Rien de tel que de faire
référence à l'ésotérisme pour se
disqualifier aux yeux de tous. Impossible d'expliquer en quoi il n'y a
pas d'athéisme plus rigoureux que d'essayer de penser la
succession des dieux et des croyances, ce pourquoi
l'ésotérisme doit être réservé aux
initiés (rien à voir avec les mystères à la
mode, c'est même plutôt le contraire). En tout cas ce
chapitre conclusif de l'Histoire des mythes de Jean-Charles
Pichon, écrit en 1971, m'a semblé trouver des
résonances dans le contexte actuel même s'il doit
être actualisé et corrigé, entre autre sur la
définition de l'exclu qui est aujourd'hui le chômeur
même s'il peut être aussi l'ancien colonisé et le
jeune déscolarisé. Il faut l'entendre comme de la
poésie inspirée, une production de sens, une fonction de
médium loin de l'immédiateté des médias. En
hommage au Dionysos Liber.
L'avènement d'une Croyance universelle ne doit pas tout à
l'ésotérisme, qui ne peut qu'en recenser les composants.
Mais la Croyance s'incarne d'abord dans une catégorie nouvelle,
particulière, de citoyens ou, plutôt, de non-citoyens,
rejetés de la communauté, de la cité ou de la
société rationnelles.
Ce sont des artisans et des laboureurs qui ont fait le dieu de
Création, les nomades le dieu de Justice, les esclaves le dieu
d'Amour. Sur ces exemples, dès le siècle dernier, Hegel,
puis le comte de Saint-Simon, puis Marx avait cherché à
définir (rationnellement) le moteur de l'Esprit nouveau, le
messianiste de la Liberté.
Partis de l'idée d'un dieu autre, d'un anti-dieu, ils avaient
proposé le Révolté d'abord, puis le
Créateur industriel - et le Prolétaire enfin. Depuis le
début du XXè siècle, c'était un dogme,
admis par les bourgeois eux-mêmes, que l'Ouvrier porte le germe
du renouveau. Soit qu'ils l'encensent, soit qu'ils le briment, tous
avouaient par leur action même qu'ils voyaient en lui l'espoir ou
le danger, l'Avenir désiré ou craint.
Mais ce ne sont pas les prolétaires qui changent le monde, car ils ne furent pas les véritables exclus de notre Lokâyata.
Nés de la fin de l'esclavage, ils ne sont que les nouveaux
esclaves, incapables, comme les anciens, de se libérer. Quelque
chanson sentimentale ou quelque annonce publicitaire les comblent, en
relançant leur appétit.
La dévoration suffit à leur bonheur, ou des biens
consommables ou des lèvres de l'aimé, parce qu'elle fut
le seul espoir de l'esclave romain. On peut attendre d'eux un renouveau
prochain des religions chrétiennes, ou bouddhistes en Orient ou
islamiques. Sûrement pas l'avènement de la Liberté.
Pour éclairer le problème, c'est le colonisé qui
doit servir d'exemple. Nous devons nous demander : quelle condition
sociale, en nos Etats, ressemble le plus à celle du peuple
colonisé? Laquelle est le plus évidemment
dépourvue de droits et de moyens? Ou, plus brièvement,
à l'inverse : quel est le maître en nos Etats?
On sait qu'aux temps d'Akkad, ce fut le Citadin (de la Ville aux sept
portes) : d'où l'exclusion du nomade. Mais, dans le dernier
siècle hellénistique, quand le "droit de cité"
donna au nomade le statut de citoyen à part entière, il
n'y eut plus de citadin. Le maître se nomma le Citoyen :
d'où, la condamnation de l'esclave.
Aujourd'hui, ces mots n'ont plus de sens, alors que
"l'égalité devant la loi" donne à l'ouvrier tous
les droits civiques, y compris le droit de vote, s'il est adulte. Il
n'est d'autre maître que l'Adulte : d'où
l'écrasement de l'adolescent.
Qu'il le soit par l'âge, comme en Occident, ou par une
mentalité particulière - et finalement mythique - comme
on le voit dans les nations nouvelles d'Asie, d'Afrique et
d'Amérique du Sud, l'adolescent n'est pas à proprement
parler proscrit ou condamné. Mais, comme le nomade jadis et
comme l'esclave naguère, il n'a pas d'existence civique, pas de
droits. Il ne vit que des privilèges qu'on lui consent et des
présents qu'on lui accorde.
Car un dieu (de Création, de Justice ou d'Amour) ne peut exalter
le Citadin, le Citoyen ou l'Adulte sans rejeter de la ville, du statut
ou du sexe ceux qui ne l'adorent pas. S'il faut, ses prêtres
créeront une classe nouvelle, dont ils feront le pays de
l'oubli, l'enfer terrestre de l'exclu : l'état nomade,
l'esclavage ou l'adolescence, entre autres. Telle est la signification
profonde de la grande révolte de la jeunesse, annoncée
par Rimbaud et par ces jeunes prophètes, de quinze à
dix-neuf ans, que furent Frédéric II, Fox, Saint-Just ou
Galois, Ramakrishna ou le Bâb, sensible dès
l'après-guerre, manifeste aujourd'hui. Mais l'éclatement
de 1968 nous trompe, par son ampleur. Bien avant les révoltes de
Chicago, de Prague, de Pékin, de Paris, de Mexico et de Rome, le
mouvement était en marche déjà, dans les fureurs
de Shelley, la rigueur de Saint-Just, le génie de Galois, les
crimes des blousons noirs.
Est-ce à dire que les Gardes Rouges, les Hooligans, les
Gammlers, les Beatniks, les Provos, les Hippies, les Yippies feront la
Liberté ? Je ne l'aventurerai pas.
Sans doute retrouvent-ils, parcimonieusement et comme par hasard, les
pouvoirs de Dionysos, ses dons ou ses figures : la danse, le jeu,
l'envoûtement, le rire, le spectacle, la drogue, le masque et le
travesti. Mais ils imitent encore l'adulte, dans ses désirs, ses
amours-propres et sa paresse. Ou bien, refusant le Modèle, ils
deviennent ces diables sans pitié que sont Charles Manson et ses
suppôts ou les Cavaliers des Tarots. Leurs mythes incertains
demeurent prématurés, comme si la spoliation dont ils
sont les victimes les portait à l'erreur, par l'impatience.
Leur première vraie puissance sera par le martyre, la torche
vivante prenant ici la valeur de croix. Ils seront vaincus d'abord,
comme leurs prédécesseurs, Sinouhé, Spartacus le
furent, écrasés sous les violences, nées de la
peur, des maîtres. Puis, alors même,
désespérés par leur échec, ils divagueront
encore. Ils renonceront la Liberté pour d'autres dieux.
Les nomades attendaient le Bien, l'Amour, alors que la Justice
n'existait pas; les esclaves attendaient la Liberté. Nos jeunes
se livrent au caprice - et à la Capricieuse déjà -
deux millénaires avant son avènement.
Les mythes qui les animent et les rites qu'ils fondent doivent beaucoup
à la Mère, à la "bande" foetale. Ce sont des
Mères, en Amérique, dans l'Inde, qui ont
créé les premières communautés et les
premiers ashrams, ces familles femelles, sans père, sans
frère aîné, sans loi hiérarchisée et
qui permettent en fait la gestation féconde bien plutôt
que le Geste. Le mythe de la Caper n'est pas très loin
derrière, synchronique à celui du Dionysos Liber il y a
vingt-deux siècles.
Cela se fera, se fait, par l'émancipation de la femme,
naturellement. Mais aussi par la fuite de la Ville, de ses pollutions
et de ses persécutions, par le retour à la Terre
nourricière et secourable, créatrice bientôt. Puis
quelqu'un se souviendra que l'Arbre y a ses racines et que le Soleil
l'éclaire.
A nouveau, l'antéchrist annoncera le dieu vivant.
Jean-Charles Pichon, Histoire des mythes, p272-275 (1971)