Pollutions choisies et pollutions subies

> >De même que je suis toujours étonné par les "écolos" qui encrassent leurs
> >poumons au tabac et vont ensuite manifester contre la pollution-auto ou les
> >dioxines des incinérateurs,

Il est tout-à-fait honorable de ne pas vouloir avorter ou ne pas vouloir fumer. Le problème commence lorsqu'on juge les autres au nom de notre propre décision, et pire lorsqu'on veut les plier à nos propres critères. Je n'aime pas le tabac, je le trouve très dangereux (un copain en est déjà mort), je le condamne pour moi mais je ne fais pas trop chier les fumeurs de tabac (un peu, contre le tabagisme passif) et moi-même je fume de l'herbe et milite pour la légalisation. La seule chose que je me permets, c'est de rappeler que le tabac est dangereux, mais c'est marqué sur les paquets. C'est une autre chose de penser qu'il faut être pur, naturel 100% bio, faire sa gymnastique le matin et ne jamais prendre d'excitants. Il n'y a pas du tout équivalence entre les "pollutions choisies" et les "pollutions subies". On se pollue forcément, quand on fait le ménage ou le feu par exemple, c'est supportable si on a ensuite de l'air pur. Ne pas se polluer, c'est ne pas vivre, de même que tout être vivant a des déchets qui se recyclent quand il n'y en a pas trop. L'homme n'est pas seulement un animal et sa première drogue c'est le langage, la deuxième c'est le travail. Le travail n'est pas toujours la santé et est à l'origine de bien des maladies. Un enseignement des récentes révélations sur le dopage est que ce n'est pas toujours le dopage qui est le plus dangereux mais la haute compétition elle-même.


Parlons alcool (in vino veritas)

Pour illustrer le rôle de la drogue dans les sociétés, il n'est pas nécessaire d'aller chercher des sauvages de l'autre bout du monde. Encore une fois, la clé est de reconnaître l'alcool comme drogue, dure, au fondement de notre civilisation. L'alcool a bien des vertus, de conservation, de désinfection, mais il est utilisé comme toute drogue traditionnelle pour les fêtes, les relations sociales. Généralement on attend de l'alcool une baisse de vigilance, c'est donc se diminuer volontairement mais comme signe de confiance, d'abandon au groupe. C'est la même chose que de retirer son chapeau, découvrir son armure et se présenter à l'autre dans notre faiblesse. Rite d'appartenance dont nous avons chanté "il est des nôtres, il a bu son verre comme les autres". Pour ce qui reste de culture paysanne, il n'y a pas de contrats signés sans l'épreuve du coup de gnôle où s'éprouve la bonne foi de l'autre. Les beuveries du mariage ont la fonction de fournir un obstacle à la nuit de noce, délivrant les nouveaux époux de l'échec de la rencontre. Voilà pour un brin d'ethnologie bien de chez nous.

De l'autre côté, celui plus personnel voire religieux de la subjectivité et du remède, les drogues se sont toujours justifiés de la faiblesse humaine (errare humanum est), de l'intervention du sentiment dans les représentations et donc, dans la nécessité de se détacher de l'humeur pour éprouver une vérité plus objective : c'est l'épreuve de vérité des Perses et le miroir de l'âme de Platon. Il faudrait aussi parler de l'enthousiasme de Dyonisos et du vin devenu sang du Christ. Sans oublier Baudelaire (Il faut vous enivrer sans cesse, mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu) et bien sûr Rimbaud (le dérèglement de tous les sens) comme en écho à l'époché de Husserl ou au regard éloigné de l'ethnologie... Mais l'alcool a toujours été aussi ce qui rend supportable l'insupportable, au travail comme à la guerre, et constitue le compagnon de la déchéance sociale. L'alcoolique est dépendant, la dégradation physique est souvent irréversible ; l'alcool tue. Ce n'est pas la cause de la misère sociale pourtant, ce n'est qu'un de ses effets les plus visibles. Voilà, en tout cas, une drogue bien de chez nous, sans aucun exotisme et en vente libre bien que dangereuse (il ne serait pas mauvais de proposer aussi des produits moins nocifs).

Plutôt que de rappeler l'utilisation des drogues dans des pratiques religieuses perdues, je suis plutôt partisan de ramener l'attention sur la réalité la plus présente qu'on veut ignorer. Le rôle social de la drogue est manifeste dans l'alcool ainsi que l'ambivalence de tout remède qui peut devenir poison. Depuis l'antiquité, au moins les Bacchantes d'Euripide, il ne manque pas de petits malins et de ligues de vertu pour vouloir l'interdire. En vain, pour tous les occidentaux l'alcool n'est pas une drogue et reste indispensable à la régulation sociale. On ne compte pas les chantres du vin et de la dive bouteille ou nos chansons à boire. La drogue c'est l'autre, l'étranger, le bouc émissaire. C'est pourquoi le refus de considérer l'alcool comme une drogue resurgit en lutte mortifère contre une drogue diabolisée. La bonne conscience des alcooliques se construit sur une distance complètement factice entre l'alcool et les autres drogues.

En se rappelant que la lutte de la vertu contre la drogue reproduit la lutte contre la masturbation avant-guerre avec les mêmes craintes irrationnelles, on peut ensuite étendre la notion de drogue à tous les plaisirs, toutes les habitudes qui sont soumises aussi à la dépendance et aux systèmes opposants (augmentation des répétitions et diminution du plaisir). On trouve alors comme premières drogues : le travail, le sexe, le sport, le jeu, le pouvoir. C'est une extension qui se justifie par le fait que ce n'est pas la substance qui fait la toxicomanie, mais bien le toxicomane et sa situation concrète. Dans aucun de ses domaines on ne peut être sûr de savoir raison garder. C'est le problème de la liberté qui est le problème de l'homme même.


L'urgence sociale

> qui a part qques dizaines de milliers d'accro cela peut il interesser?

Il ne s'agit pas seulement de dizaines de milliers, le problème de la prohibition concerne des millions de gens, et d'abord la jeunesse, cela a des conséquences énormes en financement de la mafia et en renforcement de l'État policier, cela pose les problèmes du mensonge d'État, du nationalisme de l'alcool et de la négation de l'autre, c'est la survivance d'un hygiénisme utilitariste fascisant qui s'attaquait auparavant à la masturbation avec violence, etc...

Il y a des gens en prison, les tribunaux sont encombrés par les affaires de drogue, la prohibition n'empêche rien mais augmente la violence partout. C'est une question fondamentale concernant la conscience de soi de la société puisque c'est le refus de reconnaître le caractère de drogue à l'alcool qui resurgit de façon mortifère dans la lutte contre la drogue.

> c'est vraiment la deux cent millieme preoccupation non?
>
NON c'est avec l'augmentation des minima sociaux une priorité sociale.

> pourquoi pas un programme special (et si on croit aux elections des places eligibles...)

Nous avons besoin d'un programme sans doute, mais il faut ménager l'espace de la négociation, de l'acceptation sociale, les Verts n'ont pas le même rôle ici que le CIRC. Ce qui compte c'est la volonté d'abolir la prohibition et d'abord l'abrogation de l'article qui interdit de discuter la loi. L'état du Droit actuel est un scandale et il n'est pas question que nous reculions sur ce point comme sur les autres. D'ailleurs nous sommes en procès pour le 18 Joints tout comme Galland. Ce procès tombera pendant la campagne, on ne pourra être discrets, il faut donc au contraire être offensif et profiter de l'occasion pour faire évoluer la loi de manière décisive. Il faut faire corps avec Galland sûrs de notre combat contre les préjugés d'État dévastateurs.

Ce combat qui est le nôtre depuis longtemps est sur le point de réussir, grâce à l'Europe moins dogmatique que Chirac et aux scientifiques (rapport Roques). Kouchner fait ce qu'il peut, à nous de faire tomber la loi de 70.


Accoutumance, dépendance

> Il faudrait aussi parler de l'accoutumance (il en faut de plus en plus), lorsque la
> dépendance s'est installée, (on ne peut plus s'en passer).

Tous les produits sont soumis à ce qu'on appelle les systèmes opposants (il en faut de plus en plus pour un effet de moins en moins fort). Ceci est la cas de l'alcool notamment. C'est plus marqué pour les opiacés à cause de la liaison des endomorphines avec la mémorisation du plaisir. Pour les amphés le problème est plutôt la descente et l'épuisement. Par contre, si le Cannabis n'échappe pas à cette règle générale, cette accoutumance est très atténuée par le fait que le corps "apprend" à produire de plus en plus de substance active. Le Cannabis est vraiment la moins dangereuse des drogues : il n'y a pas de réelle dépendance physique (même si il vaut mieux prendre un somnifère quand on s'arrête et qu'on peut éprouver un certain manque surtout psychologique), il n'y a pas non plus de surdose (on peut juste s'endormir), pas de morts... Ce n'est pas pour rien que le rapport Roques affirme que le Cannabis est beaucoup moins dangereux que l'alcool, cela ne veut pas dire qu'il ne pose aucun problème (entre autre d'utilisation en conduisant, à l'école, etc.) c'est une substance active pas du tout homéopathique mais beaucoup moins agressive que l'alcool.
 

ça rend fou

> Le Cannabis en général sans danger, peut chez des personnes à structure fragile
> leur faire faire un mauvais voyage, seule ou avec d'autres, qui réveillent des traumatismes
> ou en ouvre de nouveaux qui fait basculer l'individu dans un mode d'être pathologique..

Ce n'est pas vraiment différent de l'alcool sinon que la prohibition favorise l'hystérisation. De toutes façons on peut seulement parler d'un agent déclenchant. La structure psychotique est, par définition, préexistante. Le fait d'attribuer le pouvoir de la folie à une substance n'est pas innocent. C'est à la fois la négation des déterminations sociales de la folie et la projection sur la drogue d'un pouvoir diabolique qui n'est que l'imaginarisation d'une transgression des limites, d'une perte de maîtrise dans le surgissement d'un réel refoulé. La substance elle-même glisse sur nous comme l'eau sur les ailes d'un canard. Ce qui ne passe pas, ce sont nos propres réactions, nos paniques, nos illusions. Ce n'est pas une raison pour se ménager une vie sans émotions. La vie est dangereuse. Mais souvent les choses n'ont que le pouvoir qu'on leur prête et les gens sont ce qu'on croit qu'ils sont. La croyance au diable sait bien le trouver partout.
 

Le besoin d'interdit !

> L'interdit suppose que des paroles soient dites, échangées entre les
> protagonistes (jeunes-adultes, citoyens-politiques, soignés-soignants,
> ...), sans contenu il est vide et la recherche de repères se fera
> ailleurs... Oui aux débats. Non aux pollutions subies. Non aux pollutions
> choisies. Soyons cohérents pour être crédibles.

On ne sait pourquoi l'interdit devrait concerner justement les produits interdits actuellement, ni pourquoi la psychanalyse sert de prétexte à ces préjugés ! Ce qui est vrai, par contre, c'est bien qu'on ne peut interdire aux jeunes ce que les adultes donnent en exemple avec l'alcool.

1. Quand on parle de drogue, parlons d'abord de l'alcool, donc. Mais, il ne suffit pas de vouloir supprimer l'alcool ou le tabac. On connaît les ravages de la prohibition de l'alcool, ce sont les mêmes que la prohibition des autres drogues qui créent un marché gigantesque pour les mafias. Arrêter la prohibition ne veut pas dire arrêter la prévention, ne pas donner de règles, ne pas interdire la publicité, la conduite automobile, etc. C'est ce qu'une politique démocratique peut et doit faire. Croire qu'on va ouvrir les vannes à la barbarie n'est que la projection de nos propres peurs devant l'interdit, tout comme les sauvages devant les tabous, le retour du refoulé étant vécu comme l'écroulement du monde.

2. Les travailleurs sociaux ne sont, hélas, que des auxilliaires de l'ordre public et sont aux prises avec l'interdit aussi concrètement que la police, dans une tâche de plus en plus difficile avec la montée de l'exclusion. La drogue est prise là-dedans comme les armes. Ce qui est en cause, ce n'est pas le besoin d'interdit mais la légitimité des lois, l'injustice de la société. On ne peut y assimiler la psychanalyse pour qui toute jouissance est transgression, pour qui la répression soi-disant nécessaire est le plus souvent inventée et pour qui la Loi n'est pas juridique mais est Loi du père ; appel certes à une cohérence, à une parole possible mais voie qui est perdue sans recours à refouler ses faiblesses et courir après un idéal surmoïque insatiable. La psychanalyse ne justifie pas du tout le paternalisme mais nous condamne plutôt à la castration. Il faut écouter toujours, porter secours si on peut mais jamais vouloir redresser les autres au nom de l'idée qu'on a de soi et de ses propres principes ou interdits.

Soyons modestes et fraternels mais que cela n'empêche pas de se battre ensemble contre les pollutions que nous n'avons pas choisies même si nous ne pouvons nous réclamer d'aucune pureté.
 
 

Jean Zin (pour les réponses)



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