Les Suicidés du monde

La question de la fin
Les raisonneurs prétendent nous apprivoiser dans une quelconque sagesse au nom du savoir de la mort mais nous avons vu ces petits maîtres valoriser ainsi toute finitude jusqu'aux plus méprisables, exacerber l'impatience du désir comme pour oublier le gouffre entr'aperçu. Pouvons-nous aller un peu au-delà de cette sagesse bien folle pour affronter la part de folie qui ne nous quitte pas et le véritable abîme au coeur de l'être, sa remise en question. Pouvons-nous nous pencher impunément sur cette tentation mortelle où l'esprit sombre dans son néant. Vertige suicidaire où la vie fait bien piètre figure au tribunal de nos rêves.

Impasse
Désir obnubilé, panique adolescente, comme absorbé dans son objet et déjà absent avant que de quitter la scène, recroquevillé sur ses souvenirs, ébloui par un éclair fugace. Deuil douloureux de notre doublure ou de nos illusions. Ennui languissant goutte à goutte ou bien encore l'insoutenable cisaille à l'âme pleurent ensemble une béatitude inaccessible, idéal perdu ou jouissance jalouse. Rien à voir dans cette démission avec une victoire sur l'adversaire, sur la maladie ou sur la mort. Rien à voir avec une mort qui sauvegarderait le sens même de la vie (serons-nous à la hauteur?). Rien à voir non plus avec le défi stoïcien ou l'absurde roulette Russe qui clôture un destin de hasard. C'est plus souvent une fuite affolée, une détresse trop lourde mais persuadée de n'avoir d'autre issue que de disparaître de l'être, impossible à penser ou à dire, alors qu'il suffirait parfois de changer de têtes ou de lieux, refaire sa vie ailleurs. Il en manque le désir, l'énergie, la raison, l'idée même. Épuisé jusqu'à l'effondrement.

Remèdes
Il y a beaucoup de théâtre, de rigidité des personnages, fantômes qui peuvent se dissiper sous un nouveau jour. Il suffit parfois d'un rien, un bon joint ou quelque médicament pour que s'oublie la fatigue infernale, la maladie de la mort qui nous pénétrait jusqu'aux os. Le désir exténué retrouve des couleurs, se réveille en surprise. Ta tête se détourne, le nouvel amour. Le corps soudain crie ou danse, au travail ou à la fête, et coule, coule la dive bouteille, source de l'oubli, mais le secret n'est pas dans l'alambic, l'alchimie n'a pas le dernier mot. Le charme parfois non seulement n'opère pas mais aggrave même les choses. Le mal est plus profond s'il n'est qu'assez rarement fatal au regard de l'étendue de l'épidémie. Le décisif vient d'ailleurs.

La sélection sociale
On le sait depuis longtemps le suicide se mesure à la société, signe de ses perturbations, de son anomie. On choisit ses morts affirme même Sartre. Nous formons un cerveau collectif (le général intellect!) et comme les neurones isolés, qui ne sont reliés à rien, finissent par mourir, les inutiles au monde disparaissent avec les grillés, les perdants, tous ceux qu'on a laissé tomber. Cette société est trop cruelle et tous ces satisfaits qui nous sermonent du haut de leur chaire, la bouche pleine des "droits de l'homme", devront rendre gorge de leur hypocrisie couvrant un massacre anonyme. Nous sommes des millions qui avons connu le visage grimaçant d'une société qui ne voulait plus de nous et contre la laquelle pourrait se retourner la colère qui nous ronge.

Résurrection
Il suffirait de tisser des liens entre ces suicidés anonymes pour leur redonner vie. L'amour sauve en ce sens, même s'il tue par passion. Pourtant, le plus souvent, c'est le monde qui nous tue, de son absence même, dressons-nous contre lui au nom du droit à l'existence. Proclamons la fin d'un monde qui nous méprise. Plutôt que de nourrir l'absence nous pouvons apporter notre fraternité, comme savoir de notre unité bafouée, et l'impatience du retour des révolutions, la renaissance jaillissante après l'extinction de toute flamme. Signe par-delà l'espace et le temps, nous avons connu les longues nuits sans lueurs mais aussi la surprise d'un nouveau jour quand toute vie nous avait déjà abandonnés. Inventer un avenir possible, telle est bien la question (et les peuples se lèveront de par toute la Terre).

09/05/2000

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