Quelques-unes des questions débattues à l'AG des EGEP méritent qu'on y revienne. Avant tout la question de la place de l'intellectuel dans le politique qui a suscité bien des confusions et qui est l'objet principal du dernier petit opuscule de Bourdieu dans la collection Raisons d'agir.
Il semble que lorsqu'on dit intellectuel on dise "intelligent", autorité, capital symbolique. Déplorer qu'il n'y ait pratiquement pas d'intellectuels actifs chez les Verts serait ainsi l'équivalent de déclarer tous les Verts idiots ou même travailleurs manuels puisqu'on évoquait le métier d'informaticien de Cochet pour en faire un intellectuel ! On comprend dans ces conditions la révolte des militants contre un savoir académique. Seulement il ne s'agit pas du tout de cela.
Si on a besoin d'intellectuels en politique ce n'est pas pour faire beau, avoir la vérité à ses côtés, encore moins pour guider les foules, c'est pour faire un travail intellectuel complétant le travail miltant. C'est-à-dire soumettre les idées, les revendications, les discours à une critique aussi complète que possible, lancer de nouvelles pistes, donner toute son ampleur aux forces militantes, légitimer une contre expertise, encourager la résistance. De ce point de vue, tout militant peut devenir "expert", à condition qu'il travaille, s'engage dans son questionnement. Comme ATTAC l'illustre parfaitement, ce n'est pas le diplôme qui fait l'intellectuel, mais son activité effective. Pour ma part je n'ai en tout cas aucun titre à quoi que ce soit mais à force de lire et travailler un domaine, on acquiert une compétence certaine. Il faut simplement une véritable participation au débat intellectuel, auquel seul Alain Lipietz s'est risqué chez les Verts jusqu'à présent. Bernard Guibert s'y met et on peut espérer que Yann Moulier-Boutang devienne plus actif, mais pour l'instant c'est bien maigre.
Il faut donc, comme le rappelle Bourdieu, toujours critiquer les intellectuels et les experts, dont l'autorité doit toujours être contestée, mais il ne faut absolument pas s'en passer. Face aux opérations organisées (think tank) de justification des inégalités, de nivellement de la pensée, il faut opposer une force intellectuelle, une contre-expertise, une dénonciation des idéologies trompeuses, une recherche de pointe. Tout le monde ne peut faire ce travail considérable de lecture et de réflexion, il ne s'agit pas de constituer une nouvelle hiérarchie, ni de réduire le politique à l'intellectuel, ce qui serait très dangereux, mais rejeter l'intellectuel au nom du militant témoigne d'un dangereux ressentiment qui privilégie le court terme sur le long terme (il est incroyable de n'avoir pour tout horizon que les élections municipales et prétendre que c'est le long terme!). Tout grand mouvement populaire se caractérise par une agitation intellectuelle qui l'accompagne, qu'il faut encourager, utiliser et critiquer à la fois. La raison est de notre côté dans sa fragilité, plus faible mais plus constante que la force.
La question n'est donc pas de savoir si les Verts sont intelligents, ou si il y a des experts parmi eux. La question se pose encore moins de savoir s'il y a des intellectuels écologistes, ce n'est heureusement pas ce qui manque. La question est simplement qu'ils n'ont pas leur place dans un parti qui ne décolle pas du court terme et des enjeux politiciens. Leur présence y est déplacée, les plus théoriciens s'en vont (Deléage, Chailan) et peut-être vaut-il mieux séparer les structures. Plutôt que de croire échapper à la politique de parti, il est sans doute préférable, en l'état actuel, de regrouper un mouvement écologiste distinct du parti, pour animer le débat public et peser de l'extérieur sur les Verts selon une conception écologiste de la politique. Dans ce partage des rôles, il ne s'agit pas de se réserver l'intelligence, encore moins de couper le ciel des idées des réalités du terrain, répétons-le : tout militant peut devenir expert, il suffit d'y travailler, d'y consacrer du temps, faire l'effort d'un long détour pour voir plus loin. On ne peut pas dire que ça se bouscule pour cela, il faudrait pourtant qu'il y en ait des milliers !
- Le grand récit mythique
Dirons-nous que c'est la reprise d'une même méfiance envers la science, les idéologies, la pensée même. Le post-modernisme nous pousse à rejeter les grands récits marxistes ou scientistes, accusés de tous les totalitarismes, au profit d'un scepticisme relativiste usé jusqu'à la corde. Mais refuser de s'approprier un récit qui nous rassemble et donne sens à notre action, c'est tout simplement adopter le récit dominant, la "pensée unique". Il ne faut pas rêver à une fin des idéologies, comme si on avait un accès immédiat à l'Etre. On sait bien que la fin des idéologies est une idéologie de droite car une justification de l'ordre présent et la dénégation de l'idéologie dominante. Depuis qu'il y a langage, il y a mythe. Nous devons donc construire notre propre histoire collectivement, lui donner sens, opposer notre vision au spectacle marchand, nous engager dans notre destin commun.
Il faut toujours, là encore, être vigilant et critique, éviter tout dogmatisme, laisser ce récit se modeler à notre histoire en processus vivant mais ne pas reculer à donner notre version des faits. Qu'on ne croit pas pourtant que je sois indulgent avec l'idéologie, la propagande, les préjugés. L'importance du sens commun mérite qu'on y intervienne de toutes les forces de la parole et de la raison sans se laisser entraîner par la facilité. Il ne faut pas surestimer malgré tout une "pensée magique". Pas moyen de se sortir de la débilité sans une bonne dose de dialectique, qui n'a rien à voir avec une quelconque troisième voie et oblige à regarder dans le détail des évolutions. Il faut éviter les positions trop simplistes que la politique impose et rester attentif aux contradictions, aux déplacements des lignes de forces. Le courage est toujours un sommet difficile à tenir de clairvoyance, entre lâcheté et témérité.
- Se changer soi-même
La dernière façon de se dérober, de "botter en touche", par un complet retournement, se manifeste avec l'appel à se changer soi-même qui semble bien un appel à la pensée magique. Il n'est pas question de nier l'importance de l'idéologie, notamment des représentations de la justice, de l'individualisme ici en cause, de son inertie, encore moins d'ignorer la part irremplaçable des artistes et des savants ou la nécessité d'une solide formation et discipline. Il ne faut pas refaire pourtant les mêmes errements déjà éprouvés et confondre morale et politique. Il ne suffit certainement pas de se changer soi-même pour que tout aille mieux, c'est bien la base productive qu'il faut changer, c'est le salariat qui détermine largement l'idéologie dominante et nos rapports de concurrence (Louis Dumont, Polanyi, Wallerstein, Marx...), notre inconscient et l'idéologie du moi autonome (Lacan).
Alors, oui, bien sûr, il faut se changer soi-même, se former à la non-violence par exemple. Jadis, l'étude de la philosophie commençait par "Le premier Alcibiade" de Platon où Socrate persuade Alcibiade que s'il veut servir la cité il faut d'abord qu'il se connaisse lui-même et le métier de gouverner. La philosophie est, pour Socrate, la condition de la politique. On est là dans l'éthique du citoyen, comme la critique devrait être l'éthique de l'intellectuel, l'expression du négatif (pour Milner ce serait de tout lire...)
Mais on ne peut plus s'illusionner sur le fait qu'il suffirait d'un peu plus de civisme pour corriger les pratiques alors qu'on peut voir à quel point le jeu politicien détermine l'évolution des Verts. En Afrique on dit que "si tu fais de la politique, la politique te fait" ! Pour nous changer durablement, c'est la base matérielle qui doit être changée, la règle du jeu qui nous modèle par ses habitudes, et surtout celle du productivisme salarial. Bien sûr l'idéologie doit précéder sa réalisation mais ne pas oublier l'urgence de se réaliser !
Il faut aussi critiquer les idéologies régressives, dépassées,
dangereuses dans leur conservatisme qui font prendre des positions "purement
idéologiques" comme la condamnation de l'impôt négatif
(classé à droite!) pour la défense d'un salariat protégé
alors que la réalité est celle de l'extension du précariat
à l'américaine sans les protections correspondantes. Les
bonnes intentions ne suffisent pas. C'est un travail collectif de réflexion,
où chacun a sa part, qui doit nous rapprocher du réel plutôt
que d'appliquer des réflexes idéologiques, prendre la mesure
des changements déjà effectifs dans la production. Jacques
Robin a raison d'insister sur notre changement d'Ere, je remonte moi-même
jusqu'au néolithique pour la fin du travail dominé, mais
je pense qu'on peut malgré tout comparer la révolution à
venir à 1789 pour un progrès démocratique, dans la
réalisation des droits et qui doit être précédée
de quelques lumières. Si c'est d'un changement d'esprit qu'il est
question, je le soutiens de toutes mes forces mais, s'il peut nous transformer
en effet, c'est pourtant de l'ordre de la prise de conscience collective,
d'une leçon de l'expérience plutôt que d'un travail
sur soi. La part de l'idéologie tend à s'accroître
dans un monde de la communication et de l'information et, on peut dire
avec Sloterdijk, que l'information est l'alternative à la violence
de l'évolution, tout ce travail de culture doit permettre de réduire
la violence, donner la parole ce qui ne va pas de soi.
Je n'avais pas la prétention d'écrire un supplément
au livre de Weber
"Le savant et le politique" mais seulement de dissiper les malentendus
qu'avaient provoqué cette référence à l'intellectuel.
Je prendrais
plutôt pour un compliment d'avoir complété Weber
mais ce que je dis ne
me semble pas compatible avec son opposition entre l'éthique
de
conviction de l'intellectuel et l'éthique de responsabilité
du politique
(reprenant l'opposition de Ferrari entre l'homme de théorie
"qui ne
connaît ni transactions, ni ménagements" et l'homme d'action
"qui ne
songe qu'à séduire, à combattre, à réussir,
innover"). Mon propos vise,
au contraire leur collaboration, leur dialectique, je ne suis pas sûr
d'y être parvenu en restant dans une opposition binaire pensée/action
se
retournant en infrastructure/superstructure qui est trop schématique.
La
référence à la tripartition de Dumézil
(Prêtres, Guerriers, Producteurs)
serait plus pertinente (Intellectuels, militants, électeurs
; Robert
Bonnaud nomme ces 3 sphères à la suite de Schumpeter
: invention,
innovation, expansion). Il semble que cela demanderait trop de
développements, en tout cas je n'ai pas été jusque
là à l'AG.
Nous étions parti de l'opposition de la politique et de la morale,
par
un étonnant plaidoyer de Maryse Arditi pour les politiques qui
se
croyant toujours indispensables ne pouvaient respecter l'éthique
écologiste et devaient se saisir des places ! Ce à quoi
j'ai rétorqué
que c'était une illusion narcissique car les conditions dans
lesquels
ont obtient un poste déterminent largement la possibilité
d'user de son
pouvoir, surtout si on prétend servir une démocratisation,
une critique
du pouvoir. C'est bien le refus de la séparation de l'intellectuel
et du
politique que j'exprime et si je propose de séparer mouvement
et parti,
c'est pour organiser une interaction entre eux, unifier ce qui est
trop
séparé. Il s'agit d'autant moins d'une coupure à
faire, que je faisais
le constat de l'inexistence actuelle des intellectuels dans les débats
des Verts. Reconnaître la séparation est le premier pas
vers la
réconciliation !
Ce n'était donc pas pour glorifier particulièrement Alain
Lipietz avec
lequel j'ai de nombreux différents, mais pour en dénoncer
au contraire
l'insuffisance. Ce n'est pas pour qu'il se taise mais que d'autres
participent. Ton sort est lui-même exemplaire du peu de place
qui est
fait aux compétences face au politique. Il est bien clair que
c'est
l'intellectuel collectif qui compte, et chacun a reconnu que le
véritable travail se faisait dans les revues (Transversales,
Mouvement,
Chimères, EcoRev'), ce que je n'avais pas à répéter
donc. Il me semble
que les EGEP peuvent permettre à ce travail d'émerger,
d'être critiqué
et diffusé, de trouver un milieu qui le dynamise, en même
temps que cela
permettrait aux Verts de sortir du jeu politicien à court terme
qui est
fatal aux écologistes. Ce sont, je crois, des questions importantes
pour
l'avenir, constituer, oui, un intellectuel collectif.
10/02/01
je ne pense pas que ce soit tellement "les idées qui s'emparent
des
masses" mais qu'il s'agit plutôt de la réflexion des aspirations
"des
masses" (qui peuvent être des combats minoritaires), une conscience
de
soi collective. Ainsi c'est le mouvement des chômeurs auquel
je
participais qui m'a convaincu de la nécessité d'un revenu
garanti et non
pas une quelconque spéculation. Je ne souhaite pas donc une
séparation
des intellectuels et du parti, je la constate, ne pouvant dans
l'immédiat que reconstituer le dialogue de l'extérieur.