L'éco-socialisme (d'un socialisme écologisé à l'écologie sociale)
L'écologie-politique a du mal à sortir de la
confusion et trouver sa place sur l'échiquier politique dont
elle bouleverse les catégories. Certains prétendent
même que l'écologie n'est ni de droite ni de gauche, ce
qui est absurde car il y a bien une écologie de droite et une
écologie de gauche. Est-ce que, pour autant l'écologie
pourrait se réduire à la vieille gauche ? Ce serait
rater ce que l'écologie-politique apporte de radicalement
nouveau.
On
peut globalement regrouper l'écologie de gauche sous le nom
d'éco-socialisme mais cela recouvre deux conceptions très
différentes selon le poids relatif qu'on donne aux deux termes
d'écologie et de socialisme. On peut ainsi opposer
l'éco-socialisme
de Michael Löwy à celui d'André Gorz, l'un
étant plutôt un socialisme écologisé alors
que l'autre tend vers une écologie sociale, l'un
privilégiant la continuité avec la tradition
marxiste-léniniste, l'autre marquant la rupture (depuis "Adieu au prolétariat"), tout en conservant une grande part des analyses de Marx et des luttes sociales.
Soulignons d'abord ce qui rassemble les deux démarches :
l'anticapitalisme conséquent, justifiant la
référence à l'analyse que fait Marx
du productivisme
salarial. C'est une analyse matérialiste qui rend compte du
productivisme par le système de production et non par la
consommation ou un désir soudain déchaîné. En effet,
Marx a montré que le capitalisme c'est du capital qui utilise du
travail salarié pour augmenter le capital, et c'est
l'accroissement constant de la productivité du travail par
l'investissement (et le progrès technique) qui dégage une plus-value pour le capital,
dans une course sans fin où celui qui s'arrête est vite
rattrapé par la concurrence (voir Travail salarié et Capital).
Ce "cercle vertueux", ou plutôt infernal, de la croissance a pour
contrepartie la
dépendance salariale de prolétaires dépourvus de
tout moyen de vivre et livrés au "marché du travail".
L'éco-socialisme est une écologie
qui remonte aux causes
matérielles et sociales de la crise écologique, dans la
production,
et qui se doit donc de proposer une
alternative au capitalisme dès lors que l'antiproductivisme se
révèle
incompatible avec une dynamique du capitalisme qui ne peut se passer de
croissance. L'accord sur l'anticapitalisme est primordial mais c'est dans
les
alternatives que des différences de conception apparaissent : on
peut s'accorder sur le problème et diverger pourtant sur les
solutions ou les stratégies à mettre en oeuvre.
Peut-on vraiment comme Michael Löwy assumer malgré tout la continuité du
marxisme-léninisme ? Je ne le crois pas, et d'abord parce que
Lénine contredit Marx sur des points fondamentaux pour en faire
une sorte de blanquisme autoritaire, ce que Marx condamnait explicitement pourtant.
Ensuite parce que nous ne nous retrouvons en rien dans les
régimes qui ont revendiqué le marxisme. Enfin parce que
les temps ont changé et que l'écologie est un
post-marxisme
plutôt, et même un post-totalitarisme, tenant compte de
l'expérience
historique et des transformations des forces productives.
L'écologie-politique a une dimension cognitive qui est absente
de socialismes trop volontaristes, et les vieilles "organisations
ouvrières" bureaucratisées n'ont plus aucun rôle
positif, enfermées dans la défense du salariat.
L'écologie n'est pas seulement une dimension
supplémentaire, une nouvelle contradiction à prendre en
compte, c'est une objectivité qui nous solidarise, un monde
commun au-delà des classes, des peuples et des cultures. Il y a
bien une rupture entre le marxisme et
l'écologie-politique, un changement de point de vue. Cette
rupture s'exprime par exemple dans l'opposition d'une
démocratie majoritaire autoritaire et d'une démocratie
des minorités respectant les diversités et les
réalités locales.
L'écologie-politique apporte un nouveau paradigme de
l'organisation sociale qui n'est pas réductible au collectivisme
ni à tous les archaïsme charriés par la tradition
marxiste-léniniste. Le collectivisme a montré que la
propriété collective ne changeait rien à la
dépossession de tous et, de toutes façons,
de plus en plus de salariés possèdent leur moyen de
production désormais avec leur ordinateur
personnel qui est une machine universelle. L'ère de
l'information change toutes les données par rapport au
capitalisme industriel puisque c'est le déclin de la
valeur travail, d'un travail mesuré par sa durée et base
de la valeur d'échange. On est passé, en effet, de la
force de travail à la résolution de problèmes, ce
qui n'est pas du tout la même chose car ce n'est plus de l'ordre
de la productivité immédiate du temps de travail. Les
processus ne sont plus linéaires mais discontinus. On perd toute
proportionnalité entre la cause et l'effet. De
même on quitte les productions de masse pour les productions
à la demande et en réseaux. Le prolétaire n'est
plus tant le salarié que le précaire. Les structures de
coopération et de décision ne sont plus les mêmes.
Se tourner vers le passé serait se condamner à de
nouveaux échecs alors que nous devons regarder vers l'avenir,
ses potentialités et ses menaces. Il faut inventer autre chose.
Il
ne s'agit pas de grossir des divergences d'orientations (plus que de
personnes) qui peuvent paraître minimes et très
théoriques mais qui se traduisent pourtant en divergences
pratiques et politiques. L'alternative
au capitalisme ne saurait être une simple
politisation de l'économie, très problématique et
trop peu critique d'un fonctionnement supposé
démocratique alors qu'il peut être si facilement manipulé ou usurpé.
Il ne suffit pas de s'approprier les usines,
appliquer des contraintes extérieures sur les
structures économiques actuelles ; c'est l'organisation qu'il
faut changer, ce qui demande du temps. S'il y a effectivement
nécessité de réencastrer l'économie dans la
société, ce n'est pas simplement remplacer
l'économie par la
politique mais réinsérer l'économie dans son
milieu, relocaliser
l'économie, c'est-à-dire privilégier les
échanges de proximité et les équilibres locaux.
C'est une reconstruction par le bas (la création de nouvelles
Villefranche ou Fribourg), qui ne supprime ni l'économie ni le
marché mais donne les moyens d'en sortir par le
développement des nouvelles forces productives
immatérielles et des "externalités positives".
On peut sortir de la société de marché de deux
façons. 1) En remplaçant le libre jeu de l'offre et de la
demande par une distribution administrative des biens et services, en
remplaçant la rentabilité économique par des
décisions politiques. C'est la voie socialiste qui ne laisse
aucune autonomie
à l'individu et
prétend "organiser la production en fonction des besoins
sociaux". C'est une impasse car la "valeur d'usage" n'est absolument
pas quantifiable ni
objective sans compter que le superflu nous est plus que
nécessaire. 2) L'autre voie consiste à partir de ce que
les gens veulent faire plutôt que de ce qu'ils veulent consommer,
partir de leur besoin de reconnaissance et de leurs compétences,
de l'être plutôt que de l'avoir. C'est la voie de
l'autonomie, d'une relocalisation de l'économie axée sur
le "développement humain" (nécessaire
à la production immatérielle) et la valorisation des
ressources locales. C'est mettre l'accent du côté du
producteur et de l'organisation de la production (dans des
coopératives municipales) avant d'en répartir les fruits.
Cependant, pour rendre possible cette autonomie individuelle, il est
indispensable de briser la dépendance salariale non seulement
par de nouveaux
rapports de production coopératifs et la dynamisation des
échanges locaux mais aussi par la garantie du revenu, que le
salariat ne garantit plus. On voit que c'est un projet très
éloigné de
la planification socialiste ou de la collectivisation des moyens de
production et plus proche d'une fédération de communes ou
du "municipalisme libertaire" de Bookchin. D'ailleurs, il vaudrait sans
doute mieux appeler cela une "écologie municipale". En tout cas,
l'éco-socialisme ne sera pas le
communisme
plus l'électricité solaire mais tout autre chose, plus
vivant et diversifié que nous devrons construire localement et
sans attendre de "prendre le pouvoir".
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