Le mouvement pour la décroissance est d'abord le symptôme de la faillite
des Verts qui ne portent plus aucun projet et qui se sont vidés de leurs
militants écologistes en se transformant en parti d'élus à la remorque
du PS. A l'évidence, cet écologisme de gestion n'est pas à la hauteur
des défis que nous devons surmonter. Le mot d'ordre de la décroissance a
le mérite d'introduire une rupture et de regrouper un grand nombre de
militants écologistes plus ou moins radicaux. Il a surtout le mérite de
réintroduire la question écologique dans le débat public. En même
temps il a les défauts des slogans derrière lesquels ont peut tout
mettre. C'est effectivement un concept fédérateur qui arrive à regrouper
des tendances très différentes malgré un nombre limité de
militants pour l'instant.
Je ne crois pas que les altermondialistes soient vraiment séduits par la
décroissance, mot d'ordre de riches, alors qu'ils seraient plus
intéressés par la relocalisation qui en est le véritable coeur. Je suis
pour ma part assez critique sur la possibilité de faire de la
décroissance une base politique sérieuse et je déplore une dimension
moralisante beaucoup trop présente à mon goût alors qu'il s'agit
d'organisation sociale. Je suis en désaccord avec une certaine idéologie
de la décroissance donc mais je me sens très proche de Serge Latouche à
qui j'apporterais volontiers mon soutien. Simplement, je ne cherche pas
comme lui à "décoloniser notre imaginaire" car ce n'est pas notre
imaginaire qui est colonisé mais nos vies et il faudrait proposer des
alternatives matérielles plutôt que des bons sentiments, question
d'organisation collective encore, plus que d'état d'esprit.
2§ Vous considérez-vous vous même comme appartenant à ce mouvement ?
J'ai de la sympathie pour ce mouvement et je n'exclue pas de le
rejoindre mais j'ai pris jusqu'ici des positions plutôt critiques
(notamment dans un livre qui paraîtra en janvier) car j'insiste sur le
qualitatif et non pas la décroissance quantitative, je suis persuadé
qu'il faut mettre en avant un projet commun et des alternatives
concrètes en tenant compte de notre entrée dans l'ère de l'information,
qu'il ne suffit pas de décroître enfin, il faut changer de direction. Il
est évident qu'on est très proches malgré tout. Ce qui est sûr, c'est
que ce n'est pas mon slogan et pour l'instant je ne me sens pas obligé
de me lier à un parti pour apporter ma contribution à la critique
écologiste en toute indépendance. Les événements peuvent m'amener à
changer de position.
3§ A vos yeux, la décroissance est-elle un slogan ou un authentique
concept ? Peut-on dire qu'il s'agit d'un courant de pensée mature ?
Il me semble qu'il ne fait aucun doute que ce n'est qu'un slogan. C'est
même le piège de l'anti-pub qui fait mieux que la pub mais entièrement
sur son terrain ! Il est sûr que c'est efficace pour regrouper plus de
monde que d'habitude et surtout, il y avait de la demande, tous ces
écolos qui ne veulent plus des Verts. C'est donc bien un slogan qui a
permis un regroupement, ce qui est très positif mais c'est d'autant
moins un concept que Serge Latouche préfère parler d'a-croissance. C'est
le nom d'écologistes décidés à être conséquents. Il ne saurait être
question de maturité pour un mouvement naissant et très hétérogène même
si des traditions plus anciennes y sont représentés.
4§ Quels sont à vos yeux ses principaux manques aujourd'hui, et
éventuellement, quelles sont ses principales contradictions ?
Je ne sais pas si mes critiques sont légitimes mais ce qui me dérange
encore c'est une conception que j'ai trouvé souvent plus morale que
politique, culpabilisatrice plutôt que constructive. Jusqu'à maintenant
il y avait un manque total d'alternative crédible (ça s'arrange). Comme
dans tous les mouvements il y a une tendance au simplisme qui me
décourage et me rappelle d'anciens dogmatismes. Cela n'empêche pas qu'il
y a beaucoup de gens très bien. Je préfère rester à l'écart pour
l'instant mais on ne peut juger le mouvement à ses défauts de jeunesse,
qui peuvent s'améliorer, et qu'on ne saurait reprocher à un mouvement
qui a l'immense mérite de redonner à l'écologie son indispensable
radicalité face aux urgences. La question reste de savoir si ce
regroupement résistera aux nécessaires clarifications des analyses et
des projets.
5§ Que vous inspire le fait que le mouvement pour la décroissance
soit prêt à entrer sur la scène politique (candidature de Cochet aux
primaires des Verts, création par Casseurs de Pub d'un "parti pour la
décroissance", éventuelle nouvelle candidature de Pierre Rabhi à la
présidentielle) ?
Rattacher la candidature d'Yves Cochet au mouvement pour la
décroissance, c'est en avoir une définition étendue jusqu'à une fraction
des Verts, alors que la création d'un "parti pour la décroissance"
témoigne au contraire d'une incompatibilité avec le parti actuel.
Je suis très opposé à la création d'un nouveau parti écologiste qui
relève d'une mauvaise analyse de la dérive des Verts qui ne tient pas au
manque de moralité de ses dirigeants mais aux contraintes du champ
politique, à la répartition des ressources et des postes à travers des
réseaux de pouvoir. Le nouveau parti ne fera pas beaucoup mieux que les
Verts une fois qu'il aura des élus, tout en affaiblissant les
écologistes par leur division. Je suis persuadé depuis longtemps, et
après d'autres comme Guattari, qu'il faut un mouvement écologiste fort
qui pèse sur les Verts plutôt que s'en faire les concurrents. Ce n'est
pas un nouveau parti dont nous avons besoin mais d'une articulation
entre les militants écologistes et le parti qui est sensé les
représenter. Une organisation des militants pour la décroissance, oui,
un autre parti, non.
Il faudrait prendre la mesure de la perte de substance de notre
démocratie compétitive et de la comédie des pouvoirs. J'avoue que je ne
comprends pas ce goût des élections présidentielles pour des écologistes
qui n'ont rien à y faire. Ce sont bien sûr des opérations de
communication qui ont leur utilité mais c'est une bien piètre
figuration. Il serait de beaucoup plus de conséquence de gagner des
municipalités et d'y mener des politiques audacieuses de relocalisation
sans attendre le grand soir. L'alternative se construit par le bas, pas
par de beaux discours ou des présidentielles !
6§ Jugez-vous, comme tous les partisans de la décroissance, que le
développement durable est un concept "toxique" (dixit Serge Latouche
?)
oui, je partage tout-à-fait les critiques de Serge Latouche sur ce qu'on
nous vend comme développement durable et qui n'est que du vent pour
faire durer un peu plus un système destructeur. C'est vraiment une
excuse pour ne rien changer. Par contre je maintiens qu'il ne faut pas
confondre pour autant croissance (matérielle) et développement
(complexifiant). Ainsi, plutôt que décroissance, je défends
relocalisation de l'économie et développement humain, mais peu importe
les mots, ce qui compte c'est le projet de dématérialisation de
l'économie et de sortie du productivisme, son caractère désirable et
soutenable à long terme (écologiquement, économiquement, humainement),
ce qui devra se traduire inévitablement par une décroissance matérielle
en fin de compte...
LA BIOECONOMIE
7§ Croyez-vous que les approches de la bioéconomie peuvent bientôt
être en mesure de conduire à un authentique changement paradigmatique
dans la science économique ? Voyez-vous des signes de progrès dans
la reconnaissance de la bioéconomie dans les milieux de la recherche
? J'ai interviewé Robert Ayres, qui mentionnait des contacts
fructueux entre lui et Kenneth Arrow. Connaissez-vous d'autres
indices de ce type ?
Loin d'être un partisan de la bioéconomie, j'en ai fait une critique
assez précise dans le dernier EcoRev' sur l'énergie (no 20, "A contre
courant"). Il y a effectivement tout un historique d'économistes qui ont
voulu réduire l'écologie au bilan énergétique, étendu au bilan matière,
conception très réductrice et technocratique de l'écologie-politique.
C'est une conception que je rattache dans mon livre à l'ère de l'énergie
qui s'achève alors que l'ère de l'information exige une
écologie-politique plus complexe et vivante, plus attentive aux
échanges, aux régulations et aux diversités. Ce qui me frappe plutôt
c'est l'échec d'une valeur objective basée sur l'énergie incorporée,
c'est l'impossibilité de tout quantifier, c'est l'échec d'une économie
qui ne sait rien que compter. L'écologie c'est la conscience de
l'incalculable des "externalités" et d'une économie qui ne peut être
autonome par rapport à la société dont elle dépend, pas plus que de son
environnement naturel.
8$ Une question similaire à la question 2 : pensez-vous que la
bioéconomie est une approche mature ? Il me semble qu'il s'agit
essentiellement pour l'instant d'une science qui observe, et non
encore capable d'agir dans le cadre d'une politique économique
nationale, par exemple. Qui travaille aujourd'hui à cherche les piste
d'une authentique politique économique, à l'instar de ce que fait
par exemple Lester Brown dans le cadre du développement durable ?
Comme je le disais précédemment, je considère que la bioéconomie est une
impasse mais cela ne veut pas dire que ses travaux ne sont pas utiles et
ne peuvent déboucher sur des réalisations importantes. La bioéconomie
est une impasse en tant qu'elle reste dans le même cadre économique
alors qu'on ne pourra faire face aux défis écologiques qu'avec un projet
alternatif viable et qui soit à la hauteur des enjeux. Pour la même
raison, l'éco-économie de Lester Brown ne peut constituer non plus une
réponse suffisante, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas en appliquer
les principes quand on le peut, ce qui est gagné est gagné ! Seulement,
il faudrait se persuader qu'on devra sortir du productivisme pas
seulement l'aménager aux marges. Ce n'est pas une question qui se règle
entre experts.
9§ Bioéconomie et capitalisme -> La principale conclusion à laquelle
aboutit la bioéconomie semble être que faute d'énergie suffisante, le
système économique a toutes les chances d'entrer en récession dans
les prochaines années. Peut-on imaginer organiser une économie de la
décroissance capitaliste, ou bien est-ce une approche nécessairement
anti, ou au moins a-capitaliste ? (le système actuel ne sait pas
faire face à la récession, puisque l'accroissement de la richesse y
est nécessaire : cycle de l'épargne, etc.)
Le capitalisme peut amener une amélioration des rendements mais il ne
peut pas y avoir une décroissance capitaliste, tout au plus une
dépression car le capitalisme est nécessairement productiviste. En effet
le capitalisme c'est du capital qui emploie du travail salarié pour
produire du capital, grâce à l'augmentation de la productivité du
travail par l'investissement technique et les gains d'échelle. Le
capitalisme est le seul système économique qui craint par dessus-tout la
crise de surproduction ! Il faut prendre conscience de ce paradoxe et du
cercle vicieux du travailleur-consommateur dans la société de
consommation (appelée aussi fordisme) pour comprendre qu'une économie
écologisée ne peut être régie par les principes du capitalisme et du
profit immédiat, de même qu'on ne peut poursuivre la globalisation des
échanges, il faut revenir à une économie en grande partie relocalisée.
Ce n'est pas une question d'énergie. On peut dire qu'on manque de tout
sauf d'énergie puisqu'on reçoit du soleil bien plus qu'il ne nous en
faut. La catastrophe n'est pas qu'on n'ait plus de pétrole mais qu'on en
ait encore bien trop car le réchauffement climatique est autrement
catastrophique, risquant de libérer le méthane contenu dans le
permafrost sibérien qui se dégèle, ce qui constitue un risque majeur
pour notre survie d'aggravation brutale de l'effet de serre, bien
au-delà de ce qui était prévu jusqu'alors. Il n'est plus temps de
chercher des petits ajustements pour corriger notre trajectoire encore
moins se contenter de réduire la vitesse du choc, il faut changer de
direction !