Le contraire d'une vérité profonde
est une autre vérité profonde. C'est ce qu'illustrent les
trompeuses "poésies" d'Isidore Ducasse, façon de prendre
le contre-pied de nos évidences premières, de penser
contre soi. Il s'agit, en effet, la plupart du temps de citations
célèbres dont les principes ou les conclusions sont
inversés.
Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète
qui se puisse imaginer.
Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une
tache de sang intellectuelle.
Poésies I
POÉSIES
[ II ] (extraits)
Je n'accepte pas le mal. L'homme est parfait. L'âme
ne tombe pas. Le progrès existe. Le bien est irréductible.
Les antéchrists, les anges accusateurs, les peines
éternelles, les religions sont le produit du doute.
L'homme est si grand, que sa grandeur paraît surtout
en ce qu'il ne veut pas se connaître misérable.
Un arbre ne se connaît pas grand. C'est être grand
que de se connaître grand. C'est être grand que
de ne pas vouloir se connaître misérable. Sa
grandeur réfute ces misères. Grandeur d'un roi.
Nous sommes libres de faire le bien.
Nous ne sommes pas libres de faire le mal.
La poésie doit avoir pour but la vérité
pratique. Elle énonce les rapports qui existent entre
les premiers principes et les vérités secondaires
de la vie. Chaque chose reste à sa place. La mission
de la poésie est difficile. Elle ne se mêle pas
aux événements de la politique, à la
manière dont on gouverne un peuple, ne fait pas allusion
aux périodes historiques, aux coups d'État,
aux régicides, aux intrigues des cours. Elle ne parle
pas des luttes que l'homme engage, par exception, avec lui-même,
avec ses passions. Elle découvre les lois qui font
vivre la politique théorique, la paix universelle,
les réfutations de Machiavel, les cornets dont se composent
les ouvrages de Proudhon, la psychologie de l'humanité.
Un poète doit être plus utile qu'aucun citoyen
de sa tribu. Son oeuvre est le code des diplomates, des législateurs,
des instructeurs de la jeunesse.
Je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être
né. Un esprit impartial la trouve complète.
Le bien est la victoire sur le mal, la négation du
mal. Si l'on chante le bien, le mal est éliminé
par cet acte congru.
Je ne chante pas ce qu'il ne faut pas faire. Je chante ce
qu'il faut faire. Le premier ne contient pas le second. Le
second contient le premier.
L'amour n'est pas le bonheur.
Les hommes qui ont pris la résolution de détester
leurs semblables ignorent qu'il faut commencer par se détester
soi-même.
Les hommes qui ne se battent pas en duel croient que les hommes
qui se battent au duel à mort sont courageux.
Les mots qui expriment le mal sont destinés à
prendre une signification d'utilité. Les idées
s'améliorent. Le sens des mots y participe.
Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique.
Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de
ses expressions, efface une idée fausse, la remplace
par l'idée juste.
Une maxime, pour être bien faite, ne demande pas à
être corrigée. Elle demande à être
développée.
La raison, le sentiment se conseillent, se suppléent.
Quiconque ne connaît qu'un des deux, en renonçant
à l'autre, se prive de la totalité des secours
qui nous ont été accordés pour nous conduire.
Vauvenargues a dit «se prive d'une partie des secours».
Les passions diminuent avec l'âge. L'amour, qu'il ne
faut pas classer parmi les passions, diminue de même.
Ce qu'il perd d'un côté, il le regagne de l'autre.
Il n'est plus sévère pour l'objet de ses voeux,
se rendant justice à lui-même: l'expansion est
acceptée. Les sens n'ont plus leur aiguillon pour exciter
les sexes de la chair. L'amour de l'humanité commence.
Les jugements sur la poésie ont plus de valeur que
la poésie. Ils sont la philosophie de la poésie.
La philosophie, ainsi comprise, englobe la poésie.
La poésie ne pourra pas se passer de la philosophie.
La philosophie pourra se passer de la poésie.
L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que
le courage de souffrir l'injustice.
La poésie doit être faite par tous. Non par un.
Pauvre Hugo! Pauvre Racine! Pauvre Coppée! Pauvre Corneille!
Pauvre Boileau! Pauvre Scarron! Tics, tics, et tics. Les sciences
ont deux extrémités qui se touchent. La première
est l'ignorance où se trouvent les hommes en naissant.
La deuxième est celle qu'atteignent les grandes âmes.
Elles ont parcouru ce que les hommes peuvent savoir, trouvent
qu'ils savent tout, se rencontrent dans cette même ignorance
d'où ils étaient partis. C'est une ignorance
savante, qui se connaît. Ceux d'entre eux qui, étant
sortis de la première ignorance, n'ont pu arriver à
l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante,
font les entendus. Ceux-là ne troublent pas le monde,
ne jugent pas plus mal de tout que les autres. Le peuple,
les habiles composent le train d'une nation. Les autres, qui
la respectent, n'en sont pas moins respectés.
Pour savoir les choses, il ne faut pas en savoir le détail.
Comme il est fini, nos connaissances sont solides.
Toutes les lois ne sont pas bonnes à dire.
Étudier le mal, pour faire sortir le bien, n'est pas
étudier le bien en lui-même. Un phénomène
bon étant donné, je chercherai sa cause.
Jusqu'à présent, l'on a décrit le malheur,
pour inspirer la terreur, la pitié. Je décrirai
le bonheur pour inspirer leurs contraires.
Lutter contre le mal, est lui faire trop d'honneur. Si je
permets aux hommes de le mépriser, qu'ils ne manquent
pas de dire que c'est tout ce que je puis faire pour eux.
L'homme est certain de ne pas se tromper.
Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous.
Nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie
imaginaire. Nous nous efforçons de paraître tels
que nous sommes. Nous travaillons à conserver cet être
imaginaire, qui n'est autre chose que le véritable.
Si nous avons la générosité, la fidélité,
nous nous empressons de ne pas le faire savoir, afin d'attacher
ces vertus à cet être. Nous ne les détachons
pas de nous pour les y joindre. Nous sommes vaillants pour
acquérir la réputation de ne pas être
poltrons. Marque de la capacité de notre être
de ne pas être satisfait de l'un sans l'autre, de ne
renoncer ni à l'un ni à l'autre. L'homme qui
ne vivrait pas pour conserver sa vertu serait infâme.
Malgré la vue de nos grandeurs, qui nous tient à
la gorge, nous avons un instinct qui nous corrige, que nous
ne pouvons réprimer, qui nous élève!
La nature a des perfections pour montrer qu'elle est l'image
d'Élohim, des défauts pour montrer qu'elle n'en
est pas moins que l'image.
Ceux qui sont dans le dérèglement disent à
ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent
de la nature. Ils croient le suivre. Il faut avoir un point
fixe pour juger. Où ne trouverons-nous pas ce point
dans la morale?
Nous naissons justes. Chacun tend à soi. C'est envers
l'ordre. Il faut tendre au général. La pente
vers soi est la fin de tout désordre, en guerre, en
économie.
La nature nous rendant heureux en tous états, nos désirs
nous figurent un état malheureux. Ils joignent à
l'état où nous sommes les peines de l'état
où nous ne sommes pas. Quand nous arriverions à
ces peines, nous ne serions pas malheureux pour cela, nous
aurions d'autres désirs conformes à un nouvel
état.
La force de la raison paraît mieux en ceux qui la connaissent
qu'en ceux qui ne la connaissent pas.
Nous sommes si peu présomptueux que nous voudrions
être connus de la terre, même des gens qui viendront
quand nous n'y serons plus. Nous sommes si peu vains, que
l'estime de cinq personnes, mettons six, nous amuse, nous
honore. Peu de chose nous console. Beaucoup de chose nous
afflige.
La modestie est si naturelle dans le coeur de l'homme, qu'un
ouvrier a soin de ne pas se vanter, veut avoir ses admirateurs.
Les philosophes en veulent. Les poètes surtout! Ceux
qui écrivent en faveur de la gloire veulent avoir la
gloire d'avoir bien écrit. Ceux qui le lisent veulent
avoir la gloire de l'avoir lu. Moi, qui écris ceci,
je me vante d'avoir cette envie. Ceux qui le liront se vanteront
de même Les inventions des hommes vont en augmentant.
La bonté, la malice du monde en général
ne reste pas la même.
L'esprit du plus grand homme n'est pas si dépendant,
qu'il soit sujet à être troublé par le
moindre bruit du Tintamarre, qui se fait autour de lui. Il
ne faut pas le silence d'un canon pour empêcher ses
pensées. Il ne faut pas le bruit d'une girouette, d'une
poulie. La mouche ne raisonne pas bien à présent.
Un homme bourdonne à ses oreilles. C'en est assez pour
la rendre incapable de bon conseil. Si je veux qu'elle puisse
trouver la vérité, je chasserai cet animal qui
tient sa raison en échec, trouble cette intelligence
qui gouverne les royaumes.
L'objet de ces gens qui jouent à la paume avec tant
d'application d'esprit, d'agitation de corps, est celui de
se vanter avec leurs amis qu'ils ont mieux joué qu'un
autre. C'est la source de leur attachement. Les uns suent
dans leurs cabinets pour montrer aux savants qu'ils ont résolu
une question d'algèbre qui ne l'avait pu être
jusqu'ici. Les autres s'exposent aux périls, pour se
vanter d'une place qu'ils auraient prise moins spirituellement,
à mon gré. Les derniers se tuent pour remarquer
ces choses. Ce n'est pas pour en devenir moins sages. C'est
surtout pour montrer qu'ils en connaissent la solidité.
Ceux-là sont les moins sots de la bande. Ils le sont
avec connaissance. On peut penser des autres qu'ils ne le
seraient pas, s'ils n'avaient pas cette connaissance.
Quelque élevés
qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque
endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, séparés
de notre société. S'ils sont plus grands que
nous, c'est qu'ils ont les pieds aussi haut que les nôtres.
Ils sont tous à même niveau, s'appuient sur la
même terre. Par cette extrémité, ils sont
aussi relevés que nous, que les enfants, un peu plus
que les bêtes.
Le meilleur moyen de persuader consiste à ne pas persuader.
Le désespoir est la plus petite de nos erreurs.
Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une vérité
qui court les rues, que nous prenons la peine de la développer,
nous trouvons que c'est une découverte.
La modération des grands hommes ne borne que leurs
vertus.
Beaucoup de gens sont assez modestes pour souffrir sans peine
qu'on les apprécie.
Qui considère la vie d'un homme y trouve l'histoire
du genre. Rien n'a pu le rendre mauvais.
Le prétexte de ceux qui font le bonheur des autres
est qu'ils veulent leur bien.
On peut aimer de tout son coeur ceux en qui on reconnaît
de grands défauts. Il y aurait de l'impertinence à
croire que l'imperfection a seule le droit de nous plaire.
Nos faiblesses nous attachent les uns aux autres autant que
pourrait le faire ce qui n'est pas la vertu.
Si nos amis nous rendent des services, nous pensons qu'à
titre d'amis ils nous les doivent. Nous ne pensons pas du
tout qu'ils nous doivent leur inimitié.
Celui qui serait né pour commander, commanderait jusque
sur le trône.
Lorsque les devoirs nous ont épuisés, nous croyons
avoir épuisé les devoirs. Nous disons que tout
peut remplir le coeur de l'homme.
Il y a plus de vérité que d'erreurs, plus de
bonnes qualités que de mauvaises, plus de plaisirs
que de peines. Nous aimons à contrôler le caractère.
Nous nous élevons au-dessus de notre espèce.
Nous nous enrichissons de la considération dont nous
la comblâmes. Nous croyons ne pas pouvoir séparer
notre intérêt de celui de l'humanité,
ne pas médire du genre sans nous commettre nous-mêmes.
Cette vanité ridicule a rempli les livres d'hymnes
en faveur de la nature. L'homme est en disgrâce chez
ceux qui pensent. C'est à qui le chargera de moins
de vices. Quand ne fut-il pas sur le point de se relever,
de se faire restituer ses vertus?
Rien n'est dit. L'on vient trop tôt depuis plus de sept
mille ans qu'il y a des hommes. Sur ce qui concerne les moeurs,
comme sur le reste, le moins bon est relevé. Nous avons
l'avantage de travailler après les anciens, les habiles
d'entre les modernes.