Sur le mouvement pour la décroissance (Le Monde 2)


Matthieu Auzanneau a écrit :
LA DECROISSANCE

1§ Quel regard portez-vous sur la popularité grandissante du mouvement pour la décroissance ? Avez-vous l'impression, comme certains, que la décroissance est en train de devenir un concept fédérateur au sein de la nébuleuse altermondialiste ?


Le mouvement pour la décroissance est d'abord le symptôme de la faillite des Verts qui ne portent plus aucun projet et qui se sont vidés de leurs militants écologistes en se transformant en parti d'élus à la remorque du PS. A l'évidence, cet écologisme de gestion n'est pas à la hauteur des défis que nous devons surmonter. Le mot d'ordre de la décroissance a le mérite d'introduire une rupture et de regrouper un grand nombre de militants écologistes plus ou moins radicaux. Il a surtout le mérite de réintroduire la question écologique dans le débat public. En même temps il a les défauts des slogans derrière lesquels ont peut tout mettre. C'est effectivement un concept fédérateur qui arrive à regrouper des tendances très différentes malgré un nombre limité de militants pour l'instant.

Je ne crois pas que les altermondialistes soient vraiment séduits par la décroissance, mot d'ordre de riches, alors qu'ils seraient plus intéressés par la relocalisation qui en est le véritable coeur. Je suis pour ma part assez critique sur la possibilité de faire de la décroissance une base politique sérieuse et je déplore une dimension moralisante beaucoup trop présente à mon goût alors qu'il s'agit d'organisation sociale. Je suis en désaccord avec une certaine idéologie de la décroissance donc mais je me sens très proche de Serge Latouche à qui j'apporterais volontiers mon soutien. Simplement, je ne cherche pas comme lui à "décoloniser notre imaginaire" car ce n'est pas notre imaginaire qui est colonisé mais nos vies et il faudrait proposer des alternatives matérielles plutôt que des bons sentiments, question d'organisation collective encore, plus que d'état d'esprit.


2§ Vous considérez-vous vous même comme appartenant à ce mouvement ?


J'ai de la sympathie pour ce mouvement et je n'exclue pas de le rejoindre mais j'ai pris jusqu'ici des positions plutôt critiques (notamment dans un livre qui paraîtra en janvier) car j'insiste sur le qualitatif et non pas la décroissance quantitative, je suis persuadé qu'il faut mettre en avant un projet commun et des alternatives concrètes en tenant compte de notre entrée dans l'ère de l'information, qu'il ne suffit pas de décroître enfin, il faut changer de direction. Il est évident qu'on est très proches malgré tout. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas mon slogan et pour l'instant je ne me sens pas obligé de me lier à un parti pour apporter ma contribution à la critique écologiste en toute indépendance. Les événements peuvent m'amener à changer de position.


3§ A vos yeux, la décroissance est-elle un slogan ou un authentique concept ? Peut-on dire qu'il s'agit d'un courant de pensée mature ?


Il me semble qu'il ne fait aucun doute que ce n'est qu'un slogan. C'est même le piège de l'anti-pub qui fait mieux que la pub mais entièrement sur son terrain ! Il est sûr que c'est efficace pour regrouper plus de monde que d'habitude et surtout, il y avait de la demande, tous ces écolos qui ne veulent plus des Verts. C'est donc bien un slogan qui a permis un regroupement, ce qui est très positif mais c'est d'autant moins un concept que Serge Latouche préfère parler d'a-croissance. C'est le nom d'écologistes décidés à être conséquents. Il ne saurait être question de maturité pour un mouvement naissant et très hétérogène même si des traditions plus anciennes y sont représentés.


4§ Quels sont à vos yeux ses principaux manques aujourd'hui, et éventuellement, quelles sont ses principales contradictions ?


Je ne sais pas si mes critiques sont légitimes mais ce qui me dérange encore c'est une conception que j'ai trouvé souvent plus morale que politique, culpabilisatrice plutôt que constructive. Jusqu'à maintenant il y avait un manque total d'alternative crédible (ça s'arrange). Comme dans tous les mouvements il y a une tendance au simplisme qui me décourage et me rappelle d'anciens dogmatismes. Cela n'empêche pas qu'il y a beaucoup de gens très bien. Je préfère rester à l'écart pour l'instant mais on ne peut juger le mouvement à ses défauts de jeunesse, qui peuvent s'améliorer, et qu'on ne saurait reprocher à un mouvement qui a l'immense mérite de redonner à l'écologie son indispensable radicalité face aux urgences. La question reste de savoir si ce regroupement résistera aux nécessaires clarifications des analyses et des projets.


5§ Que vous inspire le fait que le mouvement pour la décroissance soit prêt à entrer sur la scène politique (candidature de Cochet aux primaires des Verts, création par Casseurs de Pub d'un "parti pour la
décroissance", éventuelle nouvelle candidature de Pierre Rabhi à la
présidentielle) ?


Rattacher la candidature d'Yves Cochet au mouvement pour la décroissance, c'est en avoir une définition étendue jusqu'à une fraction des Verts, alors que la création d'un "parti pour la décroissance" témoigne au contraire d'une incompatibilité avec le parti actuel.

Je suis très opposé à la création d'un nouveau parti écologiste qui relève d'une mauvaise analyse de la dérive des Verts qui ne tient pas au manque de moralité de ses dirigeants mais aux contraintes du champ politique, à la répartition des ressources et des postes à travers des réseaux de pouvoir. Le nouveau parti ne fera pas beaucoup mieux que les Verts une fois qu'il aura des élus, tout en affaiblissant les écologistes par leur division. Je suis persuadé depuis longtemps, et après d'autres comme Guattari, qu'il faut un mouvement écologiste fort qui pèse sur les Verts plutôt que s'en faire les concurrents. Ce n'est pas un nouveau parti dont nous avons besoin mais d'une articulation entre les militants écologistes et le parti qui est sensé les représenter. Une organisation des militants pour la décroissance, oui, un autre parti, non.

Il faudrait prendre la mesure de la perte de substance de notre démocratie compétitive et de la comédie des pouvoirs. J'avoue que je ne comprends pas ce goût des élections présidentielles pour des écologistes qui n'ont rien à y faire. Ce sont bien sûr des opérations de communication qui ont leur utilité mais c'est une bien piètre figuration. Il serait de beaucoup plus de conséquence de gagner des municipalités et d'y mener des politiques audacieuses de relocalisation sans attendre le grand soir. L'alternative se construit par le bas, pas par de beaux discours ou des présidentielles !


6§ Jugez-vous, comme tous les partisans de la décroissance, que le développement durable est un concept "toxique" (dixit Serge Latouche ?)

oui, je partage tout-à-fait les critiques de Serge Latouche sur ce qu'on nous vend comme développement durable et qui n'est que du vent pour faire durer un peu plus un système destructeur. C'est vraiment une excuse pour ne rien changer. Par contre je maintiens qu'il ne faut pas confondre pour autant croissance (matérielle) et développement (complexifiant). Ainsi, plutôt que décroissance, je défends relocalisation de l'économie et développement humain, mais peu importe les mots, ce qui compte c'est le projet de dématérialisation de l'économie et de sortie du productivisme, son caractère désirable et soutenable à long terme (écologiquement, économiquement, humainement), ce qui devra se traduire inévitablement par une décroissance matérielle en fin de compte...



LA BIOECONOMIE

7§ Croyez-vous que les approches de la bioéconomie peuvent bientôt être en mesure de conduire à un authentique changement paradigmatique
 dans la science économique ? Voyez-vous des signes de progrès dans la reconnaissance de la bioéconomie dans les milieux de la recherche
 ? J'ai interviewé Robert Ayres, qui mentionnait des contacts fructueux entre lui et Kenneth Arrow. Connaissez-vous d'autres indices de ce type ?


Loin d'être un partisan de la bioéconomie, j'en ai fait une critique assez précise dans le dernier EcoRev' sur l'énergie (no 20, "A contre courant"). Il y a effectivement tout un historique d'économistes qui ont voulu réduire l'écologie au bilan énergétique, étendu au bilan matière, conception très réductrice et technocratique de l'écologie-politique. C'est une conception que je rattache dans mon livre à l'ère de l'énergie qui s'achève alors que l'ère de l'information exige une écologie-politique plus complexe et vivante, plus attentive aux échanges, aux régulations et aux diversités. Ce qui me frappe plutôt c'est l'échec d'une valeur objective basée sur l'énergie incorporée, c'est l'impossibilité de tout quantifier, c'est l'échec d'une économie qui ne sait rien que compter. L'écologie c'est la conscience de l'incalculable des "externalités" et d'une économie qui ne peut être autonome par rapport à la société dont elle dépend, pas plus que de son environnement naturel.


8$ Une question similaire à la question 2 : pensez-vous que la bioéconomie est une approche mature ? Il me semble qu'il s'agit essentiellement pour l'instant d'une science qui observe, et non encore capable d'agir dans le cadre d'une politique économique nationale, par exemple. Qui travaille aujourd'hui à cherche les piste
 d'une authentique politique économique, à l'instar de ce que fait par exemple Lester Brown dans le cadre du développement durable ?


Comme je le disais précédemment, je considère que la bioéconomie est une impasse mais cela ne veut pas dire que ses travaux ne sont pas utiles et ne peuvent déboucher sur des réalisations importantes. La bioéconomie est une impasse en tant qu'elle reste dans le même cadre économique alors qu'on ne pourra faire face aux défis écologiques qu'avec un projet alternatif viable et qui soit à la hauteur des enjeux. Pour la même raison, l'éco-économie de Lester Brown ne peut constituer non plus une réponse suffisante, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas en appliquer les principes quand on le peut, ce qui est gagné est gagné ! Seulement, il faudrait se persuader qu'on devra sortir du productivisme pas seulement l'aménager aux marges. Ce n'est pas une question qui se règle entre experts.


9§ Bioéconomie et capitalisme -> La principale conclusion à laquelle aboutit la bioéconomie semble être que faute d'énergie suffisante, le
système économique a toutes les chances d'entrer en récession dans les prochaines années. Peut-on imaginer organiser une économie de la décroissance capitaliste, ou bien est-ce une approche nécessairement anti, ou au moins a-capitaliste ? (le système actuel ne sait pas faire face à la récession, puisque l'accroissement de la richesse y est nécessaire : cycle de l'épargne, etc.)


Le capitalisme peut amener une amélioration des rendements mais il ne peut pas y avoir une décroissance capitaliste, tout au plus une dépression car le capitalisme est nécessairement productiviste. En effet le capitalisme c'est du capital qui emploie du travail salarié pour produire du capital, grâce à l'augmentation de la productivité du travail par l'investissement technique et les gains d'échelle. Le capitalisme est le seul système économique qui craint par dessus-tout la crise de surproduction ! Il faut prendre conscience de ce paradoxe et du cercle vicieux du travailleur-consommateur dans la société de consommation (appelée aussi fordisme) pour comprendre qu'une économie écologisée ne peut être régie par les principes du capitalisme et du profit immédiat, de même qu'on ne peut poursuivre la globalisation des échanges, il faut revenir à une économie en grande partie relocalisée.

Ce n'est pas une question d'énergie. On peut dire qu'on manque de tout sauf d'énergie puisqu'on reçoit du soleil bien plus qu'il ne nous en faut. La catastrophe n'est pas qu'on n'ait plus de pétrole mais qu'on en ait encore bien trop car le réchauffement climatique est autrement catastrophique, risquant de libérer le méthane contenu dans le permafrost sibérien qui se dégèle, ce qui constitue un risque majeur pour notre survie d'aggravation brutale de l'effet de serre, bien au-delà de ce qui était prévu jusqu'alors. Il n'est plus temps de chercher des petits ajustements pour corriger notre trajectoire encore moins se contenter de réduire la vitesse du choc, il faut changer de direction !

Jean Zin 02/12/05
http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/monde2.htm


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