Une grande confusion règne sur
la nature de la "fracture numérique", au point que les
politiques mises en oeuvre pour la réduire ne font souvent que
l'aggraver en s'imaginant qu'il suffirait de développer les
communications à haut débit, par exemple. Si on considère la
fracture numérique d'un point de vue géographique, il est certain
que la question de l'accès égal aux réseaux est primordial, leur couverture
territoriale
plus ou moins complète. Il est donc justifié qu'une
politique d'aménagement du territoire s'en préoccupe et
que les gouvernements soient soucieux que leur pays ne soit pas
marginalisé par rapport aux opportunités des "nouvelles
technologies" et l'ouverture aux communications internationales. Cela
fait partie des infrastructures indispensables à la
compétitivité des entreprises tout comme les
réseaux routier, électrique ou
téléphonique, externalités
positives de plus en plus déterminantes dans la
productivité bien qu'elles ne soient pas directement
payés par les bénéficiaires mais seulement par le
biais des impôts (qui sont donc bien productifs contrairement
à la vulgate libérale).
D'un point de vue
social, la question de la fracture
numérique est tout autre. Il est certain que
l'élévation du niveau des compétences
exigées par l'extension des technologies numériques
augmente les inégalités, dans l'utilisation ou
l'accès à ces techniques, même si la possibilité
matérielle en était offerte à tous. De même que
l'illétrisme constitue un lourd handicap dans le monde de
l'écrit, de même l'incapacité de se servir d'un
ordinateur ou d'Internet est de plus en plus pénalisant,
produisant une nouvelle fracture sociale, non seulement pour les
pauvres et les exclus, tous ceux qui n'avaient que leur force de
travail et dont la situation empire encore, mais aussi pour les
plus âgés qui ont beaucoup de mal à s'adapter aux nouvelles
technologies, ce qui augmente cette fois la fracture
générationnelle.
Dans ces conditions, on comprends bien que le développement des
communications, loin de réduire la fracture numérique ne
fait que l'aggraver socialement. C'est une loi générale.
L'intensification des flux favorise les
différenciations,
l'ouverture des marchés approfondit les inégalités
sociales au niveau local. Les communications avec le lointain se font
inévitablement au détriment des communications avec les proches. En effet, si
la suppression des barrières
douanières tend à égaliser les prix et
homogénéiser les modes de vie du monde entier, on sait
que cela fait, par exemple, monter le prix de l'immobilier puisque des
acquéreurs éloignés peuvent surenchérir sur
l'offre locale, ce qui se traduit dans ce cas par un accroissement des
inégalités entre propriétaires et locataires.
Circulation et communications donnent aussi la possibilités pour
les différentes
compétences de trouver mieux à s'employer en se
connectant à des demandes plus éloignées mais plus
spécifiques,
mieux adaptées aux talents les plus singuliers mais accentuant,
là encore, les différences entre les individus les plus
proches.
Non seulement le développement des communications approfondit
les inégalités sociales comme un fleuve creuse son lit
proportionnellement à la force de son débit, mais l'expérience
italienne montre qu'on peut se jeter ainsi, et bien naïvement, dans un nouveau
totalitarisme, celui du
pouvoir de la communication
qui
détrône l'ancienne propagande et réduit la
démocratie à sa
pure représentation médiatique. A côté, les
réseaux de contre-pouvoirs sur lesquels on s'extasie volontiers
ne
pèsent pas lourd dans les faits bien qu'ils pourraient
effectivement donner la possibilité d'une véritable
participation des citoyens. Il n'est pas anecdotique
de
constater que Berlusconi a d'abord pris le pouvoir dans la
communication avant de s'intéresser à la politique,
c'est-à-dire quand il s'est trouvé possesseur du
véritable pouvoir, tout simplement. On peut craindre qu'à
la suite de
Mussolini et Hitler, ce que l'Italie manifeste bruyamment sous forme de
farce, avec une sorte de clown à sa tête, ne se transforme
ailleurs en tragédie bien plus terrifiante au nom d'un
quelconque fanatisme plus résolu et
scientifiquement organisé. Car l'extension des communications
menace effectivement vie privée et démocratie, même
si cela
empêche aussi un contrôle totalitaire de la
société, du moins à l'ancienne mode (la chute de
l'URSS
est due en profondeur à la généralisation de la
micro-informatique impossible à contrôler de façon
centralisée
comme Andropov l'avait déjà compris, contradiction du
système soviétique impérial et des nouvelles
forces de production).
Enfin, si la communication a des vertus bien réelles, ce n'est
vraiment pas une nouveauté, au moins depuis le
développement des réseaux de chemin de fer et de la poste
qui pouvait faire dire à Kierkegaard qu'on était dans
l'ère de la communication, ce qui se traduisait
déjà à ses yeux par la domination du radotage. Il
faut comprendre ce qui a pu changer avec le nouveau seuil qui vient
d'être franchi donnant accès à
l'immédiateté, au "temps réel" et
pénétrant toute la production, accélérant
les échanges, les connections mais aussi
les déconnections (les désaffiliations). Se soucier des
communications, de leur invasion de tous les secteurs de la vie est
certes nécessaire, ce n'est pas
suffisant. Il faudrait se soucier plutôt des bouleversements
qu'elles entraînent. Ce ne sont pas les performances des
techniques de
communication qui comptent, comme si elles laissaient tout le reste
inchangé, mais leur
contenu et leurs conséquences, ce que les communications
transmettent, c'est-à-dire des informations (et si la
multiplication des communications est possible c'est grâce aux
possibilités de reproduction de l'information numérique).
Ce à quoi on assiste, en effet, c'est à une plus ou moins rapide
substitution de l'information à l'énergie, à la transformation du
travail
dont la dimension cognitive et affective prend le dessus sur la simple
force de travail qu'on pouvait mesurer en heures salariées et
dont on exige désormais d'atteindre ses objectifs de
façon plus ou moins autonome. Les
régulations se multiplient dans tous les domaines, posant la
question de nos
finalités, et la production se règle désormais en
grande partie sur
la demande en "temps réel", subissant en contre-coup ses
fluctuations sous forme de flexibilité et de
précarité grandissantes (le facteur humain servant de
variable d'ajustement dans les "flux tendus" ou les services qui ne
peuvent se stocker). Les revenus ont perdu
toute proportionnalité, toute échelle de valeur entre des
vedettes qui touchent des fortunes disproportionnées (ou des
actionnaires avisés) et des créatifs, des chercheurs, des
enseignants, des artistes, des
"intello-précaires" (ou des infirmières) dont la fonction
est dangereusement dévalorisée alors que leur importance
ne cesse de croître dans la production des nouvelles richesses.
Une logique économique fondée sur la rareté, la
concurrence, l'individualisme et la productivité
immédiate se révèle complètement
inadaptée à une économie cognitive fondée
sur la surabondance d'informations, sur la coopération
(logiciels libres), une productivité statistique et
l'investissement dans le long terme.
Ce sont ces effets massifs qu'il faut prendre en compte et qui
découlent directement des caractéristiques de l'
information
elle-même,
comme nous l'avons montré
ailleurs
(discontinuité, non-linéarité, reproduction,
incertitude, coopération, gratuité). L'information se
traduisant en savoirs, en
prévisions plus ou moins incertaines, nous rend dès lors
responsables, tenus à répondre aux menaces qui
s'annoncent, aux défis de l'avenir, à lutter contre
l'entropie naturelle et les fractures sociales par notre volonté
d'atteindre nos objectifs, nos
finalités humaines, en réglant nos actions sur leurs
effets. Pas de responsabilité sans information, mais pas
d'information non plus sans une action qui y réponde. Ce sur
quoi il
faut insister, c'est sur les exigences des nouvelles forces productives
"numériques", immatérielles, créatives,
culturelles, intellectuelles, leur logique, leurs conditions et leurs
limites ou leurs dangers. L'important c'est de comprendre quel
genre de travailleur, quels rapports de production et quelles
protections sociales sont exigés par l'économie
émergente, quelle organisation de la société est
nécessaire pour tirer partie de la révolution
numérique. On ne peut se fier à une prétendue
auto-organisation qui n'est qu'une dérive aveugle et
destructrice, une course à l'abîme. La fonction de
l'information est d'y introduire des régulations, c'est notre
responsabilité même si on ne peut ni ne doit vouloir tout
contrôler.
Plutôt que de se focaliser sur la technique et vouloir
accélérer le processus de domination des réseaux
de communication, on devrait donc prêter plus d'attention au contenu
et aux acteurs, aux questions d'organisation, aux lois du genre (statistiques), aux
formations requises. La formation elle-même ne peut être suffisante car tout le monde
ne peut y avoir accès. La société
hypertechnicienne qui est la nôtre a besoin de
médiateurs,
d'assistance, d'experts pour s'orienter et compenser les handicaps
individuels ou les inégalités sociales. C'est ainsi qu'on
réduira le plus sûrement la fracture numérique, par
de nouveaux services
sociaux, une coopération renforcée, d'autant plus
indispensable qu'on prend conscience que toute rationalité est
limitée. Il y a toujours surproduction d'information, personne
ne peut
tout savoir, tout intégrer, il y a vite saturation. Il ne suffit
donc pas de transmettre l'information, il faut créer les
conditions pour qu'elle soit utilisée, ce qui implique toute une
série de filtres ou de "portails", d'intermédiaires, une
organisation finalisée, une direction par objectifs.
La discontinuité des emplois, liée
répétons-le à l'ère de l'information,
nécessitera un revenu garanti pour sauvegarder ou
développer les capacités de chacun mais, au-delà, il faut prendre
conscience que nous entrons avec l'économie immatérielle
dans une toute autre logique que
celle de la productivité à court terme puisque nous avons
besoin désormais d'un
développement humain
(au sens d'Amartya
Sen), ce qui implique une logique d'investissement dans l'individu et
le long terme, le
développement de ses capacités et de son autonomie.
L'ère de l'information c'est l'ère des régulations
et de l'écologie mais c'est surtout l'ère du
développement humain, de formations différenciées,
de trajectoires multiples, de la pluralité des choix de vie
et de la valorisation des capacités les plus spécifiques
(travail-virtuose, travail-passion, travail-social),
une toute autre perspective que le salariat de masse ou une
croissance énergétique insoutenable. S'il y a bien un
renforcement de l'individuation et de l'autonomie, cela ne peut se
faire qu'à sortir de l'individualisme en renforçant
coopération et protections sociales.
Il ne suffira pas de
multiplier les accès, d'accélérer les
débits, d'étendre les réseaux. Il ne s'agit pas
d'effectuer un simple ajustement technique mais d'envisager une réorganisation
totale des rapports sociaux, de construire un stade cognitif supérieur qui
mobilise nos finalités humaines et la
responsabilité des
effets de nos actions ou des conséquences de notre production.
Les esprits n'y sont pas assez préparés, on croit que
tout peut continuer comme avant comme si l'histoire était finie
alors que
l'actualité nous rattrape, les questions s'imposent, les
impasses du système sont patentes, les menaces
écologiques se font de plus en plus pressantes. C'est la
fracture entre les
logiques de l'ère énergétique (industrielle) et
l'ère de
l'information (immatérielle) dont il faut prendre conscience
pour réduire la
fracture numérique que nous ne ferons sinon qu'approfondir
encore, avec tous les dangers d'une évolution non
maîtrisée devenant rapidement explosive.