La guerre civile mondiale

La plupart des commentaires semblent bien insuffisants au regard de ce qui bouleverse toutes les données de la géostratégie et de la guerre. Les déclarations vengeresses ou de soumission aux Etats-Unis sont bien dérisoires, comme la compassion pour les victimes. Plutôt que de pleurer (ou se réjouir) il faut d'abord comprendre.

A l'évidence nous sommes entrés vraiment dans l'empire planétaire où les guerres ne sont plus que des guerres civiles (on sait que ce sont les plus atroces). Que ce soit le Rwanda, la Yougoslavie, les Palestiniens, etc. Le bouclier américain n'a plus de sens et les prochains conflits savent désormais quelles armes ils devront employer.

C'est un retour au réel, un stade cognitif qui se paye au prix du sang, le Maître absolu. Rien de sérieux sans mort d'homme disait Kojève, faisant à cause de cela de Mai 68 une péripétie sans importance. On peut le déplorer, et si je supplie qu'on s'engage dans un travail intellectuel, cognitif, c'est bien pour éviter les morts, économiser les vies humaines. Hélas l'aveuglement est toujours le plus fort avant de produire des catastrophes. La bulle spéculative ne s'arrête pas de monter même si les autorités les plus fiables en dénoncent l'exubérance, les plus réalistes sont mêmes virés. La plus grande puissance peut mépriser les engagements de Kyöto. Il est presque impossible à une puissance de s'auto-limiter avant de rencontrer une autre puissance qui se dresse contre son extension. Les exclus, les jeunes, les minorités, les dominés, les exploités peuvent être méprisés longtemps s'ils ne rendent pas la vie impossible aux nantis. Comment peut-on imaginer un monde globalisé où tout circule, tout est interconnecté et où, dans leur forteresse, les Maîtres du monde pourraient continuer leur course absurde et leur gaspillage à l'abri de la misère du monde ? Les Israéliens sont sans doute un des peuples les plus intelligents et pourtant aveuglés par la peur et leur "bon droit" ils s'imaginent encore pouvoir déchaîner leur violence contre des palestiniens désarmés. Persuadés que la violence doit répondre à la violence ils frappent l'autorité qui pourrait la réduire, aussi pathétiques que Don Quichotte contre les moulins ils pilonnent des symboles illusoires, impuissants devant un ennemi insaisissable. Pourtant ne devraient-ils pas savoir que seule la justice apporte la sécurité ? Là encore, ce sont les morts qui ramènent au réel une bonne conscience paniquée.

Car, on le sait depuis Hobbes au moins, il faut prendre garde au fait qu'un homme peut toujours tuer un autre homme. Pour vivre ensemble il ne faut donc pas pousser des populations aux extrémités mais toujours respecter une certaine justice car si le désespoir va jusqu'au dégoût de la vie, au désir de la mort, alors tout est à craindre. Un homme prêt à mourir est capable de tout. Il est risible de voir les chefs d'Etat parler de "lâches" pour ces attentats qui touchent certes des civils (mais combien de civils massacrés par leurs dégâts latéraux), seulement les terroristes en sacrifiant leur vie ne peuvent certainement pas être pris pour des lâches. Un homme décidé à mourir peut tuer et, comme le montre l'impressionnant livre de Christian Geffray (Trésors), surmonter la crainte de la mort, se sacrifier est donner poids à sa parole, aux engagements donnés, prouver sa liberté. On peut toujours parler de fanatisme, tout le monde sait bien que cela s'inscrit dans une tension internationale, une actualité en impasse. La véritable cause est dans l'injustice même si cela doit nous terroriser de constater que nous avons laissé des fous et des désespérés parler à notre place. Nous devons savoir qu'un tel désespoir nous habite, on tire au lance-roquette maintenant dans les cités, tous les suicidés ne sont pas muets !

Pour Patrick Viveret, ce dont témoigne cette guerre civile, c'est que le plus important désormais devient la question religieuse, de ce qui nous relie, du sens plus que de la force. Il retrouve ainsi ce que Rousseau disait déjà "Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir". Je trouve très éclairante son interprétation des attentats suicides comme l'économie du sacrifice qui fait chuter l'économie marchande. Alors que la globalisation prétend apporter le progrès partout, les 2/3 des populations du monde la considèrent comme un agression. Il est sans doute obscène d'observer des réjouissances devant tant de morts mais on doit les comprendre comme la revanche des sacrifiés de la globalisation marchande, de tant de morts ignorés, le retour du refoulé d'une civilisation mortifère. Pour ne pas reproduire de telles catastrophes, il faut en saisir toute la signification, en tirer toutes les conclusions. Devant ces destructions comme devant les camps de la mort revient pour les USA (95% de croyants) la question d'Hans Jonas : qu'est-ce qui peut sauver Dieu ? alors qu'en Europe remarque Patrick Viveret où il y a déjà 50% d'incroyants, la question est plutôt : qu'est-ce qui peut sauver l'humanité ?

Je ne pense pas que le terrorisme vient ici, comme en Italie naguère, casser tout débouché politique au mouvement anti-mondialisation. Je crois plutôt que le terrorisme se développe ici par absence d'alternative réelle et qu'on peut y voir au contraire le signe d'une précipitation vers un Nouvel Ordre Mondial !

On peut s'attendre d'abord à une intensification de la domination américaine et de la violence, mais qui ne sera pas durable et devra poser la question d'une véritable société planétaire, de la communication universelle et d'une réorientation de l'économie productiviste vers un développement humain écologiste. Que pouvons-nous faire pour accélérer les solutions et réduire la violence ? Il faudrait un véritable parti écologiste, faisant preuve de l'intelligence qui fait défaut à ceux qui nous gouvernent... Il y a bien de quoi désespérer. Nous sommes le jouet de nos émotions, du pouvoir et de la richesse au détriment du sens et de l'amour nous dit Patrick Viveret. Il ne suffit pas de le dire, la conversion n'y suffit pas, c'est un question d'institution mais c'est une question de plus en plus vitale..

Wallerstein prédisait 50 ans de chaos avant l'unification finale !

12/09/01

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