On a vu des marginaux de profession soutenir que l'exclusion serait symbolique, exclusion de la norme sociale ! S'il y va sans aucun doute de la reconnaissance sociale, de l'identité, ce n'est certes pas la norme qu'il faut absolument suivre, il s'agit seulement d'acquérir un minimum de stabilité. D'autres s'imaginent que "l'oisiveté est la mère de tous les vices", qu'il faut forcer ces paresseux de chômeurs à une occupation pour les tirer de leur ennui (Arbeit macht frei). Bien sûr, on ne s'occupe pas de l'oisiveté des riches, repos bien mérité sans doute par héritage, ni des conditions d'un terrible ennui, en effet, lorsqu'on n'a pas les moyens d'investir une activité à long terme. Il ne faut pas prétendre non plus que le travail serait la liberté sous prétexte que "si on ne peut payer, il faut payer de sa personne". On parle alors du revenu, pas du travail lui-même.
Il y a certes bien des vertus au travail, celle d'abord d'une certaine indépendance affective et financière revendiquée par les femmes notamment, celle surtout d'un statut social, d'une identité qu'on peut acquérir en politique ou dans les arts tout autant, celle enfin d'une activité suivie. Il faut arrêter de se demander comment faire aimer le travail, l'argent, la socialisation à ceux qui en sont exclus ! Il faut arrêter de culpabiliser les chômeurs par millions quand on sait que leur nombre dépend du cycle économique et des politiques monétaires, au point qu'on peut dire : un qui retrouve un emploi, un qui en perd. Il n'est pas de mise de faire la morale alors que la croissance suffit pour transformer ces prétendus paresseux irrécupérables en bon salariés. La culpabilisation elle-même fait partie du processus d'exclusion au point que Sartre a pu appeler cela "choisir ses morts".
La réalité de l'humiliation des chômeurs est à ce niveau de cruauté. Ce qui distingue le salariat, c'est la liberté de changer de travail et donc d'identité mais c'est le chômeur qui incarne cette liberté en acte comme forme vide, puissance pure. Chercher un travail, c'est choisir un mode de vie, un contenu, un statut social et remettre tout en cause chaque jour. On ne peut supporter longtemps ce régime. Nous avons besoin d'un avenir pour construire des projets. Ce qu'on appelle "chômage volontaire" est l'impossibilité de trouver sa place, ou de choisir n'importe quoi, cela n'a rien à voir avec une paresse morale, pas plus que les esclaves ne doivent leur état à leur besoin d'un maître comme le prétendait Aristote. Ce n'est pas non plus un manque total de capacités, d'employabilité, comme on le prétend cyniquement, ni une mentalité d'assisté comme si nous ne l'étions pas tous. Souvent ce n'est qu'une incapacité à se vendre car il ne suffit pas de savoir faire, il faut surtout faire savoir. Chacun devrait avoir toutes les qualités (comme si la division du travail devenait ici un défaut!). Cette inaptitude à la compétition suffirait pour déclencher de sévères dépressions mais c'est bien pire encore car régulièrement le chômeur doit revivre l'histoire de Perrette et son pot au lait : se lever décidé, prêt à revenir au plus haut pour tomber très vite bien bas, être rejeté partout, complètement dévalué. Par n'importe qui, pour l'ouvrage le plus ordinaire, être refusés par 10 par 100. C'est cela un chômeur, des portes qui vous claquent au nez, des humiliations sans fins.
N'en rajoutez plus dans la bonne conscience hypocrite voulant leur couper les vivres pour qu'ils s'ajustent au marché! "Assommons les pauvres" disait Baudelaire pour leur redonner un peu de dignité !. Ce n'est pas de ce gâchis humain dont nous avons besoin pourtant alors que l'homme est devenu le capital le plus précieux qu'il faut enrichir et cultiver. Un revenu garanti d'un niveau suffisant ne réglerait certes pas tout mais c'est la condition préalable à un renversement de perspectives où le travail deviendrait vraiment un droit, une activité valorisante et non plus un devoir ingrat, notre peine, notre vie à "gagner". Il permettrait en tout cas d'autres stratégies alternatives à la subordination salariale et une véritable indépendance financière. Il s'imposera de toutes façons dans une économie du développement humain et le sort que nous faisons aujourd'hui aux pauvres et aux chômeurs apparaîtra alors aussi insupportable que l'esclavage peut nous révolter aujourd'hui.