On ne peut qu'applaudir bien sûr à ce sursaut collectif, mais en même temps il faut bien voir ce que peut signifier un refus des licenciements, concrètement, de même qu'on peut s'étonner de cette "découverte" soudaine qu'aucun salarié n'est à l'abri d'un licenciement malgré les représentations idéalisées du salariat par la social-démocratie. Les français ont toujours eu l'idéal du fonctionnaire (les Anglais tous actionnaires, les Français tous fonctionnaires, les Allemands tous factionnaires disait-on). C'est ce même idéal qui s'exprime chez Bernard Friot (et chez les copains d'Ecologie sociale). Le problème est simplement de savoir si ce salariat fonctionnarisé sera réservé à une élite alors que la précarité augmentera globalement, ou bien étendue à tous ? L'étendre à tous, c'est tout simplement supprimer le "marché du travail". Ce qui me semble souhaitable, en effet, mais peut signifier aussi la fin de la liberté du travail (pour protéger les travailleurs en place, les corporations), et semble bien incompatible avec le capitalisme qui risque d'aller voir ailleurs. Plutôt qu'un encouragement à dépasser le capitalisme, je crois hélas beaucoup plus probable qu'on obtiendra simplement un petit renforcement des protections des salariés des grandes entreprises, déjà les plus intégrés, au détriment des précaires encore.
En effet, si Danone ne peut plus licencier les salariés en CDI en France, il embauchera en CDD ou à l'étranger, fera appel à la sous-traitance non protégée. Découvre-ton que le but avoué des actionnaires d'une société est de faire du profit ? C'est la règle du capitalisme et des marchés financiers. Si on ne veut pas les supprimer que fait-on sinon agiter du vent ? Au fond ce que nos dirigeants reprochent à Danone comme à Michelin c'est leur erreur de communication : toute vérité n'est pas bonne à dire et pour ne pas réveiller une dangereuse citoyenneté il faut camoufler le ressort du profit par de bons sentiments. Tout ce qu'on leur demande c'est de feindre la compassion, d'afficher leur culpabilisation. Le salariat ne peut absolument pas être confondu avec les fonctionnaires pourtant car le salariat c'est l'autre face du capitalisme qui se définit comme du capital qui utilise du travail vivant pour produire du capital (profit). Le salariat c'est un "marché du travail", où le capital achète du travail s'il peut en tirer profit. C'est insupportable de réduire des rapports humains à des rapports marchands, que ce soit dans l'embauche ou le licenciement, mais il paraît que tout le monde est d'accord ! On peut oublier ce rapport de subordination dans la coopération quotidienne mais la réalité de la logique capitaliste s'exprime dans les licenciements avec la brutalité d'un rappel à l'ordre. On ne peut être salarié et autonome, maître de sa vie et de son travail, voilà la vérité, de même qu'un esclave pouvait être très bien traité sans pouvoir prétendre être libre.
Vouloir entretenir le mythe d'un salariat idéalisé n'expose pas seulement à de cruelles désillusions, cela a des conséquences immédiates d'aggravation du précariat. Non, ce n'est pas en renforçant les garanties des salariés des multinationales qu'on fera reculer en quoi que ce soit le capitalisme mais en garantissant à tous un revenu suffisant pour favoriser des activités autonomes qui sont à l'abri de l'arbitraire financier. Ne pensez pas seulement à ceux qui peuvent se défendre, sinon pour se rappeler que vous aussi vous êtes menacés, ne détournez pas les yeux, comme nos médias, de la misère accumulée déjà, de l'étendue du précariat. L'insupportable est bien réel. L'idéal n'est pas de faire des Petits Lus, même dans des fabriques d'Etat (et les licenciements d'Air liberté par exemple ont ceci de bon qu'ils indiquent la victoire du train sur l'avion). L'idéal c'est le développement humain, une autre logique plus adaptée à notre temps (Amartya Sen, prix nobel 1998).
Cela commence par protéger tous les précaires, pas seulement
les salariés des grandes entreprises bénéficiaires.
Un revenu garanti non seulement favorise les activités autonomes,
culturelles, immatérielles mais il constitue aussi un revenu de
résistance à de mauvaises conditions salariales. C'est par
le bas qu'il faut construire une refondation sociale, des protections universelles
plutôt que d'agrandir la fracture entre le salariat protégé
(en général à Haute Valeur Ajoutée) et le "volant
de flexibilité" en rapide croissance du précariat jetable
et "corvéable à merci". Plutôt que de prolonger le
fordisme productiviste de la société de consommation, nous
devons poser les bases d'un autre mode de développement plus économe,
plus local, plus humain. Une logique de développement humain commence
par le droit à l'existence, le droit au logement, au revenu, aux
soins, à la formation et la participation à la vie citoyenne.
Tout ceci qui est contenu dans l'indignation contre la précarité
du salariat pourrait aggraver pourtant cette précarité pour
la majorité des salariés, c'est la limite du corporatisme
qui a ses vertus mais ne peut remplacer l'action citoyenne et les droits
universel. C'est pourtant l'enjeu de ce moment historique.