Pourtant l'équivalence des temps de travail, du temps salarié et des "forces de travail", n'est pas une évidence originelle. La meilleure façon de s'en rendre compte est de remonter à Thomas d'Aquin, ou même simplement Adam Smith, pour qui la valeur du travail était dans la peine endurée et non dans la simple durée. Comment est-on passé de l'échelle des peines et des inégalités de force à la fiction normative d'un temps homogène et mesurable, au fondement de l'équivalence des marchandises ? Tout simplement par le machinisme lui-même, le temps d'amortissement du capital d'une part, et l'équivalence de la production par une machine quelque soit l'opérateur lorsque c'est la machine elle-même qui détermine le rythme de production suffisent pour que, du point de vue du capitaliste, la valeur du salarié soit d'abord son temps d'utilisation des machines. Voilà tout le mystère de l'équivalence des temps de travail.
Marx peut ironiser devant la position archaïque d'A. Smith en rappelant l'évidence que la valeur d'une marchandise sera identique qu'on l'ait produite dans la joie ou dans la peine, il n'en saisit pas toujours les déterminations purement historiques (sauf dans les Grundisse). Dans le cadre de communautés réduites comme un monastère ou un village, chaque peine mérite salaire. Dans une fabrique seul compte le temps de production. Mais pour la production immatérielle, seul le résultat compte, ni la peine, ni le temps passé, trop aléatoire.
La conception "chrétienne" du travail comme peine se retrouve de nos jours chez Alain Supiot pour qui, ce qui constitue le travail c'est d'être subordonné (on peut faire de la montagne par plaisir, on est consommateur, ou comme guide, pour d'autres et on est producteur). C'est pourtant une notion aussi dépassée que la mesure du temps salarié car, aujourd'hui, un travail productif peut être dépendant du plaisir qu'on a à le faire et sa productivité ne se mesure pas par le temps passé, que ce soit dans les domaines artistiques, informatique ou relationnel (commercial, services, etc).
L'essentiel de l'évolution du travail vers l'immatériel, impliqué par l'automatisation, fait passer l'activité de production de la "force de travail" naturelle aux capacités culturelles, linguistiques, relationnelles définissant une "employabilité", un capital social. Les contraintes culturelles ne sont pas les mêmes que les contraintes physiques, la logique d'invention, de responsabilité, de "résolution de problèmes", n'est pas la même que la logique de reproduction. La production culturelle ne se mesure pas au temps de production car c'est un travail sans fin, s'identifiant avec la vie (formation, information, repos, relations, distraction même).
La logique de rétribution ne peut rester la même que pour le salariat industriel. Si le temps de travail ni la peine ne mesurent la valeur, cette valeur ne peut être déterminée qu'après-coup, le produit réalisé sur un marché. On attend désormais du travailleur un résultat, un produit, et non pas seulement ses moyens physiques. La condition de ce mode de production est dès lors une sécurité de revenu face à l'incertitude de la réalisation de la valeur. La libération des nouvelles forces productives artistiques, culturelles, sociétales (production de l'homme par l'homme, santé, formation, etc.) n'est possible qu'à condition de garantir un revenu qui est aussi un droit à l'échec, à l'expérimentation, à l'invention dont nous avons besoin. Il faut subventionner l'autonomie et le risque, abaisser leur coût, afin d'améliorer la réponse sociale.
Je m'arrête là, mais je voudrais faire sentir au moins que la revendication d'un revenu garanti et d'un développement local n'est pas un retour en arrière, ni une utopie morale mais correspond aux exigences des nouvelles "forces" productives immatérielles en réseaux. La justification sociale d'une telle mesure est nécessaire mais cette rationalisation ne serait pas suffisante si ce n'était une condition d'un développement soutenable face à une marchandisation du monde condamnée à long terme par les évolutions techniques comme par les limites écologiques. La justice est toujours relative à un mode de production et pour Aristote l'esclavage était justifié pour le bien de l'esclave lui-même (qui aurait besoin d'un maître, comme femmes et enfants...) comme on justifie aujourd'hui les pires conditions pour "inciter" les pauvres à travailler! On peut même montrer que la notion de justice évolue selon le moment du cycle.
Il s'agit de tirer parti des richesses du possible et de l'informatisation plutôt que de subir passivement les misères du présent, inutiles nostalgies d'une force de travail épuisante. Ce que les américains appellent new work, le travail créatif, n'est plus une malédiction divine mais une richesse immédiatement sociale, il suffit de donner à chacun les moyens de son épanouissement comme on le proclame déjà dans les DRH. C'est la même leçon que la productivité de la coopération locale dans les "régions qui gagnent". S'il ne faut pas croire qu'il y aurait là un paradis sans problèmes, nous devons tirer parti de ces potentialités du moment plutôt que de subir de plus en plus douloureusement notre inadaptation. C'est au moins une chance à saisir pour une plus grande fraternité, un avenir plus solidaire, un développement véritablement soutenable.