L'humanité terrienne (humus) se définit par son opposition aux dieux dans les cieux. C'est la circularité de l'objectivation onto-théologique enfermée dans son évidence dogmatique jusqu'à s'imaginer qu'on pourrait conserver l'humanité sans ses dieux ou mieux encore, au nom d'un monothéisme institué comme norme universelle prétendre garder les bons côtés de la religion sans les mauvais alors que ce sont souvent les mêmes ! Dieu nous préserve de telles illusions, d'un enfer de trop bonnes intentions, d'une dogmatique anti-dogmatique aveugle à ses propres préjugés aussi bien qu'à l'intentionalité de son énonciation. Nous ne sommes pas condamnés à tomber pour autant du dogmatisme au relativisme multiculturel.
Il n'y a de vérité que d'un discours mais le symbolique se définit de n'être pas le réel et toute parole peut donc mentir. Notre réalité est là, dans le sans fondement de l'ex-sistence et l'arbitraire du langage ou de la norme où s'introduit la liberté humaine. Pour les sophistes cette fragilité de la vérité sert de prétexte à sa négation pure et simple, son assimilation au mensonge, à la manipulation cynique par une rhétorique qui réduit le langage à une technique de persuasion. Pour les philosophes au contraire, il faut connaître notre ignorance et le poids des préjugés (de l'opinion), de l'insuffisance de tout dogmatisme enfin et de toute tradition pour s'approcher un peu plus d'une vérité hors d'atteinte.
Malgré tous les sceptiques, qui sont très réalistes dans leurs vies, le vrai n'est pas le faux mais s'il est parfois difficile de choisir, si l'erreur est inévitable (errare humanum est), et si le faux est un moment du vrai dont il provoque la réponse, du moins ce qui existe indiscutablement, c'est le processus lui-même, l'histoire de la construction du savoir, sa généalogie à partir de laquelle nous pouvons progresser mais le plus souvent on assiste à une dégradation de la réflexion ramenée à un niveau journalistique d'information de plus en plus pauvre car de moins en moins informé de l'histoire. C'est l'entropie de l'information qui doit être périodiquement régénérée dans sa complexité, ses enjeux historiques. Le progrès du savoir n'est pas automatique mais nous devons intervenir dans le devenir qui est notre unique guide et dont nous pouvons dévier le cours possiblement. L'historicisme ou la "théologie du process" ne sont pas si modernes puisque bien avant Hegel, Thomas d'Aquin faisait déjà de Dieu l'acte même d'exister, l'Etre en acte, puis avec Spinoza la nature naturante. Le passé est ce qui ne peut être changé même si on peut changer nous mêmes et contredire ce que nous avons été, principe de tout apprentissage.
Le sans-fondement du langage et l'absence de garantie de toute parole sont malgré tout un fondement mais des plus éphémères, où vacille le monde souvent. C'est bien dans cette responsabilité qui est à la fois liberté et signification, désir et Loi, c'est dans cette faille de l'Etre que nous dépassons le biologique, dans ce qui nous met en question comme être au-delà des instincts vitaux et jusqu'au prix de la vie. Dans un monde de paroles données, pas d'autre moyen pour fonder un sens que d'en payer le prix. Le sacrifice de Socrate donne poids à sa parole comme le travail fait la valeur des choses. On ne peut se contenter d'assimilations trop rapides au biologique ni rêver d'une vie naturelle sans excès ni sacrifices, faire comme si la jouissance était naturelle alors que la psychanalyse nous apprend qu'il n'y a de jouissance que menacée.
Cela n'enlève rien aux contraintes vitales, à nos besoins physiologiques et notre réactivité émotionnelle mais qui sont domestiqués, éduqués, civilisés. Il n'y a pas un esprit cohabitant avec un corps, ou même 3 cerveaux concurrents, mais plutôt un esprit prenant possession du corps sous le regard de l'autre ; et s'il faut un corps à l'esprit, si le corps peut parasiter l'esprit, l'esprit est pourtant bien au-delà des corps relation et mémoire, langage et rencontre. Lévinas a vu tout le danger du glissement opéré par le scientisme nazi entre avoir un corps et prétendre être un corps, glissement à ce que Pierre Legendre appelle la filiation bouchère, cet "avènement progressif de l'idée selon laquelle la vérité de la filiation serait biologique".
Il ne devrait pas y avoir plus de difficulté pourtant à penser un être de langage s'autonomisant du biologique, que nous n'en avons à penser le biologique comme détaché de la physique dont il contredit ou retarde l'entropie universelle. Il y a plusieurs niveaux de réalité comme il y a plusieurs échelles de temps. Cela n'empêche pas le biologique de respecter les lois de la physique ni notre existence de sujet de répondre à nos besoins biologiques ou d'en être dérangé. La liberté qui fait notre dignité implique donc bien de prendre en compte nos conditions vitales, écologiques mais aussi sociales. C'est par le développement humain (A. Sen) qu'on peut accroître nos libertés réelles, notre capacité à choisir notre vie.
En tout cas, ce n'est pas d'aujourd'hui que se pose la question de notre humanité puisqu'on peut dire que l'humanité est dans cette mise en question. Un homme est ce qui est mis en question dans son être par les autres (une voix, un regard). Dès lors, si la question s'impose, il ne va pas de soi d'y donner une réponse, sinon par nos actes. On peut même constater les ravages des tentatives répétées d'en fixer le sens, cette passion des frontières qui aboutit toujours aux violences les plus barbares au nom de nos bons sentiments. C'est au nom de l'Humanité que les plus grands massacres ont été commis et l'humanisation du sort des ouvriers n'est pas un effet de la charité chrétienne mais des luttes sociales et surtout de la rentabilité de salariés consommateurs mieux formés et payés. Même si on ne doit pas renoncer à l'universalité, on ne peut ignorer non plus l'enjeu idéologique d'un concept englobant permettant de nier la domination et même de créditer les dominants des progrès qu'il a fallu leur arracher durement. Si l'humanité est la question de ce que nous avons de commun avec les autres hommes, vouloir y répondre c'est vouloir s'approprier le commun, avant toute rencontre et toute reconnaissance. La question de l'humanité, du Même qui nous rassemble, est adressée à chacun de nous et ne peut être confisquée par une "centrale mondiale de production de vérité" (Handke) puisque c'est la question de l'Autre qui fait notre dignité dans le partage d'une ignorance commune.
- Le sentiment d'humanité (identification et reconnaissance)
Il y a bien sûr un autre sens à l'humanité qu'il
faudrait prendre plus en compte, c'est le droit des victimes, l'identification
à la souffrance, la pitié, l'humanitaire, l'exigence de justice,
la simple humanité de refuser la misère qui pénètre
toute la société, l'humanité de se penser comme frères,
comme mémoire, comme histoire enfin où nos actes s'impriment.
Dans ce sens l'humanité n'existe pas encore tout-à-fait car
elle sera ce que nous en ferons, l'humanité est notre étoile,
l'idéal que nous voulons atteindre et dépend de nous, de
notre liberté qui tient le sens en haleine de ce que nous pourrions
être. Encore faut-il que ce sentiment ne soit pas réservé
aux siens.
Comment se dérober au souci de l'autre mais comment ne pas constater que les humanitaires suivent la canonnière comme jadis les missionnaires. Les droits de l'homme sont surtout ceux de la marchandise, toutes les vies ne se valent pas. Il nous faut faire un pas de plus vers des droits concrets, tirer vraiment à conséquences notre indignation et notre sentiment de partage.
- L'anti-humanisme et le conflit des représentations
On a donc quelques raisons de se méfier de l'humanisme officiel à visées impérialistes et qui témoigne des difficultés à réorganiser ses catégories devant les avancées de la science. Les possibilités ouvertes par la biologie, exigent sans aucun doute une appropriation symbolique, et juridique, la fixation de nouvelles limites. Il est vrai aussi qu'il y a quelques savants fous mais qui se croient le plus souvent les bienfaiteurs de l'humanité. On peut douter que ce soit un risque qu'on puisse éliminer (L'être de l'homme ne peut être compris sans la folie. Lacan 176) et il faudra bien faire face à ses conséquences comme à celles de la guerre ou d'autres folies. La vigilance est donc nécessaire, pas la naïveté, mais il y a tant d'autres sujets d'inquiétude et bien d'autres questions à résoudre, bien des injustices qui devraient nous mobiliser sans quoi l'unité de l'homme n'a pas de sens, trop contredite par les inégalités effectives.
L'humanisme pose la question du niveau de pertinence : est-ce l'humanité biologique (difficile à définir) ou l'humanité transmise culturellement par le langage ou même l'histoire de l'Etre ? On pourrait dire, autrement : si des extra-terrestes existaient ne feraient-ils partie de l'humanité ? Il faut bien admettre qu'on est avec l'anti-humanisme allemand en bien mauvaise compagnie. Face à l'idéologie universaliste de Napoléon, Fichte identifiait le concept d'humanité à une langue étrangère dépossédant les peuples de leurs racines et d'un sens originel. La condition de toute authenticité serait de parler sa langue maternelle en s'inscrivant dans la continuité d'un peuple et de son expérience historique, "développement du principe originel et divin". 171 On ne pourrait donc adopter un point de vue universel, en surplomb, donner sens à l'humanité avant la fin de l'histoire comme lutte des différents peuples sans la vider de sa substance, des visions du monde qui s'affrontent et s'approfondissent. Nous ne pourrions ainsi que nous ressourcer à nos origines pour en réaliser le principe. Le principe d'humanité ne servirait qu'à imposer classiquement ses propres valeurs aux autres, sa propre version des faits, ce qu'on ne peut nier pour Napoléon notamment.
Cette question du relativisme des cultures n'est pourtant pas nouvelle puisqu'elle a trouvé sa réponse dans la philosophie grecque où se fonde une civilisation occidentale qu'on ne peut pas mettre sur le même plan que les cultures traditionnelles dont elle se distingue depuis Hérodote par la confrontation des différentes traditions et par leur critique. Le travail du scepticisme des sophistes a préparé la reconstruction philosophique rationnelle du monde avec toute sa puissance et ses dangers. La culture scientifique occidentale est la culture de la destruction de la culture comme la religion chrétienne est la religion de la sortie de la religion (de l'homme dieu). C'est dans un sens opposé à tout relativisme ségrégationniste que les sciences peuvent dissoudre l'homme en savoirs éclatés, perdant ainsi son unité mythologique et son support narcissique sans que cela signifie la fin du sujet.
Lorsque Foucault parle de la fin de l'homme ce n'est pas par un retour aux liens naturels de l'origine mais plutôt leur déliaison qui sépare les plans où pourrait se rassembler une essence humaine entre biologie, conflits et langage qui ne se recouvrent plus. On voit que cela n'implique aucun renoncement, aucune complaisance avec un anti-humanisme raciste, ni même avec un processus sans sujet.
Pour certains, par contre, rien n'existe hors de l'individu et il n'y a ni groupe, ni société, ni humanité ! Pourtant leur discours est adressé à une communauté devant laquelle ils se sentent responsables, de laquelle ils veulent être reconnus. L'individu est une construction historique et sociale. Pour Sartre qui donne toute sa place à l'être-pour-l'autre, et bien que l'existentialisme soit une manifestation radicale de l'individuation, "L'Existentialisme est un humanisme". "L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien... L'homme existe d'abord" 22 C'est sa dignité, ce qui le constitue en projet, dépassement. Cela n'empêche pas que "notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l'humanité entière" 26. "En me choisissant, je choisis l'homme". "Il n'y a pas d'autre univers qu'un univers humain" 93. C'est l'absence de sens, d'essence humaine, qui donne sens à l'existence de chacun pour tous et qui donne toute son importance au moment historique. Son humanité n'a donc rien de biologique comme liberté, et peut-être mal nommée.
En tout cas Heidegger répondra qu'il est sur un plan où il y a surtout de l'Etre (pas seulement de l'humain, du sens) et Sloterdijk qu'on est sur un plan où il y a surtout de la technique ! L'humanité comme animal rationale ne rendrait pas compte de l'unité de l'être-là comme histoire de l'Etre, de l'humanité comme possible, non-advenue, chemin, monde et pas simplement espèce. "Tout humanisme se fonde sur une métaphysique ou s'en fait lui-même le fondement" 87. L'humanisme serait déjà un utilitarisme, une pensée technicienne prenant l'homme comme objet. Hélas, il manque à cette critique le dialogue avec l'Autre, chacun enfermé dans son monde alors qu'il n'y a de sujet que dans la parole et pour un autre.
On ne peut oublier les funestes conséquences de l'anti-humanisme nazi, vaine tentative de réactiver la mystique du peuple et de la société qui se vident de sens et se réduisent au système, à la civilisation. Le multiculturalisme ne survivra pas non plus à la communication généralisée. Il semble bien illusoire désormais de chercher une identité locale dans un monde déterritorialisé dont l'humanité globale reste le seul horizon. On peut craindre alors aussi bien l'universalisme abstrait homogénéisant que le repli identitaire. La voie du milieu est étroite comme pour toute vertu, celle d'un universalisme concret valorisant les particularités de chacun et réduisant les inégalités effectives. Nul besoin pour l'humanitaire d'une définition de l'humain qui dresserait un barrage imaginaire contre l'avenir et les déclarations d'humanisme ne sont pas suffisantes pour garantir une attitude plus humaine. Si on peut penser que l'humanité ne constitue pas la bonne totalité qui serait plutôt celle de l'esprit au-delà de l'espèce, cela ne doit en aucun cas nous détourner de nos solidarités concrètes ni justifier aucune ségrégation humaine (qui sont pourtant bien réelles). La deep ecology n'a aucun sens à se prétendre anti-humaniste alors qu'elle est précieuse à mettre en évidence la chaîne des interdépendances et le partage de la biosphère englobant notre humanité.
- L'identité humaine et la logique des sphères
L'humanisme prétend toujours à l'universel, on ne peut ignorer pourtant son enjeu identitaire puisqu'on peut dire de tous les peuples qu'ils se désignent toujours eux-mêmes comme les véritables hommes rejetant les autres dans la bestialité (barbares, esclaves, femmes). Pour Denis Duclos, toute définition qui délimite l'humain du non-humain aboutit à des massacres identitaires, au meurtre légal qui se veut toujours meurtre du meurtre, guerre à la guerre jusqu'à la "fin ensemble" du suicide collectif. Ici le sacrifice est fondateur d'une séparation. L'affirmation identitaire est une contrainte culturelle, religieuse, de nomination et de séparation de la nature. Il est plutôt paradoxal de vouloir prendre désormais la "nature" humaine comme identité. On a vu les ravages de ce biologisme qui réduit l'individu à l'espèce.
Toute identité se pose en s'opposant. Le bouc émissaire
est indispensable ici pour signifier le rejet de l'Autre contenu dans l'affirmation
du Même, dans la nomination, la métaphore. On peut
dire du bouc émissaire que c'est la métaphore de la métaphore,
de la substitution du symbole à l'objet et d'une communication envoyée
au-delà. La culture et l'identité ne sont pas de l'ordre
des faits utiles et bienfaisants, de même que le langage ne sert
pas à la communication, mais ce sont des fictions sociales basées
sur le sacrifice et le meurtre qui engagent tout notre être. Alain
Caillé montre bien que le sacrifice n'est plus désormais
directement identitaire mais économique. Ce sont des populations
entières qui sont sacrifiées au bien être des autres
et le travail comme sacrifice est sensé fonder la valeur (de façon
de plus en plus problématique). On ne peut continuer à refouler
l'évidence que les proclamations dégoulinantes de charité
chrétienne ou de non-violence indienne non seulement sont pratiquement
sans effets mais servent surtout à faire porter à l'autre
tout le poids du mal et justifient les plus grandes atrocités au
nom de nos appartenances et de nos idéaux. C'est bien cette question
de notre humanité, de notre identité, de notre reconnaissance
qui nous pousse à la barbarie.
Mouvement qui donne la forme logique de toute assimilation "humaine", en tant précisément qu'elle se pose comme assimilatrice d'une barbarie...
- La nature humaine, la technique et les monstres
Vouloir ramener l'humanité à des données scientifiques, un ensemble fonctionnel contradictoire de sapiens et de demens, d'animal et de raison, refoule l'enjeu identitaire pourtant essentiel et reporté sur l'impossible distinction d'une nature humaine des animaux qui nous sont le plus proches. Que m'importe les réserves des uns ou des autres pour savoir si on peut vraiment assimiler le langage appris aux chimpanzés et le langage humain, pour moi cet échange suffit pour leur faire une place dans mon humanité. Si un dauphin pouvait me lire il ferait parti de mon humanité aussi et, si le langage est bien ce qui constitue notre monde humain ce n'est pas une raison pour en faire une frontière infranchissable. Les éléphants méritent notre respect pour leur intelligence à qui l'on peut presque parler. Il n'est pas question de rejeter toute l'animalité de notre humanité. Ce ne doit pas être une raison pour oublier que la misère humaine est largement prioritaire sur la colonisation du monde animal.
Le simple fait d'envisager d'étendre l'humanité à d'autres espèces (ou d'hypothétiques extra-terrestres) pose très différemment la question des rapports avec la nature. On ne peut nier que le monde humain nécessite un support biologique pour habiter le langage mais la communication est largement indépendante du corps. Certes, toute connaissance reste enracinée dans un corps, ses émotions, son incorporation, ses habitudes, l'apprentissage de l'apprentissage, et pourtant, d'accéder à l'écriture, ou aux médias, se détache des corps. Il n'y a plus recouvrement de l'espèce biologique et du langage, c'est ce jeu introduit qui fait peur, sans doute à tort, et qui alimente la science-fiction qui nous enseigne avec des fables comme la Planète des singes qu'il ne s'agit de rien d'autre que de racisme lorsqu'on rejette une autre espèce qui possède écriture et langage. Bien sûr on devrait empêcher les scientifiques fous de faire n'importe quoi mais à supposer qu'une nouvelle race prolifère il faudra bien l'admettre dans notre monde. Ce n'est donc pas une question de définition de l'humanité mais de ne pas laisser faire n'importe quoi, ce qui ne veut pas dire qu'on y arrivera toujours. Qu'on ne voit dans ce que je dis aucune indulgence pour ceux qui perdent leur temps à l'amélioration de la race alors que ce qu'il faut améliorer c'est notre environnement et d'abord social, mais je ne confonds pas l'eugénisme cruel infligeant la violence de la sélection aux nouveaux-nés avec les manipulations génétiques qui ne font de mal à personne, substituant l'information à la violence. On ne peut faire comme si ce qui ne dépendait pas de nous n'était désormais sous notre responsabilité. Il est vain de vouloir revenir en arrière.
Toute l'histoire humaine peut se lire comme un processus d'artificialisation, de dénaturation et de prothèses techniques. Là où Heidegger voit une chute de l'originel dans l'oubli de l'Etre, Sloterdijk pense la technique comme l'humanisation de l'homme, sa domestication qui se confond donc avec l'artificiel du foyer protecteur, la construction d'un monde protégé de la nature. Si l'on s'extasie sur les miracles des médicaments de l'esprit, Il n'y a pourtant là rien de très nouveau. L'humanité s'est dotée depuis longtemps des drogues permettant le contrôle de l'esprit et de nos émotions. Presque tout était déjà utilisé. Les drogues effraient avec raison sans doute car il faut les manipuler avec précaution mais l'expérience chamanique montre qu'on peut déranger le fonctionnement cérébral et revenir pourtant à l'état antérieur. Là encore, la peur de perdre notre humanité est excessive et pour cela même meurtrière, insensée, mensongère dans sa guerre à la drogue alors que nous allons vers un contrôle de notre esprit qui n'a rien de catastrophique malgré ce que certains voudraient garder de souffrances sublimes ! L'artificiel, le non-naturel, le culturel ne nous fait pas sortir de l'humain, au contraire puisque c'est l'universel ainsi qui s'affranchit des limites du corps. La plupart des sagesses sont discipline des corps, ascétisme qui est négation du corps plus qu'il n'en procède.
Il n'y a donc pas grand sens à se plaindre d'une artificialisation de la vie qui est constituante de notre humanité, de notre éducation, et qui est souvent confondue avec la "colonisation du monde vécu", la dictature de la marchandise et des apparences spectaculaires. Rien de plus artificiel que le retour à l'origine traditionnel, ou même le laisser-faire taoïste. On peut aller plus loin et montrer comme Sloterdijk, que notre couveuse artificielle et protectrice favorise la survie de monstres incapables de survivre naturellement, notamment les prématurés que nous sommes puisque la "néoténie" est une condition de notre développement cérébral. Ce qui nous caractérise c'est surtout une grande vulnérabilité. Il y a bien sûr monstres et monstres. On ne sait si on risque de voir supprimer tous les monstres ou s'en créer de nouveaux. Aristote a pu dégager les quatre causes à partir d'une réflexion sur l'existence des monstres, par la constatation qu'il pouvait y avoir des ratés et que donc la cause efficiente ne se confondait pas avec la cause finale car la cause matérielle pouvait être déficiente et la cause formelle fautive, déterminant ainsi nos degrés de liberté et l'identification de la subjectivité avec la finalité ou l'intentionalité. Le rôle essentiel de l'erreur dans l'évolution et la création n'avait pas été encore dégagé mais, du moins, il avait posé la seule véritable question qui dépend de nous, celle de nos finalités. Le clonage humain est une bêtise, je suis réservé sur les conditions d'utilisation de certains animaux pour la production d'organes mais je trouve par contre criminels ceux qui s'opposent au clonage thérapeutique qui n'a rien à voir avec les précédents car la discussion sur la nature humaine en vient à nous réduire à quelques cellules, croyance de l'ordre d'une foi douteuse. C'est l'odeur de l'argent qui rôde qui fait le plus peur dans la précipitation de tirer profit du vivant sans précautions comme en témoignent les OGM.
Peu importe les corps, pourvu que ce soit un corps parlant, un parlêtre comme disait Lacan. Les passions ne sont pas du corps, ni même l'agressivité, mais déjà pour Aristote (Rhétorique) elles sont représentation de représentation, réaction à l'image que les autres ont de nous. La souffrance même, dans son intimité, est pourtant le plus souvent adressée à un autre, détresse exacerbée par la possibilité de trouver un écho dans l'autre. Ce n'est pas assez prendre en compte la part du corps dans la pensée pensera-t-on, à la suite de Merleau-Ponty, mais c'est bien l'essence du langage d'être indépendant des corps, la prose du monde. Il n'y a pas plus de langage féminin que de langage des gros. Peu importent les sens qui nous permettent de construire une représentation de notre environnement, seule compte notre rapport aux autres et notre liberté qui ne dépend du corps que par les possibilités d'action qu'il offre. Dans notre monde automatisé et médiatisé, le corps est de moins en moins essentiel, cela n'empêche pas qu'il investit d'autant plus la sexualité et fait l'objet d'un culte sportif, voire de culturisme mais cet élevage sélectif, cette fonction de reproduction est bien plus sociale que biologique. On peut toujours ramener le langage à la sexualité et par là au corps mais c'est une sexualité plus excentrique que l'instinct et un corps marqué de la castration.
Il y a bien sûr une part de provocation dans l'insistance sur l'indépendance de la culture humaine avec une nature dont elle se sépare. Il reste une forte empreinte des mécanismes biologiques, notamment pour l'apprentissage, un savoir "organisé" qui fonctionne par modèle, par système, par grilles ou paradigmes, ainsi que pour le rôle décuplé de l'erreur ("La vie est ce qui est capable d'erreur" Canguilhem) la capacité de répondre à l'incertitude. Chacun peut éprouver avec les drogues l'effet du corps sur la pensée mais le corps n'est pas plus que l'individu le niveau le plus pertinent pour comprendre une humanité comme liberté qui est entrée dans l'histoire il y a un peu plus de 10 000 ans et qui est responsable devant les générations futures. Si l'humanité est toujours déjà société et langage, réalité symbolique au-delà des corps, on ne peut séparer un corps de son environnement, son habitat, son histoire, que ce soit dans la construction sociale de l'individu ou dans son écologie qui peut s'étendre à toute la biosphère et aux changements climatiques.
Enfin, plutôt que de se choquer de ce qu'on puisse se plaindre d'une malformation dans l'usinage des corps que la maternité est devenue, on pourrait s'appuyer plutôt sur la revendication d'une vie qui vaille la peine d'être vécue pour obtenir par exemple un revenu suffisant pour tous et l'accès aux droits fondamentaux (logement, soins, formation). Voilà le principe d'humanité : donner à chacun les moyens de choisir sa vie, de ce qu'Amartya Sen et la Banque Mondiale appellent le développement humain. Alors la technique déshumanisante se retournerait en libération des subjectivités à l'Ere du travail immatériel.
- L'ex-sistence humaine (subjectivité, discours, jouissance et liberté)
L'humanité n'est pas dans nos gènes mais dans nos dettes, le symbolique, la parole donnée. Si on peut faire du commerce avec quelqu'un, quelle que soit sa forme ou son espèce, il faut bien que ce soit un autre nous-même. J'ai trop travaillé avec des ordinateurs pour croire qu'il pourrait y avoir confusion de l'humanité et des machines, c'est autre chose, l'unité de l'homme et de la technique qui nous forme autant que nous l'utilisons tout comme la société nous construit et le langage nous possède plus que nous ne le possédons. L'existence humaine s'inscrit dans un discours, elle doit être instituée. La société est mythe ou texte qui institue une norme sociale comme vérité (Legendre) mais l'humanité est surtout dans la circulation, la communication, l'échange réglé, la participation à la dette commune. La parole qui nous constitue comme sujet est une intervention singulière dans le sens commun. Les mots portent nos émotions et nous motivent, c'est la plus grande part de la subjectivité.
Il ne suffit pas pourtant de définir l'humain par le langage
comme d'une fonction supplémentaire puisque le prix à payer,
que la psychanalyse nomme castration, c'est qu'il n'y a pas de jouissance
qui ne soit menacée. De même, il ne suffit pas de définir
l'homme par sa liberté, comme d'une chance nouvelle. Il faut dire
que cette liberté est celle de l'ignorance, du non-savoir qui nous
questionne sur les possibilités du moment, sur ce que nous sommes
et ce que nous voulons. Ce qui nous rassemble dans notre humanité
est donc notre insuffisance plus que nos capacités, notre
inachèvement et notre dépendance des autres, notre besoin
de reconnaissance et la construction d'un monde commun.
Il faut regarder plus en détail cette exigence de jouissance, qui a la même structure que le sacrifice, qui en est la père-son-alisation comme scène primitive. "Toute fonction apparaît deux fois : d'abord au niveau social, puis au niveau psychologique" observe Vygotski. On pensait d'autant moins à la possibilité d'identifier la jouissance à la Loi que, de par la Loi elle-même, la jouissance se présente d'abord comme interdite, transgression, soit l'exact contraire du sacrifice qui rétablit la limite. Ce que la psychanalyse a montré, d'après Lacan, c'est pourtant bien que la Loi est nécessaire à la jouissance transgressive dans la substitution d'objet par où s'opère la circulation des désirs ; et la répression même est inventée lorsqu'elle manque, pour maintenir un désir essoufflé. La logique marchande est une logique de l'équivalence entre sacrifice et valeur. C'est ce qu'on appelle le choix rationnel multipliant les sacrifices à consentir (les désutilités!), les destructions créatrices.
Toute jouissance est donc prise dans un discours. On peut montrer ainsi que ce qui est en jeu à chaque fois c'est un impossible, par où le discours tient au réel, la discordance de la vérité au savoir, où s'introduit la liberté du sujet et la circulation des désirs. Les quatre discours qui assurent l'échange social n'ont rien à voir avec une simple discipline des corps puisqu'ils sont fondés sur la liberté elle-même, ce qu'on peut appeler l'assujettissement par la liberté à la dette sociale. La réalité humaine est toute entière dans cet espace de liberté et de parole, dans ce théâtre de la vie où il faut mettre les formes pour être entendu. Lacan a bien reconnu dans ces 4 discours les professions impossibles selon Freud car devant produire de l'autonomie (gouverner, enseigner, analyser, évaluer).
Sans pouvoir parcourir tout ce qui fait notre subjectivité, parole et nom, responsabilité et autonomie, apprentissage et finalité, honneur et intérêt, domination et mensonge, dette et Loi, raison et technique, reconnaissance et passions, Art et sacrifice, idéal et perversion, rire et tragédie, angoisse et jouissance, ce théâtre symbolique se joue sur une scène imaginaire, un univers plus précieux que la vie même et dont le prix est dans l'indécidable, un sens qui dépend de nous, de notre intervention, de notre négation active, de notre liberté qui est le véritable objet des sciences humaines et qui consiste surtout dans l'errance, l'erreur, l'ignorance, l'inquiétude (Heidegger, L'essence de la vérité). Il n'y a liberté que lorsque le savoir vient à manquer. La liberté n'est rien d'autre qu'un problème à résoudre, ceux qui sont résolus, on n'en parle plus.
- Le sens de l'humanité
Pour les gnostiques, comme pour toutes les révélations
religieuses, la malédiction est première qui nous exile dans
un monde étranger, l'humanité doit être sauvée.
La révélation exige une conversion qui permettrait
d'abolir la séparation de l'Etre, s'ouvrir à une vérité
cachée qui nous délivre des illusions matérielles
et de la Loi. S'il y a une véritable conversion c'est sans doute
celle du Bouddha comprenant que l'éveil consiste à reconnaître
qu'il n'y a pas d'éveil.
Il ne suffit pourtant pas de comprendre en quoi le désir est illusion mais pourquoi nous préférons ses promesses trompeuses au morne ennui d'un monde sans désir, pourquoi nous avons besoin de donner corps à notre existence, nous mesurer aux autres et nous refléter dans les choses, entrer dans la danse des mots et la circulation des désirs. On n'a rien à gagner à l'échange d'un monde d'objets enchantés pour une réalité invivable d'un prosaïsme désespérant où tout se vaut. Il faut plutôt accepter le caractère cyclothymique de la jouissance, notre position de disciple, tendue vers le dépassement de soi, un idéal irréalisable de sagesse et d'autonomie qui ne peut s'atteindre que par le désir de l'Autre. C'est le désir de l'autre qui nous fait vivre.
Il ne manquera pas de conversions comme pour tout apprentissage mais il ne faut attendre aucune révélation qui nous sauverait de notre histoire qui nous indique un sens dans l'individuation, l'autonomie, la formation et la complexification croissante, la réalisation du réalisant. Il est impossible pourtant de définir l'humanité notamment à cause de son unité avec la technique et l'époque historique. On voudrait un "Tu es cela!" définitif quand on n'obtient qu'une incertitude plus grande encore sur notre identité comme sur le monde. La prise de conscience du processus cognitif, le savoir sur le savoir, est bien ce qui constitue un stade cognitif supérieur, mais au lieu du "savoir absolu" promis par Hegel, la connaissance de la connaissance, de sa dialectique et de ses limites, nous engage au contraire à l'humilité du "principe de précaution" qui représente bien le difficile accès au stade cognitif supérieur d'un savoir qui reconnaît son ignorance, ses incertitudes, le caractère historique et daté d'un apprentissage sans fin, abandonnant le royaume enchanté de nos théories infantiles, dans un monde devenu incertain, et le sommeil de la raison pour une inquiétude vitale de l'existence tournée vers l'avenir.
On peut penser que c'est l'éducation et la diversité des formations qui font le socle de l'autonomie individuelle à l'ère des techniques de pointe, de la productivité de la liberté. C'est donc un événement cognitif mais l'autonomie n'est pas un aboutissement, une fin de l'histoire ; c'est ce qui rend encore plus vital et problématique l'affirmation d'un "nous". C'est le poids d'une nouvelle responsabilité sociale (intériorisation, apprentissage), la nécessité de notre engagement (implication, reconnaissance) et de l'expression du négatif (extériorisation, communication). L'urgence, pour les capacités cognitives de l'humanité, est de constituer une véritable pensée planétaire basée sur l'autonomie de l'individu et qui soit à la hauteur des menaces écologiques.
Tout dépend de "nous" et c'est bien ce "nous" qui doit s'étendre
non seulement à l'humanité toute entière mais à
la succession des générations, la continuité
d'une histoire, un savoir en progrès et conscient de son inachèvement.
Passer de l'histoire subie à l'histoire conçue ; par nécessité
et non par volontarisme. Il ne s'agit plus en effet de passer tous nos
caprices ni de protéger le sommeil dogmatique mais de faire de chacun
le dépositaire de notre destin commun, de notre responsabilité
envers les générations futures, veilleur de l'avenir au nom
de l'inquiétude sacrée du principe de précaution,
du débat démocratique et de la pensée critique.