant, celui qui veut vraiment trouver du travail en trouve ! Cela ne veut dire qu'une chose : ceux qui sont adaptés à la "société de marché", possédant les compétences requises mais surtout partageant ses "valeurs" (l'homo economicus individualiste, intéressé et superficiel), sont de plus en plus courtisés par les entreprises. Mais dans son reflux le chômage laisse apparaître des millions d'épaves[1], vies brisées par une guerre économique dont ils se croyaient protégés par la société, incapables de rentrer dans la compétition, les voilà taxés de "mentalités d'assistés" (il faut savoir se vendre, faire savoir plus que savoir faire) alors qu'ils ont souvent des compétences dont nous pourrions tirer les plus grands bénéfices.
On veut louer les vertus de la flexibilité mais en l'absence de protection contre la précarité, des millions de travailleurs ont été rendus inemployables. Quelle importance lorsque les travailleurs étaient de trop ? On rêvait de surhommes. Maintenant qu'il vont commencer à manquer, la société devra bien s'interroger sur les dégâts qu'elle a fait au nom de "l'incitation" et de la "responsabilisation" en n'indemnisant plus que 40% des chômeurs.
La nouvelle économie se manifeste surtout par l'inadaptation des statuts, des protections et des formations. Le temps de la nouveauté est donc celui d'une inadaptation douloureuse pour la plupart, d'une partie au moins de la population laissée à l'abandon, enfin du retard de la société et des institutions sur les rapports de production qui exigent une nouvelle fondation. L'enjeu n'est pas mince d'en reconnaître la réalité derrière la fumée spéculative.
1. Kairos, économie, cycles, innovation
Se poser la question de ce qu'il y a de neuf dans la "nouvelle économie"
doit mener à se poser la question du rôle de la nouveauté
dans le renouvellement du capitalisme. En effet, on peut décrire
les cycles longs en économie, appelés cycles de Kondratieff
(55 à 60 ans), comme des cycles d'innovation (Schumpeter). Dès
le moment où l'innovation est considérée comme un
phénomène cyclique, on ne peut plus dire que ce soit si neuf
que cela. Le problème devient simplement de se situer dans le nouveau
cycle, agir en phase, au moment opportun (kairos) et avec bonne
mesure. On attribue ce mot à Thalès qui avait su acheter
en temps opportun, à la basse saison, des pressoirs d'olive pour
les revendre au prix fort, au meilleur moment celui où il en manquait
partout. Simple savoir des saisons en somme.
Mais il y a nouveautés et nouveautés, certaines ruptures sont plus brutales que d'autres. On ne peut aller plus loin que son temps et il est certain qu'on a tendance à donner à l'ensemble du cycle à venir les caractéristiques de notre phase d'innovation et de mobilité alors que 60 ans c'est long. Il ne faut pas se contenter de généralités donc, mais considérer exactement les conséquences effectives d'une économie de plus en plus immatérielle. Elles ne sont pas minces et on peut dire qu'on a bien affaire à une "nouvelle économie" mais si le travail notamment en sort transformé, les lois de la spéculation, elles, n'ont pas changées depuis la banqueroute de Law, ou les excès de la "folie du rail" dans l'illusion d'une richesse purement spéculative, comme si l'histoire se répétait sans qu'on puisse en tirer enseignement.
Si les excès ne peuvent camoufler de réelles potentialités et des transformations effectives, se situer dans le cycle d'innovation permet de comprendre un grand nombre de caractéristiques de notre stuation et de relativiser les réalités présentes, y compris le dogme de l'innovation (on peut prédire aussi la fin du chômage et du libéralisme plutôt que la fin du travail et de l'État). Nous serions dans l'âge d'or de la reprise sans inflation qui caractérise les débuts de cycles d'innovation comme juste avant 1789 ou 1848. Un certain nombre de caractéristiques sont donc provisoires comme la phase innovatrice et spéculative, tout comme l'absence d'inflation qui ne durera plus longtemps. D'autres semblent plus durables et liées à la production immatérielle comme la précarité et la flexibilité.
L'organisation de la production a changée, comme à chaque nouveau cycle, et des adaptations radicales sont nécessaires qui peuvent se traduire par des révolutions politiques ou sociales. Contrairement à ce que croient les héritiers d'une dépression finissante, ce n'est pas le démantèlement de ce qui reste d'Etat et de protection sociale qui accompagnera les prochaines "30 glorieuses" mais tout au contraire un renforcement du niveau de protection et de formation pour assurer le plein emploi dans un monde où la société comme réseaux de savoirs devient le coeur de la productivité.
20 ans de croissance mondiale sont tout-à-fait crédibles économiquement, même après de très sévères corrections de l'exhubérance des marchés où les gogos seront ruinés, mais nous devons plutôt nous inquiéter des conséquences insoutenables écologiquement de cette croissance tout autant que de l'extension du secteur marchand au savoir jusqu'à nos gènes. Sous les nouvelles menaces écologiques et la nouvelle précarité qui nous prive d'avenir nous retrouvons toute la précarité de la vie naturelle dont l'économie devait soi-disant nous protéger en détruisant la nature. L'évolution et la croissance ne veulent plus rester enfermées dans les cycles naturels et la croissance devient comme une seconde nature, élan vital irrésistible dans son aveuglement, promesse de fruits toujours à venir. C'est peut-être le moment de changer de régime et de passer à une production plus écologique.
2. L'économie de marché (toyotisme, précarité)
La fin du salariat est d'ailleurs engagée (mais dans des conditions
défavorables aux personnes) par le capitalisme lui-même dans
sa dernière mutation informationnelle puisqu'il rend le salarié
précaire
tout en lui demandant d'être autonome. Il signe le passage
au travail en réseau, à la valorisation des personnes
mais apparaît dans le cadre du salariat sous la forme de ce qu'on
appelle "la dictature des marchés" dont il nous faut comprendre
la spécificité comme moment du capitalisme.
A la grande époque de la production industrielle, l'économie était orientée vers la production en chaîne, purement quantitative. C'est ce qu'on peut appeler une économie de l'offre où l'industriel organise la production et l'ensemble de la vie sociale qui peut être planifiée, les gains de productivité étant des gains d'échelle. Dans ce cadre le salariat fortement socialisé a pu obtenir un haut degré de sécurité avec ce qu'on appelle le compromis fordiste, caractéristique surtout de l'après-guerre (les 30 glorieuses) nourrissant la nostalgie salariale.
Tout le monde sait à quel point on a quitté ce monde sécurisant que certains voudraient retenir en vain. On est passé, en effet, à une économie de la demande, à ce qu'on peut appeler aussi une économie de marché. Dans un marché solvable saturé et mondialisé, la quantité ne suffit plus et les gains productifs ont été obtenus sur la qualité et l'adaptation à la demande. Ce sont le just in time, les flux tendus, la flexibilité, les plans qualités, le zéro défaut, tout ce qu'on regroupe sous le nom de toyotisme. et qui consiste à "penser à l'envers" une production organisée pour le client et non par l'industriel, à partir de la demande et non plus de l'offre.
On comprend bien que cette économie de la demande accroît la pression sur le producteur, devenant réellement une dictature des marchés (c'est le marché qui dicte sa loi) après une dérégulation se traduisant en précarité insupportable pour une part de plus en plus grande des salariés, une impossibilité de "faire des projets" et une accélération du processus productif. On peut bien parier, comme le dernier Boltanski, sur l'amélioration du système, c'est un minimum pour qu'il assure ses conditions de reproduction, c'est-à-dire qu'il soit durable. Probablement, en tout cas, on ne reviendra pas à l'état antérieur. Le chômage massif est transitoire alors que la flexibilité est plus durable dans un monde informatisé en réseaux et le salariat montre qu'il est douloureusement inadapté à cette nouvelle économie, la réduction du temps de travail n'y pourra rien (sinon favoriser la flexibilité justement).
3. La production immatérielle et la société
en réseaux
Immatériel, réseaux, externalités, valorisation
de la personne
La nouvelle économie ne se limite pas au "néo-libéralisme" et à la dérégulation mais témoigne de mutations plus fondamentales dans la production. Quelles sont en effet les caractéristiques principales de cette "nouvelle économie" de l'immatériel ? C'est un travail qui n'a plus rien de la force physique, de la "force de travail", mais se définit plutôt par sa capacité de "résolution de problèmes", de communication, d'initiative, d'expertise, de coopération et d'autonomie ; toutes choses qui ne se mesurent pas en temps de travail, pas plus que la production culturelle et artistique. La mobilisation de ces capacités se réalise sous la forme de réseaux de compétences plutôt que d'engagement continu et ce qui est rémunéré, c'est l'engagement dans un projet et non le temps passé. Soutenue par l'évolution technique la forme réseau impose son nouveau paradigme coopératif à l'époque et ce n'est guère compatible avec le salariat (stock-options d'un côté et précarité de l'autre). Enfin, en valorisant l'autonomie, on favorise le dépassement de la subordination salariale au profit de la valorisation des personnes.
Les thèmes de l'intégration, de l'exclusion témoignent bien de cette nouvelle richesse sociale : l'appartenance à un réseau social. C'est le contraire d'un marché d'objets ou du marché du travail. Ce peut être aussi le retour de toutes les féodalités mais ce qu'on ne recule pas à appeler le capital humain tend aussi vers une valorisation de la personne. Tout ce travail de formation et de facilitation, d'assistance et de relations sociales constituent, avec toutes les infrastructures publiques, ce qu'on appelle les externalités positives dont profitent largement les entreprises en terme de productivité, et qu'elles financent en partie par les prélèvements sociaux. Cet environnement positif devient un enjeu crucial des "avantages concurrentiels" des "régions qui gagnent". Si on peut dire ainsi qu'une partie de plus en plus grande de la vie est marchandisée, on peut dire aussi qu'un part de plus en plus grande est socialisée. Le rôle de l'État, loin de se réduire est de plus en plus crucial dans les performances productives par ses investissements publics.
Saisissons cette chance de la valorisation de la richesse humaine. La résorption du marché du travail dans des réseaux coopératifs peut être le signe d'une extension de l'exclusion et de la division sociale comme actuellement mais ce peut être aussi une chance de dépasser le marché concurrentiel qui nous réduit à un objet, pour revenir à la valorisation des compétences de chacun, à une véritable société d'assistance et de développement humain où c'est l'homme qu'il faut enrichir et cultiver. C'est l'enjeu d'assurer une protection et des droits personnels indépendants du travail salarié comme un revenu garanti pour tous. Ce qui est insupportable au capitalisme, ce que le capitalisme rend insupportable est aussi la voie du dépassement du capitalisme par la libération des nouvelles forces productives.
4. Composition du travail, décomposition du salariat
(misères du présent)
Par rapport à une simple "force de travail" mesurée en
temps de travail, on exige désormais de plus en plus de tout professionnalisme
cet ensemble de compétences :
L'hypocrisie de la dimension commerciale est sans doute ce que les
Français ont le plus de mal à assumer, beaucoup plus que
les Anglo-saxons dont nous ne sommes pas obligés de copier les moeurs
; mais de la différence de traitement de l'usager avec le client
nous devons retenir la considération et l'échange,
l'intéressement même. C'est d'ailleurs cette dimension d'échange,
de transaction, qui est le socle de la revendication d'un droit au travail
comme lien social. C'est aussi ce qui accuse l'inadaptation du salariat
de plus en plus assimilé à un entrepreneur (stock options),
un prestataire de service (CDD) ou un sous-traitant (flexibilité)
et se traduit par une externalisation de fonctions confiées à
des anciens cadres de l'entreprise reconvertis en profession libérale.
C'est une évolution logique, car la prise en charge de la relation
avec le client n'est pas compatible avec une menace de licenciement ou
de mutation. La clientèle d'un commercial lui appartient toujours
un peu personnellement. Les conditions dans lesquelles cela se fait sont
déplorables car dépourvues de toute protection et fortement
dépendantes financièrement. On ne peut pas pour autant regretter
l'évolution des services vers une relation totale d'échange
entre sujets plutôt qu'un simple échange d'objet à
objet.
5. La fin de la valeur-travail
Malgré qu'on en ait, on ne saurait plus nier qu'il y a bien
une contradiction, qui se manifeste par toutes sortes de symptômes,
de la valeur-travail ou du salariat avec les nouvelles formes de
la valeur. Nous assistons bien à une transformation de la valeur
où le temps de travail ne sert plus de mesure universelle. On ne
peut certes se limiter à parler de "production immatérielle"
alors qu'une partie de l'immatériel reste malgré tout physique
(saisie de données, présence physique pour la surveillance,
etc.). C'est seulement à un certain degré d'accumulation
du travail immatériel qu'il change la nature de la production en
devenant travail d'expertise ou purement relationnel. Il n'est plus mesurable
dès lors par le temps de travail. L'informatique illustre massivement
cette déconnexion de la productivité et du temps de travail.
Cette déconnexion est presque totale dans la production culturelle
(beaucoup de travail ne suffit pas à créer de la valeur).
Avec ces productions la théorie de la valeur-travail ne tient plus et cela se traduit par des tensions dans le statut salarial qui se personnalise et se responsabilise sur des objectifs et non plus sur un temps de travail effectif. Ces faits mettent en évidence que seul un travail physique ou "machinal" peut se mesurer en temps de travail, c'est pourquoi la théorie de la valeur-travail est une théorie de la "force de travail" qui doit toujours garder une composante physique. Les nouvelles forces productives immatérielles en environnement complexe mettent en oeuvre la capacité de "résolution de problèmes" qui n'a rien à voir avec une "force de travail" physique et ne se mesure pas en temps passé de même que les capacités "d'expression" dans le domaine culturel ne sont pas une simple accumulation de temps de travail (même s'il y faut du travail et du temps aussi, et même plusieurs temps qualitativement différents).
N'importe quel livre de management de la nouvelle économie doit ainsi poser concrètement le partage et la création de la valeur sur une toute autre base que le coût de production (sur le "gain de temps" ou les possibilités nouvelles), de même qu'elle doit prendre en compte la productivité de l'autonomie et de la motivation des salariés de plus en plus assimilés à des associés (dans ces domaines à Haute Valeur Ajoutée alors que la précarité s'installe pour le travail prescrit).
Comment tout cela est-il possible puisque la théorie dit que
la valeur exprime l'échangeabilité du temps de travail ?
C'est tout simplement qu'on change de processus de valorisation et que
la valeur change de sens. Ce ne devrait pas être si difficile à
comprendre puisque Marx lui-même, théoricien de la valeur-travail,
envisage explicitement que le travail ne sera plus mesuré en "temps
de travail" dans le futur.
Dans la mesure où le temps - quantum de travail - est posé par le capital comme le seul élément déterminant de la production, le travail direct pris comme principe de création des valeurs d'usage disparaît ou du moins se trouve réduit quantitativement et qualitativement à un rôle certes indispensable, mais subalterne, au regard du travail scientifique en général, de l'application technologique des sciences naturelles, et de la force productive générale issue de l'organisation sociale de l'ensemble de la production - qui apparaît comme le don naturel du travail social (bien qu'il s'agisse d'un produit historique). Le capital oeuvre ainsi à sa propre dissolution comme forme qui domine la production.
Grundisse II, p. 220-221
Il ne faut pas se servir des analyses de Marx pour faire comme si
le capitalisme était éternel avec sa fondation dans le contrat
salarial inégal au nom d'un droit de l'équivalence déconnectant
le revenu du produit. Dans le cadre d'une communauté limitée,
l'échange de travail peut se mesurer à la peine (Thomas d'Aquin,
A. Smith) mais pour le machinisme seul un temps standardisé peut
mesurer la valeur, indépendament de la peine du producteur. D'autres
rapports sociaux s'imposent dès lors que les nouvelles forces productives
immatérielles ne se mesurent plus en temps de travail et la valeur
change de sens, redevient subjective (ce sont les forces productives qui
deviennent immatérielles plus encore que les produits eux-mêmes).
La valeur ne mesure plus la peine ou le temps de travail mais la demande
effective immédiate comme dans une vente aux enchères. Il
est tout de même gênant sinon d'exclure le champ culturel du
processus de valorisation quand les biens culturels deviennent si envahissants.
Enfin, qu'il y ait des valeurs naturelles et des ressources, en dehors
du travail des hommes, c'est une des bases de l'écologie et même
des industries environnementales. On doit les penser comme des externalités
positives participant à la création de valeur même
à n'y être pas pris en compte. Il ne faut pas confondre la
valeur comme norme d'échange (coût) et la valeur d'usage qui
peut justifier son prix.
6. Externalités, avantages concurrentiels et valeur
"D'emblée ce serait le caractère communautaire de la production qui rendrait le produit général et collectif. Dès lors l'échange qui s'effectue au début de la production ne porterait plus sur des valeurs, mais sur des activités déterminées par les besoins et les buts collectifs : il impliquerait d'emblée la participation de l'individu au monde collectif des produits."
Un des symptômes du passage de la valeur-travail à une valeur plus spéculative se trouve en effet dans l'importance de plus en plus décisive des "externalités" (comme la coopération sociale, le niveau de formation, les infrastructures). Ce n'est plus une "force de travail" qui peut se mesurer en temps de travail, bien que ces externalités rentrent souvent dans la catégorie des "valeurs d'usage objectives" constituant un "gain de temps" pour la production ou pour les "coûts de transaction". C'est pourtant une valeur qui n'apparaît pas dans le processus de valorisation capitaliste et ne peut être individualisée.Grundisse I
Ce n'est plus vraiment l'entreprise capitaliste qui crée de la valeur, mais ce que Toni Négri appelle la "société-usine" où la dictature de l'entrepreneur est remplacée par la dictature du client et du banquier ou de l'actionnaire. Le statut salarial se brouille dans un marché plus ou moins rigide (partenariats) et des firmes (lieux de subordination) plus ou moins hiérarchiques, se partageant les rôles selon les coûts de transactions en jeu, dans un monde complexe où les niveaux d'informations sont dissymétriques mais où ils tendent à se rapprocher sous la forme de coopérations en réseau (plus rentable que la concurrence). Le besoin de s'intégrer au salariat devient désormais la nécessité de s'intégrer dans un réseau social.
Dès lors, plutôt que d'une simple accumulation productive on parle désormais d' "avantages concurrentiel" (des régions comme de l'entreprise) qui correspondent à une rente de situation, dans un marché orienté par la demande. Cette rente, qui se distingue de l'économie d'échelle, correspond au moment d'innovation de Schumpeter. Pour les "régions qui gagnent" comme pour les entreprises, elles consistent en savoir-faire, en réseau social plus qu'en investissements matériels et ces externalités ne sont pas comptabilisés sinon par le niveau de salaire et de prélèvements obligatoires. Marques et brevets ne sont pas comptabilisés non plus à leur valeur réelle (ni les compétences et motivation des salariés), d'où l'enjeu des droits d'auteur et brevets pour valoriser la richesse immatérielle des entreprises. La transformation en marchandises des éléments constitutifs du capital immatériel des firmes tente de le ramener progressivement au lot commun des moyens de production mais ça fuie de toutes parts et c'est insupportable quand cela veut dire breveter le vivant et le savoir.
Comme le montre Yann Moulier-Boutang, la productivité tient désormais surtout à la qualité des interfaces entre les acteurs qui interviennent dans les processus productifs (il y a de fantastiques variabilités des performances, dualisation des régions). Le rôle des externalités, des effets économiques qui ne passent pas par le marché, est croissant mais les ressources clés ne sont plus données par la nature, ce sont des constructions sociales (métropoles) et surtout le "capital humain". La firme est déjà une mobilisation des externalités dans la coopération des producteurs ou la transmission des savoirs tout autant que dans l'intensification du travail. La concentration capitalistique ne vise à rien d'autre que se procurer une rente de situation temporaire pour accaparer encore plus d'externalités positives. C'est aussi le facteur principal de concentration dans les grandes agglomérations.
Le problème posé pour la "Loi de la valeur" n'est pas que la quantité de travail devient trop faible dans la production mais plutôt que le travail direct salarié ne représente plus qu'une portion faible du travail indirect mobilisé dans la production, la productivité du travail étant fonction des "externalités positives" qui ne sont pas pris en compte directement mais seulement globalement, sous une forme qui s'apparente à une rente par l'intermédiaire des prélèvements obligatoires permettant de financer le niveau d'employabilité des populations et de favoriser les échanges en baissant les coûts de transaction (la mobilité crée de la richesse). La "valeur" elle-même, ne représente plus toujours son équivalent travail mais a toutes les apparences d'une rente encore, sans référent stable car sans mesure d'une valeur intrinsèque. L'immatériel se caractérise ici comme pure externalité (communication, affect, formation) et origine désormais de la survaleur.
La notion même d'externalité est une contestation de la valeur au nom de ses conditions extérieures, impliquant son internalisation (au moins comme rente et au niveau global). Il semble en effet, qu'en dernière instance les investissements publics productifs à long terme imposent leurs conditions de reproduction dans une valorisation plus directe de leur "capital humain", comme s'impose à tout gouvernement la stabilité sociale (rigidité des salaires) et la continuité des échanges (mais l'incertitude actuelle de la plupart des acteurs se répercute en fonds spéculatifs à court terme).
7. Les travailleurs du savoir (Revenu d'Existence et libération
du travail)
Le productivisme du capitaliste, pour qui gagner sa vie c'est gagner
du temps, est inévitable comme rationalisation de la production
et universalisation de l'échange, délivrance des dominations
locales, accumulation de forces productives jusqu'à l'automatisation
et l'informatique où le travail devient travail entièrement
social permettant la libération du temps contraint. Mais le productivisme
du capitalisme n'est pas compatible avec l'abondance, il n'y a pas de profitabilité
sans rareté, et la production ne peut s'accroître au-delà
de limites matérielles, humaines, écologiques. Le processus
de valorisation du temps de travail devrait aboutir à un temps libéré
au moment où il rencontre la limite planétaire et où
sa productivité ne dépend plus essentiellement du temps de
travail mais d'une compétence sociale (une fonction) et du savoir
accumulé.
Le savoir accumulé résulte du travail des générations passées, et c'est le savoir qui assure maintenant la plus grande partie de la production. Ce savoir hérité appartient à tous et n'est pas la propriété exclusive des entrepreneurs. Ce General Knowledge justifie ainsi le revenu universel. Il exprime que la production est devenue entièrement sociale mais ce revenu minimum doit être assez élevé car il implique la nécessité de l'entretien d'une capacité de travail équivalent à un capital social qu'il faut préserver.
Sortir du salariat, ce n'est pas supprimer le marché et bureaucratiser l'économie, c'est supprimer la concurrence entre les salaires, la notion de productivité au profit du produit lui-même qui n'est plus seulement une marchandise. Assurer un Revenu d'Existence permet, en effet, la conception d'un produit et sa commercialisation une fois qu'il est conçu. C'est particulièrement productif dans des secteurs créatifs comme les intermittents du spectacle ou l'informatique mais surtout cela constitue une protection contre la précarité, la reconnaissance de la valeur de chacun ainsi que des activités non marchandes, de la gratuité, la reconnaissance du besoin de coopération et de partage pour la reproduction de la société, le progrès du savoir et la production immatérielle. Le "marché" du freeware et du logiciel libre sont exemplaires pour démontrer que les produits gratuits sont aussi bons et parfois meilleurs que les leaders du marché, Internet introduit de multiples services gratuits même si le commerce l'envahit aussi. D'autre part, dans les professions intellectuelles, on ne peut plus distinguer entre temps de travail, de formation, d'information, de repos, de détente... C'est la différence entre la force de travail et la résolution de problèmes. Le Revenu d'Existence est aussi ce qui permet de reconnaître que la consommation est partie intégrante de la production, de la reproduction de la productivité.
8. De l'économie à l'écologie (richesse
du possible)
L'alternative écologique : société d'assistance
et droit au travail
Nous pouvons désormais préciser notre projet de développement écologique qui a bien un sens comme développement local et développement personnel. Nous ne pouvons nous réduire au revenu garanti comme solde de tout compte, même s'il est une base indispensable. C'est bien la production que nous voulons changer et passer d'une société concurrentielle à une société coopérative, de l'économie à l'écologie. De même que la formation doit être assurée à tous, de même le parcours professionnel et la formation continue doivent être assurés tout au long de la vie car c'est l'intérêt de tous de valoriser nos compétences (participant aux externalités positives). Cette nécessité de l'assistant personnel prend la forme du "coach" dans la société en réseaux. Arrivé à ce point, le droit de la personne semble acquérir un contenu concret hors de toute hiérarchie ou lignage.
Dés lors, si on ne doit pas limiter les possibilités aux activités personnelles (quaternaire), il faut reconnaître leur importance croissante et stratégique, surtout d'un point de vue écologiste (que ce soient les nouvelles formes d'artisanat, les professions libérales, les agriculteurs biologiques, les artistes, les militants politiques, les informaticiens indépendants etc). Pourtant de nombreuses barrières (comme l'Urssaf) empêchent de pratiquer des professions indépendantes en dessous d'un gain assez important, condamnant rapidement les moins productifs. C'est un statut pour ces travailleurs indépendants intermittents qu'il faudrait d'abord, la possibilité d'exercer une activité indépendante en même temps qu'une activité salariée à temps partiel ainsi que l'exonération de charges jusqu'à un niveau suffisant de ressources, et puis obtenir pour ces activités toutes les protections sociales du salariat (les scop sont une forme d'association d'indépendants qui va dans ce sens mais des régies locales seraient plus adaptées, des structures d'accueil offrant toute l'assistance nécessaire). Il ne s'agit pas de rendre chacun indépendant mais de donner un véritable choix. Il ne s'agit pas de laisser chacun se débrouiller tout seul mais au contraire de fournir toute l'assistance nécessaire, créer de nouvelles formes d'associations et d'engagement dans des projets collectifs. Il n'est pas question enfin d'interdire le salariat, qui survivra sous différentes formes avec des protections renforcées, mais de réduire sa place centrale dans la société.
C'est seulement à ces conditions qu'un revenu garanti pourra être la base d'une économie écologique, une alternative au capitalisme et pas seulement un traitement de la misère ; mais dépasser le débat sur le Revenu Social Garanti est nécessaire pour poser le véritable débat sur le droit au travail. C'est la garantie du revenu qui permet de transformer le travail en droit, en activité valorisante, et non plus en devoir douloureux ou nécessité vitale. C'est bien cette sécurité minimum qui permettrait de résister à la dégradation des conditions de travail et qui peut enfin donner sens à une autogestion autrement soumise aux mêmes contraintes productivistes que le salariat. Se pose alors le droit à l'initiative économique (capital, formation, assistance) pour lequel il faut assurer une plus grande égalité face aux privilèges de la richesse. Tout ceci se résume, juridiquement, à l'extension des droits de la personne à l'autonomie financière et à la valorisation de ses compétences. La volonté collective se porte sur le contrôle, la limitation, la compensation, l'incitation, la formation, l'assistance plutôt que dans la production. Mais, à la différence de nos sociétés dominées par le profit et la croissance, il sera possible alors de retrouver notre véritable communauté et d'imposer vraiment le contrôle et la limitation de la production sans craindre des représailles sociales. C'est seulement par l'extension des droits qu'on viendra à bout de la domination marchande et du productivisme capitaliste.
La formule de Marx qui a nourri tant d'utopies prend désormais un sens plus concret bien qu'éloigné des représentations habituelles : "De chacun selon ses capacités" signifie formation, valorisation sociale et parcours professionnel (statut), une véritable libération des forces productives individuelles. "A chacun selon ses besoins" signifie d'une part un Revenu Social Garanti mais aussi les moyens professionnels dans le cadre du développement local. Reste, ce qui n'est pas mince, à donner forme à cette assistance professionnelle en échappant au clientélisme local, à la re-féodalisation qui accompagne hélas ce recentrage sur le local et la personne. C'est un défi comparable à l'éducation nationale et qui doit nous permettre un véritable développement écologique et une consommation largement immatérielle, orientée vers la valorisation personnelle, la production de l'homme par l'homme (qui représente déjà 40% du PIB), plutôt que vers une consommation de marchandises insoutenable écologiquement.