Le protestantisme du point de vue matérialiste

Friedrich Engels
(extrait de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande 1888)

Le besoin de compléter l'Empire mondial par une religion universelle apparaît clairement dans les tentatives faites en vue de faire admettre à Rome, à côté des dieux indigènes, tous les dieux étrangers dignes de quelque respect et de leur procurer des autels. Mais une nouvelle religion universelle ne se crée pas de cette façon, au moyen de décrets impériaux. La nouvelle religion universelle, le christianisme, s'était déjà constituée clandestinement par un amalgame de la théologie orientale universalisée, surtout de la théologie juive, et de la philosophie grecque vulgarisée, surtout le stoïcisme. Pour connaître l'aspect qu'il avait au début, il faut procéder d'abord à des recherches minutieuses, car la forme officielle sous laquelle il nous a été transmis n'est que celle sous laquelle il devint religion d'État et fut adapté à ce but par le concile de Nicée. A lui seul, le fait qu'il devint religion d'État 250 ans seulement après sa naissance prouve qu'il était la religion correspondant aux conditions de l'époque.

Au moyen âge, il se transforma, au fur et à mesure du développement du féodalisme, en une religion correspondant à ce dernier, avec une hiérarchie féodale correspondante. Et lorsque apparut la bourgeoisie, l'hérésie protestante se développa, en opposition au catholicisme féodal, d'abord dans le midi de la France, chez les Albigeois, à l'époque de la plus grande prospérité des villes de cette région. Le moyen âge avait annexé à la théologie toutes les autres formes de l'idéologie : philosophie, politique, jurisprudence et en avait fait des subdivisions de la première. Il obligeait ainsi tout mouvement social et politique à prendre une forme théologique ; pour provoquer une grande tempête, il fallait présenter à l'esprit des masses nourri exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux. Et de même que, dès le début, la bourgeoisie donna naissance dans les villes à tout un cortège de plébéiens, de journaliers et de domestiques de toutes sortes, non possédants et n'appartenant à aucun ordre reconnu, précurseurs du futur prolétariat, de même l'hérésie se divise très tôt en une hérésie bourgeoise modérée et une hérésie plébéienne révolutionnaire, abhorrée même des hérétiques bourgeois.

L'indestructibilité de l'hérésie protestante correspondait à l'invincibilité de la bourgeoisie montante ; lorsque celle-ci fut devenue suffisamment forte, sa lutte contre la noblesse féodale, de caractère jusque-là presque exclusivement local, commença à prendre des proportions nationales. La première grande action eut lieu en Allemagne : c'est ce qu'on appelle la Réforme. La bourgeoisie n'était ni assez forte, ni assez développée pour pouvoir grouper sous sa bannière les autres ordres révoltés : les plébéiens des villes, la petite noblesse des campagnes et les paysans. La noblesse fut battue la première ; les paysans se soulevèrent dans une insurrection qui constitue le point culminant de tout ce mouvement révolutionnaire ; les villes les abandonnèrent, et c'est ainsi que la révolution succomba devant les armées des princes, lesquels en tirèrent tout le profit. De ce jour, l'Allemagne va disparaître pour trois siècles du rang des pays qui jouent un rôle autonome dans l'histoire. Mais à côté de l'Allemand Luther, il y avait eu le Français Calvin. Avec une rigueur bien française, Calvin mit au premier plan le caractère bourgeois de la Réforme, républicanisa et démocratisa l'Église. Tandis qu'en Allemagne la Réforme luthérienne s'enlisait et menait le pays à la ruine, la Réforme calviniste servit de drapeau aux républicains à Genève, en Hollande, en Écosse, libéra la Hollande du joug de l'Espagne et de l'Empire allemand et fournit au deuxième acte de la révolution bourgeoise, qui se déroulait en Angleterre, son vêtement idéologique. Ici le calvinisme s'avéra a être le véritable déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie de l'époque, aussi ne fut-il pas reconnu intégralement lorsque la révolution de 1689 s'acheva par un compromis entre une partie de la noblesse et la bourgeoisie. L'Église nationale anglaise fut rétablie, non pas sous sa forme antérieure, en tant qu'Église catholique avec le roi pour pape, mais fortement calvinisée. La vieille Église nationale avait célébré le joyeux dimanche catholique et combattu le morne dimanche calviniste, la nouvelle Église embourgeoisée introduisit ce dernier qui embellit aujourd'hui encore l'Angleterre.

En France, la minorité calviniste fut, en 1685, opprimée, convertie au catholicisme ou expulsée du pays. Mais à quoi cela servit-il ? Déjà à cette époque, le libre penseur Pierre Bayle était à l'oeuvre, et, en 1694, naquit Voltaire. La mesure draconienne de Louis XIV (révocation de l'Edit de Nantes) ne fit que faciliter à la bourgeoisie française la réalisation de sa révolution sous la forme irréligieuse, exclusivement politique, la seule qui convînt à la bourgeoisie développée. Au lieu de protestants, ce furent des libres penseurs qui siégèrent dans les assemblées nationales. Par-là le christianisme était parvenu à son dernier stade. Il était devenu incapable de servir à l'avenir de manteau idéologique aux aspirations d'une classe progressive quelconque ; il devint de plus en plus la propriété exclusive des classes dominantes qui l'emploient comme simple moyen de gouvernement pour tenir en lisière les classes inférieures. A remarquer que chacune des différentes classes utilise la religion qui lui est conforme : l'aristocratie foncière avec le jésuitisme catholique ou le rigorisme protestant, la bourgeoisie libérale et radicale avec le rationalisme ; et que ces messieurs croient ou non à leurs religions respectives, cela ne fait aucune différence.

Nous voyons par conséquent que la religion, une fois constituée, a toujours un contenu traditionnel, et aussi que, dans tous les domaines idéologiques, la tradition est une grande force conservatrice. Mais les changements que subit ce contenu ont leur source dans les rapports de classes, par conséquent dans les rapports économiques entre les hommes qui procèdent à ces changements. Et, cela suffit ici.-
 



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