Certes la pauvreté en elle-même ne mène pas nécessairement à tomber dans la déchéance, et la délinquance ou la folie ne sont certes pas réservés aux pauvres. La pauvreté n'est donc une condition ni nécessaire ni suffisante, on ne peut nier pourtant son incidence massive, d'abord sur la prison (au point qu'on a pu dire que "partout vous voyez deux classes d'hommes bien distinctes dont les uns se rencontrent toujours sur le siège des accusateurs et des juges, et les autres sur le banc des prévenus et des accusés" 322 ) mais on constate aussi son rôle, selon des modes plus différenciés, dans la prise en charge psychiatrique.
Il est très important pour les hommes politiques comme les simples citoyens de prendre conscience de la façon dont sont gérées les marges de la société, la façon dont les exclus, ceux qu'on appelait auparavant "surpopulation" et qui ne peuvent maintenir leur appartenance à la société, sont assimilés aux délinquants et aux fous. On ne peut faire l'impasse sur les analyses de Foucault dans Surveiller et punir (surtout la fin, à partir d'Illégalismes et délinquance).
Il faut y joindre les corrélations frappantes entre chômage et population carcérale, L'Etat providence se transformant pendant la dépression en Etat pénal et les prisons se vidant pendant la prospérité. Mais il faut surtout souligner pour les décideurs que toute diminution des animateurs, éducateurs et travailleurs sociaux se traduit par une augmentation du nombre de policiers aggravant plutôt le sentiment d'insécurité en l'absence d'un véritable tissu social.
Le côté psychiatrique témoigne pour sa part de l'effet déstructurant de la misère, de la destruction de tout lien social mais aussi de l'évolution technique élevant le niveau d'exigence de chacun qui peut, dépourvu de soutien, perdre les pédales, ne plus pouvoir faire face à ses dettes, se mettre hors-circuit. Ce qu'on met sur le compte d'une perte de repères n'est souvent, en situation de grande pauvreté, qu'une situation sans-issue qui est elle-même passage des limites. Pour ne pas basculer dans l'irresponsabilité, il faut en avoir les moyens, qu'on peut perdre. Un revenu garanti ne réglerait pas tout, ne supprimant ni délires ni délits, mais déjà une bonne part en baissant la tension. Il y a aussi des pauvretés non-monétaires auxquelles il faut remédier (pauvreté en relations, en formation) mais qui sont souvent liées. On sait ce qu'il faut faire, à condition de vouloir vraiment vider les prisons, améliorer le sort des pauvres, leur donner une réelle chance de progression. On verra qu'on peut douter pourtant de cette volonté de relâcher la pression sur les salariés et les "classes dangereuses".
- Ecologie des prisons
Tous les pauvres ne vont pas en prison. Il y a toujours eu de bons pauvres et même des pauvres volontaires, des ermites, des saints. On peut en tirer argument pour dire qu'on peut toujours rester honnête, mais c'est négliger le coût de plus en plus élevé de la participation à la vie sociale. C'est ce qui fait le caractère toujours relatif de la misère, aggravée par la présence obsédante de la publicité. Si les pauvres forment la grande masse des prisonniers, ce n'est pas qu'ils sont plus pervers ou plus paresseux que les riches, c'est qu'ils n'ont souvent pas le choix. L'écologie des prisons doit nous ramener aux causes principales qui sont à l'évidence le chômage et la pauvreté, la perte de ses propres limites, d'un statut social. Pour respecter la loi, reconnaître ses dettes il faut avoir une identité à défendre, être reconnu par les autres.
L'insécurité sociale non seulement augmente l'insécurité mais plus encore le sentiment d'insécurité, chacun étant de plus en plus fragile et isolé. Cette insécurité se double d'une insécurité identitaire, d'une perte des modèles sociaux, d'une diversification des parcours et des formations exigeant une adaptation constante aux changements incessants. Cette situation d'anomie sociale et de permissivité se traduit par un recours de plus en plus grand à l'institution judiciaire, la loi républicaine étant convoquée en arbitrage d'individus sans autres liens que leur différent, ni d'autres arguments que ceux de la procédure. La question de la Loi se rapproche de la psychiatrie en se portant de plus en plus sur la délinquance sexuelle et les drogues. On pourrait croire qu'il n'y a plus de rapport ici avec la pauvreté et pourtant, ce sont encore largement les mêmes populations qui sont visées.
Il semble bien illusoire de vouloir restaurer un père moribond et une Loi désacralisée, contre le mouvement de la société elle-même. Certains jeunes ont besoin des quatre murs d'une prison pour trouver des limites. Il faudrait plutôt donner une règle du jeu où l'on ne perdrait pas à tous les coups (comme l'illustrent les contradictions du système scolaire entretenant les discriminations sociales). Au-delà du revenu garanti, il faudrait donc aménager une place à chacun dans la société, passer de la sélection sociale à la coopération, au développement humain.
Il n'y a pourtant là rien de nouveau et Foucault montre que la critique de la prison est aussi vieille que la prison elle-même, et les solutions toujours les mêmes sans que cela change quoi que ce soit. Depuis les années 1830-40 on constate que la prison ne diminue pas le taux de criminalité mais provoque la récidive, favorise l'organisation des délinquants et les condamne à la misère, tout en coûtant trop cher. Depuis cette date les 7 maximes de la réforme des prisons stipulent que 1) la détention doit permettre la transformation et la réinsertion 2) les détenus doivent être isolés ou répartis selon leurs fautes 3) les peines doivent être révisables 4) le travail doit être un instrument de socialisation 5) l'éducation du détenu doit être assurée 6) le personnel pénitentiaire doit être en partie au moins formé et spécialisé (médico-psychologie) 7) l'emprisonnement doit être suivi de mesures de contrôle et d'assistance, "lui prêter appui et secours" 309-315.
Mais l'échec de la prison continue malgré tout. Il a une fonction sociale qui ne résulte pas d'une volonté délibérée mais du rôle régulateur de la police dans ce qu'on peut appeler une écologie des prisons. On constate en effet que lorsqu'une loi produit trop de détenus elle est vite amendée alors qu'on crée sans cesse de nouveaux délits. Il se produit ainsi un équilibre des prisons à un niveau qui dépend de la situation économique. On comprend bien que les lois qui provoquent des arrestations abusives sont plus rapidement abrogées si elles touchent les classes dominantes alors qu'on supporte beaucoup plus facilement les abus sur les pauvres, considérés comme le prix de la civilisation. Sans qu'il n'y ait un plan délibéré, le résultat est bien comme toujours de faire payer les pauvres, se persuader qu'ils sont responsables de leur état, surpopulation inutile envers laquelle la société n'est pas coupable. Vieille technique du bouc émissaire, les sacrifices humains sont encore bien réels.
- La Psychiatrie du pauvre
On retrouve en psychiatrie les pauvres incapables de braver la Loi mais qui lâchent prise au bout d'un parcours déstructurant, dénués de tout secours ou parent, de logement souvent. C'est plutôt le côté dépressif de la misère, incapacité à faire face aux exigences de la vie moderne qui peut aller jusqu'à des bouffées délirantes (comme il arrive qu'un voyageur en éprouve en pays trop étranger). L'absence de support institutionnel est insupportable pour l'individu incertain (Ehrenberg) que nous sommes devenus, l'exigence écrasante d'autonomie à laquelle on ne peut suffire. La pauvreté ajoute à ces obstacles insurmontables, d'intenables responsabilités qui font basculer dans une prise en charge qui ne devrait pas être limitée à l'hôpital psychiatrique. Les pauvres n'ont le plus souvent accès ni à la psychanalyse, ni aux coaches, ni à toutes sortes de conseils et soutiens utilisés largement par ceux qui en ont les moyens et qui sont de plus en plus nécessaires. L'autonomie a besoin de béquilles.
La psychiatrie a toujours eu partie liée avec l'ordre public (De Pinel à Clérambault), ce qui prend la forme désormais du Samu social, ainsi qu'avec la justice par la question de la responsabilité et, aujourd'hui, de la délinquance sexuelle qui constitue avec la drogue la plus grande partie des incarcérations. On voit bien que la prison n'est pas la plus adaptée des réponses pour ce qui concerne une dissolution des limites de la société toute entière. Les délinquants sont bien les boucs émissaires de notre culpabilité rejetée sur l'autre.
Un rapport plus revendicatif à l'institution peut vouloir y faire reconnaître le préjudice subi pour être délivré de ses dettes (PL Assoun) avec la possibilité de repartir à zéro. Dans un contexte de pauvreté, c'est surtout d'assistance que ces gens ont besoin et qu'il trouvent à l'hôpital. La convivialité des cafés ne suffit pas toujours. Le modèle italien de fermeture des asiles a montré aussi ses limites. On ne peut briser le miroir que la folie et la misère tendent à la société, et ce n'est ni l'asile ni la prison qui feront les nécessaires transformations de la société. Ils ne peuvent qu'enregistrer le prix humain à payer pour la circulation marchande, l'atomisation et le changement technique. Alain Caillé montre que le sacrifice s'est réfugié dans le domaine économique justifiant le sacrifice de populations, et les "destructions créatrices", au profit de quelques autres, tout comme le temps sacrifié au travail est supposé mesurer la valeur. La question qui se pose, c'est combien de temps encore admettrons-nous le sacrifice des moins adaptés à la compétition marchande ? En attendant, il faudrait reconnaître l'incidence spécifique de la pauvreté dans la marginalisation pour y répondre comme telle.