Il faut prendre d'abord la mesure de notre débilité mentale, de notre statut de créature qui n'est pas cause de soi mais qui est le produit du milieu et de l'histoire (un espace et un temps situés). Le savoir n'est pas donné d'avance mais conquis sans cesse sur l'ignorance et le processus de l'apprentissage lui-même dévoile le caractère voilé du réel qui est toujours construit, réduit à un point de vue partiel et momentané, en mouvement. Si on peut savoir, c'est avec un certain retard que la chouette de Minerve prend son vol. Il y a de l'inconscient, toujours, l'ignorance est première.
Malgré notre débilité première et notre statut de créature, il nous faut pourtant agir, décider ici et maintenant. Par nécessité, par urgence, on croit toujours tout savoir pratiquement : il faut bien s'orienter dans la vie. On s'intègre à un discours, on joue des normes mais c'est à échouer à rendre compte du réel que notre ignorance resurgit toujours, point aveugle qui nous hante. La conscience de chacun, comme ouverture au monde, intentionalité agissante est déjà le regard de Dieu et chacun décide du sort du monde à chaque instant. Le langage nous précède pourtant et toute parole s'inscrit dans un discours social comme condition d'apparition de sa singularité, sa capacité d'objection.
On peut dire à la fois que tout savoir et toute action sont prématurés ou qu'ils sont déjà dépassés, ce n'est pas un problème théorique mais une question pratique qui se règle dans la précipitation de l'action. Tout est une question de tempo. Il n'y a rien de plus vain que les jugements définitifs et simplificateurs ou la réduction de l'histoire à la logique alors qu'elle s'emporte de passions aveugles et soudaines. On peut prendre comme exemple cette "pensée unique" paradoxale qui au nom d'un individualisme intransigeant prend la forme d'une uniformisation dogmatique de la pensée et au nom de la liberté prétend qu'il n'y a pas d'alternative (TINA). Sortir de ce totalitarisme et de ses contradictions flagrantes n'est pas si facile pourtant, comme si il y avait une réalité non-problématique et objective, à laquelle il suffirait de s'éveiller dans une fin de l'idéologie abolissant toute séparation. Nous allons voir qu'il n'en est rien en essayant de penser ce que serait un au-delà du libéralisme et de l'individualisme, dans toute l'étendue de ses conséquences qui vont bien au-delà de ce qu'on peut imaginer naïvement tout en n'étant pas aussi mécanique que ne le suggère l'idéologie.
Ainsi un anthropologue comme Louis Dumont est précieux dans son opposition de l'homo hierarchicus et de l'homo aequalis. Il ne met pas assez en lumière cependant qu'il n'y a pas l'un ou l'autre mais plutôt l'un et l'autre qui se partagent les champs (hiérarchie pour l'entreprise ou la famille, équivalence pour le marché ou le vote). Ce qui est vrai, comme le remarque Michel Bounan (Sans valeur marchande), c'est qu'il y a domination de l'une ou l'autre idéologie, société de marché ou société hiérarchique. Là encore, cela ne suffit pas car il faut dissiper l'illusion qu'il y aurait ici un progrès continu de la hiérarchie au marché. Il y a bien plutôt une alternance entre ces logiques opposées. Nous ne sommes pas la première époque individualiste et marchande. Non seulement ce n'est pas le dernier mot de l'histoire mais on peut soutenir, comme Polanyi, que le libéralisme a déjà échoué sans véritable retour possible en 1929 provoquant les réponses totalitaires puis l'Etat-providence. On doit lui donner raison pour ce qui était l'utopie libérale mais il faut reconnaître là aussi le caractère cyclique du libéralisme lui-même.
Il n'en reste pas moins que les sociétés de marché et les sociétés hiérarchiques s'opposent en tout, et d'abord à propos de la totalité justement qui est refoulée, inconsciente dans les sociétés de marché. Il ne faut pas aller trop vite en identifiant la totalité à la théologie, et sa négation à la démocratie comme le fait Michel Bounan. La France laïque nous trompe. Heidegger a bien montré comme l'individualisme, le réductionnisme, l'objectivisme avaient besoin d'être fondés théologiquement, c'est ce qu'il appelle l'onto-théologie qui donne évidence à la consistance des choses par le regard de l'Autre, son ex-sistence. L'individualisme est d'autant moins exempt de toute religion qu'il trouve son origine dans le christianisme (contrat de mariage, si vous êtes plusieurs rassemblés en mon nom je serais là, etc.), renforcé par Luther qui ramène tout à la foi individuelle. On sait le rôle du protestantisme dans la construction du capitalisme et les Etats-Unis restent une nation très religieuse. Les dieux n'ont pas disparu, ils sont devenus inconscients. Il n'empêche, cette théologie est celle d'un dieu mort, qui n'est plus présent au monde et ne l'organise plus, son incarnation n'est plus qu'une écharde dans la chair, sa providence une main invisible.
Ce qui caractérise les sociétés de marché, en tout cas, c'est l'autonomie relative des marchés, de la science, de la politique, des individus, qui ne sont plus totalisés par la religion mais soumis à des règles internes. Cette autonomie semble bien souhaitable dans un premier temps avant qu'on ne s'aperçoive qu'elle signifie aussi un refus enfantin des limites et de la responsabilité adulte qui rencontre pourtant la contrainte écologique du réel. Réencastrer les individus dans la société ne doit pas signifier qu'il faudrait renier notre liberté et ne plus refuser le réel au sens de le transformer, c'est tenir compte des multiples dimensions réelles de la société et de nos actions. Cependant, là où ne fonctionne pas un jeu de règles autonomes et l'irresponsabilité des marchés mais une décision politique, s'exprime la hiérarchie sociale.
On le constate très clairement avec ce qu'on appelle la "crise de la mesure" où l'impossibilité de mesurer désormais la productivité et les compétences réelles ramène l'évaluation des compétences ou des qualifications à des jugements purement normatifs reflétant les hiérarchies sociales, patriarcales, etc. (Patrick Rozenblatt). En effet la base d'un système anti-hérarchique, c'est l'équivalence des choses sans égard aux personnes, sans discrimination. Pour l'échange marchand peu importent les personnes puisque l'échange d'équivalents nous laisse quittes. On peut marchander même avec son ennemi. Le libéralisme construit ainsi un monde où nous ne devrions rien à personne et tout à notre travail individuel, isolé et mesuré par le temps, échangé par contrat à sa valeur contre une monnaie universelle, l'or. L'égalité des échanges garantit l'égalité des personnes mais dans le sens où il n'y a plus de rapports de personnes, ramenées à des rapports entre choses (égalité marchande), cela n'empêche pas les plus grandes inégalités. Même s'il méconnait la survivance des familles et des hiérarchies sociales, Louis Dumont montre bien, l'opposition d'un monde marchand où l'indépendance des hommes se fonde sur leur dépendance des choses (nous dirions leur mesure, leur équivalence, leur valeur) alors que sur le versant hiérarchique la dépendance des hommes donne une certaine indépendance des choses (protection de la mafia, clientélisme).
Il y a donc une certaine redondance dans le fait d'accuser la civilisation marchande de déshumanisation. Il est plus gênant de constater la liaison de la liberté et du marché alors que les rapports humains ramènent aux rapports hiérarchiques, hiérarchie des fins et hiérarchies sociales et politiques. La protection sociale pose la question des privilèges à protéger. On a donc d'un côté le matérialisme et l'individualisme marchand avec l'autonomie de l'économie et de l'individu, la démocratie (de vote), l'égalité (très inégalitaire) mais aussi une grande irresponsabilité, un réductionnisme objectiviste sordide et borné, une immense solitude et la dictature de l'apparence. L'art qui proteste de son désintéressement et témoigne de ce qui échappe à tout calcul complète le tableau plus qu'il ne conteste sa privatisation avec son ridicule marché de l'art. Le roman tente de constituer un sens individuel sur les ruines de tout projet collectif et ne peut qu'y échouer. De l'autre côté une société unitaire qui prend en charge les multiples dimensions de l'existence, protège ses membres mais renforçant ouvertement les rigidités sociales peut susciter la colère impatiente des ardeurs adolescentes. Plutôt que de choisir entre le jour et la nuit, ne vaut-il pas mieux constater leur alternance, leur cycle, leur régénération mutuelle. Le cycle commence avec l'innovation qui bouscule les anciennes institutions vermoulues mais une fois la nouvelle génération au pouvoir, une nouvelle normalisation nécessaire s'installe jusqu'à devenir trop rigide et céder à nouveau la place à une nouvelle génération.
La leçon à tirer n'est certainement pas d'attendre que ça se passe, ni que tout se vaut. On ne revient pas au point de départ. Les cycles ne sont pas tout, il ne faut pas négliger l'expérience historique dans ce qu'elle a de cumulative. Ainsi on peut penser que l'expérience du communisme, du fascisme et du nazisme devraient nous guérir du totalitarisme comme les dégâts du libéralisme devraient nous guérir de notre irresponsabilité. Ainsi nous pouvons espérer construire une écologie qui prenne en charge le global sans écraser sa diversité, construire une hiérarchie douce, car on a gagné la liberté et le savoir qui se traduisent en autonomie indispensable de la personne, dans la production. Il n'est pas question, par contre de laisser la production et l'économie autonomes des contraintes sociales ou écologiques. Vouloir contrôler les marchés, réaffirmer le politique au-dessus de l'économie ne peut éviter pourtant de poser des hiérarchies de valeur et de pouvoir. C'est déjà une toute autre société que notre grand magasin rempli de marchandises où l'on est tous étrangers.
Nous sommes les produits de la société que nous pouvons changer pourtant. D'individus, de salariés et de consommateurs anonymes, il nous faut devenir des personnes riches de leur histoire et de leurs relations sans y être soumises, citoyens agissants. C'est tout une histoire à inventer et à vivre, mais on ne s'en tirera pas, comme Michel Bounan a raison de le rappeler, en invoquant l'égalitarisme, l'anarchie, la démocratie, le travail (le time-dollar). Il faut rentrer dans une logique de développement humain, de valorisation des capacités (des inégalités!) et des coopérations locales, bien loin des comptes marchands mais au nom d'un projet collectif qui ordonne une hiérarchie sociale et assigne à chacun sa fonction. Il s'agit donc d'abord de changer de représentation, de ne plus donner crédit au mythe libéral qui a perdu toute mesure, ne plus cultiver un égalitarisme qui a produit les plus grandes inégalités, et plutôt manifester au grand jour les hiérarchies effectives derrière l'idéologie officielle afin d'égaliser les chances (discrimination positive).
Les échanges doivent servir pour abattre les dogmes en confrontant les traditions, apporter le progrès en confrontant les techniques mais la reproduction et le commun (société, langage, génération) précèdent l'individu pour qu'il s'y fasse une place. Aucun contrat social ne peut être signé par un individu déjà constitué et inséré dans son milieu. Aucune société ne peut se construire par la relation à l'autre ou la charité, encore moins par l'amour (Phénoménologie et sociologie). Le collectif nous précède toujours comme la loi précède le marché. Le collectif est le sujet de l'individuel (Lacan) et pourtant nous pouvons le changer, collectivement, nous pouvons donner corps à l'Autre qui manque, instituer un autre imaginaire de la société. Le marché rend le meurtre du Père moins pesant, accélère les changements, mais nous abandonne à notre solitude derrière les lumières des vitrines. Il ne s'agit pas de choisir l'un ou l'autre pourtant mais de jouer leur dialectique l'un contre l'autre, leur équilibre et leur alternance.
Le temps de l'irresponsabilité collective se termine malgré notre ignorance, c'est ce qu'on appelle le principe de précaution. Cette reconnaissance de l'ignorance au coeur de tout savoir n'est pas un retour en arrière, simplement il n'est plus possible de dire "après-nous le déluge" quand il a déjà commencé. Devant la catastrophe, il ne suffit plus de se délecter des sophismes de la raison pour mieux nous égarer (tout se vaut, relativisme, scepticisme, nihilisme, mysticisme) mais il faut intégrer au contraire l'incertitude de la raison à la prudence de nos conduites, comme il faut intégrer le jeu du marché aux hiérarchies sociales sans croire naïvement aux vertus du marché ou des hiérarchies. Il ne faut pas avoir trop d'illusions sur la bravoure des soldats pour gagner une bataille ; une République est en danger qui a besoin de la vertu de ses citoyens comme répondait Carnot à Robespierre. Il faut partir de notre débilité, de nos erreurs, du négatif pour le surmonter plutôt que de construire des mondes imaginaires.
1. Le temps du Père
Il était une fois... C'est le "temps des anciens", du mythe, d'un ordre éternel, d'un cosmos où chacun a sa place, hommes et choses dans la beauté de l'essentiel. Ce temps de l'enfance soumise, de devoir et de justice est celui du féodalisme comme celui d'Homère. Temps rêvé d'autrefois ou terreur du juge.
2. Le temps du fils
Le temps du fils s'ouvre par le meurtre du Père et la déconstruction de toute transcendance dans l'incarnation. C'est un temps matérialiste, libéral et moraliste, temps de l'apprentissage, des sciences et du marché, de l'individu, du contrat et de la dette, mais aussi de grande solitude dans un monde objectif et quantifié en travail et en or. Temps de refoulement de la totalité, du père humilié, temps d'irresponsabilité, de consommation futile.
On peut en suivre l'histoire dans celle du Roman qui accompagne le capitalisme. Que ce soit avec Marthe Robert qui distingue dans Origine du roman, roman des origines, les deux figures de l'enfant trouvé et du bâtard à la base du roman oedipien dont Robinson Crusoé est un prototype avec Don Quichotte. Pour Lukács, dans sa Théorie du Roman, le passage de l'épopée au Roman reflète la perte de la totalité religieuse, le Roman étant une tentative de reconstruction individuelle d'un sens absent. C'est une éducation sentimentale, un devenir père problématique dont la psychanalyse se nourrit, à la place d'une initiation aux mystères de la tribu.
Mais on ne peut fonder le tout sur la partie, une société sur l'amour, la charité, le rapport à l'autre et l'autonomie revendiquée se retourne en irresponsabilité et en isolement.
3. Le royaume de l'esprit
L'avenir n'est pas si nouveau, depuis le temps que les prophètes nous annoncent que le royaume est déjà là. Il prend pourtant désormais les traits concrets de l'écologie, nous permettant de concilier la responsabilité de notre avenir et l'autonomie de chacun mais ouvrant sans doute une dispute sur les hiérarchies de valeur.
L'art redevient métaphysique, le roman tourne à l'épopée, le travail devient fonction ou statut, la morale devient politique active, l'économie n'est plus un jeu, une compétition mais une coopération. Ce n'est plus le libéralisme de la concurrence où l'on doit gagner sa vie mais la liberté positive du développement humain (Amartya Sen).
Lukàcs, Théorie du roman, Tel, Gallimard,
(1920) 1968
Marthe Robert, Origine du roman, roman des origines,
Tel, Gallimard, 1972
Michel Bounan, Sans valeur marchande, Allia, 2000
Phénoménologie et sociologie, Bruno Karsenti,
Jocelyn Benoist, PUF, 2001