Ecologie-politique ou politique de civilisation

Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, Economie et société no 39

Edgar Morin conteste la notion d'écologie-politique et voudrait promouvoir une "politique de civilisation" au nom de la complexité humaine qui lui semble dépasser les préoccupations purement écologistes, mais il rate ainsi la dimension proprement politique du mouvement écologiste. C'est l'occasion de déployer la signification de "l'écologie-politique" et sa nécessité pour remédier aux impasses de la civilisation justement.

Comme beaucoup d'autres, Edgar Morin réduit l'écologie à ce qui relève uniquement de l'écosystème biologique et lorsqu'il parle de politique écologique, il ne vise ainsi qu'une politique environnementaliste, ce qui lui semble à juste titre insuffisant pour fonder une politique, mais pris dans ce sens, on ne comprendrait pas pourquoi des écologistes auraient quelque chose à proposer en politique, entre étatisme et libéralisme notamment. C'est sans aucun doute l'inconvénient de se réclamer de l'écologie, trop souvent assimilée à une politique de la nature, alors que l'écologie-politique ne se limite pas aux effets désastreux de notre industrie mais prétend remonter aux causes humaines et se caractérise par une pensée globale systémique et complexe. Il faut bien comprendre pourquoi c'est sous ce terme d'écologie-politique que le mouvement écologiste s'est constitué au niveau mondial, mais il faut pour cela éviter d'abord toute confusion avec une simple écologie naturelle.

A première vue, promouvoir une "politique de civilisation" et une "politique de l'homme" peut sembler plus juste et plus large qu'une réduction de la politique au biologique sans référence à l'histoire et à la culture humaine. Pourtant, le processus de "civilisation" ne permet pas de sortir de l'historicisme, d'un subjectivisme et d'un constructivisme trop absolus. Etymologiquement, une politique de civilisation se désigne comme une politique des villes, de l'artificialisation de la vie et d'un certain progressisme civilisateur. Ce n'est pas une politique de rupture avec ce processus historique mais plutôt d'achèvement. Du coup, elle ne peut que buter sur la construction de valeurs communes, sur la diversité et le conflit des civilisations mais surtout sur les impasses de la civilisation elle-même.

Au contraire l'écologie-politique est du côté de l'objectivité, de limites matérielles, d'une transcendance du monde qui s'impose à tous et ne dépend pas de nos représentations ou de nos valeurs. La liberté n'y est pas seulement subjective, sujette au caprice et à l'arbitraire, mais c'est une liberté objective, celle de limiter la casse, voire d'éviter la catastrophe, responsabilité collective face à des menaces qui nous rassemblent. De plus, l'écologie-politique introduit explicitement une rupture avec la civilisation passée et le progressisme, un nécessaire changement de politique, une inversion des valeurs rendue indispensable par la régression de la qualité de la vie. On peut certes voir l'écologie comme un simple retour en arrière, retour à la terre face à la civilisation des villes, retour à la bougie voire à l'âge de pierre pour la mauvaise foi la plus manifeste, mais ce serait reproduire un point de vue unilatéral opposé à la conception écologiste puisqu'il s'agit plutôt de réintégrer le territoire dans la politique d'urbanisation, inclure ce qui était exclu, intérioriser l'extériorité, tenir compte des conditions de possibilité de la politique et de notre survie, le contraire de toute utopie. On ne peut éliminer la dimension politique de l'écologie-politique, au point qu'un trait d'union devrait s'imposer entre les deux termes. "Politique" renvoie lui-même à la polis, la ville et la civilisation. Une politique de civilisation est donc un pléonasme alors qu'une écologie-politique contient sa propre contradiction ou complémentarité avec la dénonciation de l'insuffisance des politiques menées jusqu'ici, des impasses de la civilisation.

En effet, on ne peut comprendre l'écologie-politique autrement qu'en réaction aux effets de la civilisation, ses destructions, ses aspects négatifs. L'écologie-politique ne peut signifier, comme le croient certains, une sortie de la civilisation au profit d'une nature sans culture ni politique, mais bien plutôt la nécessité d'une pensée plus globale réintégrant la nature dans la culture. En tant que politique multidimensionnelle, l'écologie-politique est avant tout une pratique politique et donc sociale, humaine ; politique de civilisation si l'on veut, mais qui ne se contente pas d'une politique du sujet et le situe dans son environnement concret. On peut dire que l'écologie-politique déploie la contradiction dialectique du sujet et de l'objet, intègrant l'ignorance au coeur du savoir comme principe de précaution.

Ce caractère dialectique doit être conservé aussi pour le "travail" qu'on ne peut réduire à l'activité, comme le rêve parfois l'utopie d'une "fin du travail". La poésie elle-même n'est pas seulement un subjectivisme, il y a un travail de la poésie, une objectivité de l'oeuvre qui n'est pas donnée d'emblée dans une transe. Il n'y a pas d'accès à l'être disait Montaigne, la nécessité de l'ivresse et d'un dérèglement de tous les sens ne peut en tenir lieu. Le monde de l'information et du langage est celui d'une saisie indirecte des choses, de l'incertitude et de la réflexion, de la distance à soi. La difficulté est de maintenir l'objectivité du sujet en même temps que la subjectivité de l'objet mais je ne pense pas que nous soyons des sujets traversés par des pulsions, comme dans un champ de forces,  alors que nous sommes pris dans les filets du langage, de la culture et de l'histoire, nous réagissons à des messages dans un monde de l'information où le travail de l'apprentissage continue pas à pas dans le dialogue collectif et l'interaction entre sujet et objet. D'ailleurs, dès qu'on ne parle plus de force de travail, la paresse n'a plus d'autre sens que celui d'un insupportable ennui et d'un manque de vitalité.

S'il faut lutter contre la "démoralisation" et redonner du sens à l'aventure humaine, je ne pense pas qu'il suffise d'invoquer pour cela un retour de l'éthique, de la foi ou de la poésie. On ne pourra y parvenir que par l'engagement dans un projet commun, une finalité collective qui nous rassemble, une aventure partagée à laquelle nous participons par notre travail. Cette finalité ne peut être n'importe quelle folie arbitraire ni même un désir majoritaire mais doit revêtir l'objectivité d'un avenir à préserver et du développement de l'autonomie effective de chacun. L'objectivité de l'écologie est indispensable pour s'accorder sur des faits, la politique sauvegardant les intérêts subjectifs. Certes, il faut éviter tout dogmatisme et de s'illusionner sur notre puissance ou notre savoir; s'imaginer pouvoir construire un homme nouveau. On ne nous guérira pas de nos faiblesses, qui ont leur sens et servent de signal souvent. On ne gagne pas une guerre en s'imaginant que tous les soldats sont des héros, mais il ne suffit pas de tracer une voie à l'aveuglette, il faut indiquer clairement une direction, un objectif à atteindre, avec une obligation de résultat ! On n'a pas le choix. Il faut savoir ce qu'on veut, être conscient de ce qui nous attend, passer de l'histoire subie à l'histoire conçue, même s'il faut être prudent sur les moyens à employer. Il faudra rester vigilant et corriger le tir sans arrêt, sans quitter des yeux notre objectif, mais pour piloter un navire il faut savoir où aller (c'est le principe de la cybernétique, des thermostats et de tous les organismes finalisés).

Ainsi, Edgar Morin préconise des "maisons de solidarité", ce qui est une idée intéressante mais qui sous-estime sans doute les problèmes posés par toute centralisation et qui me semblent devoir être politisées, pris en charge par le politique. Ce pourquoi je préconise plutôt, à la suite de Bookchin, des coopératives municipales centralisant les échanges locaux et servant d'abri aux activités non-concurrentielles (en fournissant les moyens financiers et la garantie du revenu). A l'évidence, on vise bien le même but, ce que j'appelle une société d'assistance mutuelle, mais cela ne doit pas nous empêcher d'en discuter les moyens, d'expérimenter et voir ce qui marche ou non. Le projet n'a donc pas besoin d'être trop détaillé, ce qui compte c'est la formulation du but à atteindre, c'est de hiérarchiser les priorités. Nous devons interpréter le monde avant de le transformer, c'est du moins l'exigence du principe de précaution et de l'écologie-politique, devenir responsables des effets de nos actions. La révolution doit d'abord se faire dans les têtes, le sens est aussi décisif que sa base matérielle, la prise de conscience de notre situation et de la nécessité d'un changement de système. C'est la dimension poétique de la vie, ce pourquoi j'ai appelé il y a bien longtemps déjà à une "révolution poétarienne" qui ne peut être un refuge dans la pure subjectivité de rêves surréalistes mais bien plutôt le réveil de paroles partagées, une révolution pour les Terriens.

Jean Zin 10/08/03

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