Edgar Morin conteste la notion d'écologie-politique
et voudrait promouvoir une "politique de civilisation" au nom de la complexité
humaine qui lui semble dépasser les préoccupations purement
écologistes, mais il rate ainsi la dimension proprement politique
du mouvement écologiste. C'est l'occasion de déployer la signification
de "l'écologie-politique" et sa nécessité pour remédier
aux impasses de la civilisation justement.
Comme beaucoup d'autres, Edgar Morin réduit l'écologie
à ce qui relève uniquement de l'écosystème biologique
et lorsqu'il parle de politique écologique, il ne vise ainsi qu'une
politique environnementaliste, ce qui lui semble à juste titre insuffisant
pour fonder une politique, mais pris dans ce sens, on ne comprendrait pas
pourquoi des écologistes auraient quelque chose à proposer
en politique, entre étatisme et libéralisme notamment. C'est
sans aucun doute l'inconvénient de se réclamer de l'écologie,
trop souvent assimilée à une politique de la nature, alors
que l'écologie-politique ne se limite pas aux effets désastreux
de notre industrie mais prétend remonter aux causes humaines et se
caractérise par une pensée globale systémique et complexe.
Il faut bien comprendre pourquoi c'est sous ce terme d'écologie-politique
que le mouvement écologiste s'est constitué au niveau mondial,
mais il faut pour cela éviter d'abord toute confusion avec une simple écologie
naturelle.
A première vue, promouvoir une "politique de civilisation"
et une "politique de l'homme" peut sembler plus juste et plus large qu'une
réduction de la politique au biologique sans référence
à l'histoire et à la culture humaine. Pourtant, le processus
de "civilisation" ne permet pas de sortir de l'historicisme, d'un subjectivisme
et d'un constructivisme trop absolus. Etymologiquement, une politique de
civilisation se désigne comme une politique des villes, de l'artificialisation
de la vie et d'un certain progressisme civilisateur. Ce n'est pas une politique
de rupture avec ce processus historique mais plutôt d'achèvement.
Du coup, elle ne peut que buter sur la construction de valeurs communes,
sur la diversité et le conflit des civilisations mais surtout sur
les impasses de la civilisation elle-même.
Au contraire l'écologie-politique est du côté
de l'objectivité, de limites matérielles, d'une transcendance
du monde qui s'impose à tous et ne dépend pas de nos représentations
ou de nos valeurs. La liberté n'y est pas seulement subjective, sujette
au caprice et à l'arbitraire, mais c'est une liberté objective,
celle de limiter la casse, voire d'éviter la catastrophe, responsabilité
collective face à des menaces qui nous rassemblent. De plus, l'écologie-politique
introduit explicitement une rupture avec la civilisation passée et
le progressisme, un nécessaire changement de politique, une inversion
des valeurs rendue indispensable par la régression de la qualité
de la vie. On peut certes voir l'écologie comme un simple retour en
arrière, retour à la terre face à la civilisation des
villes, retour à la bougie voire à l'âge de pierre pour
la mauvaise foi la plus manifeste, mais ce serait reproduire un point de
vue unilatéral opposé à la conception écologiste
puisqu'il s'agit plutôt de réintégrer le territoire dans
la politique d'urbanisation, inclure ce qui était exclu, intérioriser
l'extériorité, tenir compte des conditions de possibilité
de la politique et de notre survie, le contraire de toute utopie. On ne peut
éliminer la dimension politique de l'écologie-politique, au
point qu'un trait d'union devrait s'imposer entre les deux termes. "Politique"
renvoie lui-même à la polis, la ville et la civilisation. Une
politique de civilisation est donc un pléonasme alors qu'une écologie-politique
contient sa propre contradiction ou complémentarité avec la
dénonciation de l'insuffisance des politiques menées jusqu'ici,
des impasses de la civilisation.
En effet, on ne peut comprendre l'écologie-politique autrement
qu'en réaction aux effets de la civilisation, ses destructions, ses
aspects négatifs. L'écologie-politique ne peut signifier, comme
le croient certains, une sortie de la civilisation au profit d'une nature
sans culture ni politique, mais bien plutôt la nécessité
d'une pensée plus globale réintégrant la nature dans
la culture. En tant que politique multidimensionnelle, l'écologie-politique
est avant tout une pratique politique et donc sociale, humaine ; politique
de civilisation si l'on veut, mais qui ne se contente pas d'une politique
du sujet et le situe dans son environnement concret. On peut dire que l'écologie-politique
déploie la contradiction dialectique du sujet et de l'objet, intègrant
l'ignorance au coeur du savoir comme principe de précaution.
Ce caractère dialectique doit être conservé aussi
pour le "travail" qu'on ne peut réduire à l'activité,
comme le rêve parfois l'utopie d'une "fin du travail". La poésie
elle-même n'est pas seulement un subjectivisme, il y a un travail
de la poésie, une objectivité de l'oeuvre qui n'est pas donnée
d'emblée dans une transe. Il n'y a pas d'accès à l'être
disait Montaigne, la nécessité de l'ivresse et d'un dérèglement
de tous les sens ne peut en tenir lieu. Le monde de l'information et du langage
est celui d'une saisie indirecte des choses, de l'incertitude et de la réflexion,
de la distance à soi. La difficulté est de maintenir l'objectivité
du sujet en même temps que la subjectivité de l'objet mais
je ne pense pas que nous soyons des sujets traversés par des pulsions,
comme dans un champ de forces, alors que nous sommes pris dans les
filets du langage, de la culture et de l'histoire, nous réagissons
à des messages dans un monde de l'information où le travail
de l'apprentissage continue pas à pas dans le dialogue collectif
et l'interaction entre sujet et objet. D'ailleurs, dès qu'on ne parle
plus de force de travail, la paresse n'a plus d'autre sens que celui d'un
insupportable ennui et d'un manque de vitalité.
S'il faut lutter contre la "démoralisation" et redonner du
sens à l'aventure humaine, je ne pense pas qu'il suffise d'invoquer
pour cela un retour de l'éthique, de la foi ou de la poésie.
On ne pourra y parvenir que par l'engagement dans un projet commun, une finalité
collective qui nous rassemble, une aventure partagée à laquelle
nous participons par notre travail. Cette finalité ne peut être
n'importe quelle folie arbitraire ni même un désir majoritaire
mais doit revêtir l'objectivité d'un avenir à préserver
et du développement de l'autonomie effective de chacun. L'objectivité
de l'écologie est indispensable pour s'accorder sur des faits, la
politique sauvegardant les intérêts subjectifs. Certes, il faut
éviter tout dogmatisme et de s'illusionner sur notre puissance ou notre
savoir; s'imaginer pouvoir construire un homme nouveau. On ne nous guérira
pas de nos faiblesses, qui ont leur sens et servent de signal souvent. On ne gagne pas une guerre en
s'imaginant que tous les soldats sont des héros, mais il ne suffit
pas de tracer une voie à l'aveuglette, il faut indiquer clairement
une direction, un objectif à atteindre, avec une obligation de résultat
! On n'a pas le choix. Il faut savoir ce qu'on veut, être conscient
de ce qui nous attend, passer de l'histoire subie à l'histoire conçue,
même s'il faut être prudent sur les moyens à employer.
Il faudra rester vigilant et corriger le tir sans arrêt, sans quitter
des yeux notre objectif, mais pour piloter un navire il faut savoir où
aller (c'est le principe de la cybernétique, des thermostats et de
tous les organismes finalisés).
Ainsi, Edgar Morin préconise des "maisons de solidarité",
ce qui est une idée intéressante mais qui sous-estime sans
doute les problèmes posés par toute centralisation et qui
me semblent devoir être politisées, pris en charge par le politique.
Ce pourquoi je préconise plutôt, à la suite de Bookchin,
des coopératives municipales centralisant les échanges locaux
et servant d'abri aux activités non-concurrentielles (en fournissant
les moyens financiers et la garantie du revenu). A l'évidence, on
vise bien le même but, ce que j'appelle une société
d'assistance mutuelle, mais cela ne doit pas nous empêcher d'en discuter
les moyens, d'expérimenter et voir ce qui marche ou non. Le projet
n'a donc pas besoin d'être trop détaillé, ce qui compte
c'est la formulation du but à atteindre, c'est de hiérarchiser
les priorités. Nous devons interpréter le monde avant de le
transformer, c'est du moins l'exigence du principe de précaution
et de l'écologie-politique, devenir responsables des effets de nos
actions. La révolution doit d'abord se faire dans les têtes,
le sens est aussi décisif que sa base matérielle, la prise
de conscience de notre situation et de la nécessité d'un changement
de système. C'est la dimension poétique de la vie, ce pourquoi
j'ai appelé il y a bien longtemps déjà à une
"révolution poétarienne" qui ne peut être un refuge
dans la pure subjectivité de rêves surréalistes mais
bien plutôt le réveil de paroles partagées, une révolution
pour les Terriens.