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L'université critique
La philosophie-critique a d'abord été celle de Kant,
limitant les prétentions de la représentation à atteindre
le réel, la chose-en-soi. Pour Marx le concept de critique concerne
surtout l'idéologie, contre l'illusion d'une vérité
objective des représentations idéologiques, il s'agit de
réintroduire le sujet, sa position de classe, sa pratique, ses rapports
sociaux, ses intérêts. L'École de Francfort
a repris cette exigence critique jusqu'à sombrer dans le scepticisme.
Il nous faut au contraire reprendre cette critique, après Guy Debord,
comme critique de l'idéologie marchande spectaculaire, de la soumission,
de la passivité et de l'impuissance. La négation de l'université
n'est pas un anéantissement de tout le savoir accumulé mais
un recul critique. Une négation est toujours partielle (Hegel).
La négation révolutionnaire de l'université ajoute
plutôt une contrainte au savoir : de rendre compte de celui qui l'énonce,
dénoncer ses intentions. Si un savoir est un pouvoir dans
toute stratégie, il vaut mieux s'armer d'un bagage solide pour affronter
le discours dominant. Au moins qu'on sache, qu'on a raison de le contester,
qu'il n'a rien que la légitimité de la classe dominante.
Notre but est bien la réappropriation de notre vie contre le pouvoir
des spécialistes du savoir.
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Revendiquer la tradition révolutionnaire, notre histoire
Il ne s'agit pas d'une simple table rase de tout savoir (nihilisme,
relativisme, mysticisme) mais d'une critique de ses finalités pratiques,
critique du discours dominant. Dès lors, il est essentiel de s'inscrire
dans l'histoire, de ne pas céder aux sirènes du spectacle
qui voudraient nous maintenir dans l'immédiateté des
médias pour mieux nous manipuler et nous priver de projets. Nous
devons apprendre notre histoire, revendiquer la tradition révolutionnaire.
On ne peut reconstruire l'histoire, l'inventer de toutes pièces,
on ne peut que l'étudier mais c'est chose facile à celui
qui agit effectivement pour transformer le monde. Nous sommes un seul mouvement
qui se continue, le capitalisme est un nouveau venu dans l'histoire et
voudrait le faire oublier. Tous nos droits nous les avons gagnés
durement et sont encore à défendre pied à pied. La
liberté s'use quand on ne s'en sert pas.
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Bien suprême ou projet pratique (Platon-Aristote)
Un débat vieux de 2500 ans doit être reposé, celui
qui opposait Platon et Aristote. Pour Platon et sa philosophie géométrique
de la certitude, il existait un idéal, un bien suprême vers
lequel nous devions tendre. Cette croyance théologique se
traduit politiquement par l'Utopie (La République) d'un ordre
parfait où chacun a sa juste place mais où les sages ne
dirigent que des singes, chacun devant simplement faire ce qu'il
doit faire. Aristote, et sa philosophie biologiste du juste milieu,
se détachera de plus en plus de cette prétention mystique
du bien suprême à rassembler tous les biens mêmes
les plus opposés. Il montrera, au contraire, que le bien est la
réalisation d'une fin (une perfection). Faire quelque chose et le
réussir, voilà le Bien, plaisir de l'activité,
sans qu'on puisse faire la somme des projets pratiques. Le bien suprême
n'est qu'une tyrannie d'un ennui mortel. Un concept contradictoire
comme tous les concepts théologiques. Notre plaisir doit être
déjà dans l'action passionnée, dans la résistance
et la solidarité pratique. Il n'y a pas de satisfaction durable,
de victoire finale garantissant notre bonheur. Aristote sachant que la
pensée pratique n'avait pas l'exactitude de la pensée théorique,
ne donnait pas tant à la Politique la tâche de réaliser
l'utopie d'une Justice exacte sur terre, que de favoriser l'amitié
et l'autarcie (la satisfaction des besoins y compris culturels), c'est-à-dire
le bonheur du plus grand nombre. On ne peut se suffire d'Aristote, ni de
dire que "Le monde vaut par les extrêmes et dure par les moyens"
(Valéry). Il faut être ambitieux mais ne pas croire à
un quelconque Paradis, juste livrer des combats décisifs en profitant
des moments de bonheur dans l'action et se méfier de la révolte
quand elle parle le langage du pouvoir.
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Certitude du sujet objectivation du monde (Descartes)
Un événement un peu plus récent, le "Je pense
donc je suis" de Descartes devait assurer la certitude du sujet, s'assurant
de son doute même, platonisme à l'envers. C'est le monde alors
qui devient moins sûr (l'idéalisme allemand). Le sujet
ne fait plus partie du monde dont il se croit délivré, et
qu'il manipule ou se représente comme extérieur. Mais c'est
une illusion et une exclusion de la subjectivité du monde. Cette
séparation de la nature nous libérera pourtant des
liens de la tradition mais provoquera les excès du rationalisme
et de la technique, de la bureaucratie et de l'économisme, d'un
monde où l'homme ne peut plus vivre. Paradoxalement, le subjectivisme
intégral (du marché) provoquera l'homogénéisation
du monde (de la marchandise comme monde déjà vécu).
Il faut réintégrer le sujet dans son monde, on ne doit pas
traiter les hommes en objets, en statistiques mais en partenaires. L'homme
ne doit pas être un moyen mais une fin en soi. L'économie
n'est pas un processus naturel aux lois mathématiques que nous devrions
subir, mais c'est nos propres actes que nous pouvons orienter à
notre avantage collectif. L'économie est un ensemble de rapports
sociaux, de rapports d'échanges, pas de "lois économiques".
Nous ne devons jamais laisser les spécialistes, et divers
techniciens, décider de notre vie mais nous devons nous réapproprier
tout ce qu'ils nous ont pris.
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La liberté comme non-savoir, possibilité, responsabilité
et projet
La liberté est souvent identifiée à l'arbitraire.
Le débat sur la liberté prend volontiers une tournure théologique
et voudrait opposer une liberté absolue et un déterminisme
absolu. C'est absurde. Le problème de la liberté, comme celui
de la vérité, est un problème pratique. La liberté
surgit du fait que nous avons des choix à faire, des possibilités
qui s'offrent (que nous n'avons pas choisies) mais qui ne sont pas données
d'avance (qui dépendent de nous). La liberté est rater ou
profiter de l'occasion mais plus fondamentalement, c'est la possibilité
d'un projet, de transformer notre monde par la lutte et le travail. Tout
projet véritable est un pari, un défi. Le projet que le jour
se lève me concerne peu, cela se fait sans moi. La projection vers
le non-advenu, la tentative de l'action contre le courant sont la condition
de toute liberté. N'est libre qu'une réflexion incertaine,
une délibération contradictoire, c'est-à-dire un manque
de savoir. Dieu n'est pas libre s'il connaît l'avenir, de même
qu'il n'est pas libre s'il n'a pas de limites à sa puissance, s'il
n'a rien qui lui résiste. La liberté absolue supposée
à Dieu est toute aussi contradictoire que son savoir absolu. Un
véritable choix est un jeu, un projet risqué, qui dépend
de nous et n'est pas gagné d'avance (comme, pour le chat, de manger
la souris). Le monde rationalisé de la technique ne nous laisse
plus de choix qui ne soit déjà fait. Pourtant, il n'y a jamais
de pur déterminisme historique car une lutte est toujours indécise,
même la "lutte des classes". Nous sommes responsables de choisir
notre camp. L'avocat saura trouver toutes les circonstances atténuantes
mais l'accusateur refusera de retirer sa liberté à l'acteur,
car on est au moins responsable envers les autres.
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Causalité formelle et matérielle
Il faut se méfier des pensées trop simples et idéalistes.
Il ne faut pas identifier Debord à Baudrillard par exemple et réduire
les marchandises à un système d'objets. Il faut garder une
vision matérialiste des forces en jeu, il n'y a pas qu'une causalité
formelle, il y a aussi une causalité matérielle qui pèse
son poids dans les enjeux de pouvoir. Le monde déjà vécu
de la marchandise nous intègre dans des rapports sociaux de production
et d'échanges qui sont largement matériels. Pas seulement,
et il faut tenir compte des dimensions symboliques et imaginaires (magiques)
tout autant puisqu'il s'agit d'un processus de valorisation, de
substitution de la valeur d'échange à la valeur
d'usage. Il faut utiliser toutes les ressources de l'art pour contester
la société réelle et ses liens de dépendances.
Mais la fin du salariat n'est pas la fin du travail, la contestation de
la représentation sociale ne doit pas être l'ignorance de
la réalité sociale, la lutte contre le pouvoir ne doit pas
se transformer en pouvoir. Debord interprétait le communisme russe
comme une forme étatique du capitalisme (spectaculaire concentré)
et la révolution culturelle comme une lutte de pouvoir en Chine.
Il faut analyser les forces sociales et ne pas recourir à des causes
imaginaires, ne pas prendre au sérieux le discours idéologique.
L'extrémisme est un idéalisme lorsqu'il ne se soucie pas
de se traduire dans le réel et s'épuise en pose artistique.
Il ne faut pas s'en tenir pour autant à l'état de fait mais
bien transformer notre monde et chercher ensemble les voies qui mèneront
au-delà.
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Pouvoir légitime ou contre-pouvoir
Enfin, il faut poser le problème de la légitimité
du pouvoir que nous voulons instaurer. Beaucoup veulent instaurer un
"pouvoir juste" avec toutes les garanties démocratiques, et donc
un pouvoir fort, incontestable, capable de changer les hommes (des hommes
nouveaux !). Ils rejoignent ainsi la tradition française d'un
pouvoir de droit divin, supposé juste et infaillible. L'Angleterre
conquise par les Normands s'est toujours méfiée de ses souverains
et de ceux qui voulaient les remplacer au nom du peuple. John Stuart Mill
exprime bien ce point de vue quand il dit que "Le peuple qui gouverne
n'est jamais tout-à-fait le même que le peuple qui est gouverné".
A la longue, quelque soient les garanties démocratiques, ceux qui
aiment le pouvoir détiennent le pouvoir. Les soi-disant garanties
démocratiques permettent toute usurpation (Napoléon,
Staline). Le pouvoir doit toujours rester suspect. Ce qu'il faut c'est
un véritable contre-pouvoir. Même la meilleure volonté
d'un de nos "représentants" qui doit prendre une décision,
ne peut que bénéficier des réactions de ceux qui sont
concernés. Les postes de pouvoir aujourd'hui sont largement techniques
et tout technicien exerce un pouvoir qui peut nous concerner. A un pouvoir
qu'on ne pourra supprimer, il faut opposer un contre-pouvoir réel
des assemblées populaires, pouvoir d'opposition et de sabotage.
Il ne serait pas possible de constituer la République en démocratie
directe permanente, ce que Platon appelait la Théâtrocratie
où quelque habile démagogue peut faire condamner Socrate
à mort. Il ne faut pas abolir le droit mais le rendre plus juste,
droit d'existence effectif. Ces assemblées populaires peuvent se
rassembler librement pour s'opposer aux décisions administratives
et soumettre nos élus à un contrôle strict, en réalisant
un moment effectif de démocratie directe. Ce sont ces assemblées
fédérées qui devront imposer un dépassement
du capitalisme et non pas une prise du pouvoir par les armes qui reproduirait
les erreurs du passé. La réappropriation de notre vie
doit être imposée par nos actes décidés, elle
ne peut pas être décrêtée par un bureau central.
Si nous ne nous manifestons pas comme vivants, nous ne serons toujours
que des chiffres, même avec un droit de vote et de sondage.
Tout ceci, que j'ai effectivement dit, me semble bien insuffisant, de
même que les Zones Autonomes Temporaires (TAZ), si elles permettent
une radicalité immédiate, une réappropriation effective
de la vie quotidienne (invitations dans les cantines, récupération
dans les supermarchés, squatts divers), ne suffisent
pourtant pas à mettre en cause le système. Toute tentative
de transformer concrètement ce système semble tomber dans
le réformisme sauf si la base productive est réellement changée,
c'est bien le véritable enjeu. Il faut que la critique collective
libère l'avenir qui sommeille encore, et nous soulève.