On accuse facilement les perdants de leur sort, on accuse leur paresse comme ce monstre que nous aurions vaincus nous-mêmes, justifiant notre supériorité tout en évitant de compatir à cette faiblesse. La paresse est pourtant presque toujours mal nommée, à la place de la fatigue, de la dépression ou de l'ennui, voire à la place d'une protestation silencieuse ou d'une forte inhibition. La paresse n'a pas de sens en dehors d'une résistance du corps à l'obéissance, à la volonté d'un autre.
Dans tout combat, tout travail, il y a la fatigue, qu'on devrait réserver à la fatigue physique, à l'usure de l'effort, mais il y a aussi une usure intellectuelle, de la capacité de concentration et d'imagination, qui peut se confondre avec un épuisement intellectuel qui est plus un égarement, une défaite, une mauvaise relation, une difficulté de penser, un découragement, une paralysie. La fatigue suffit à produire tous les symptômes de la noire mélancolie mais n'appelle, normalement, que le repos. La fatigue rend défaitiste et le désespoir n'est souvent qu'une grosse fatigue qui se guérit dans une nuit réparatrice. Mais la fatigue est un signal qu'il faut écouter si on ne veut pas sombrer dans tous les dangers de l'épuisement et du désespoir. Elle est la cause de la plupart des accidents, il ne faut pas la sous-estimer mais reconnaître ses propres limites (Gilgamesh n'a pas vaincu le sommeil).
La dépression est un seuil supplémentaire de la fatigue et du stress, accompagnant la plupart des maladies. Par un phénomène semblable à l'accoutumance aux drogues, la dépression résulte d'une saturation des récepteurs qui demande du temps avant de se rétablir à son niveau antérieur. Ni le repos, ni la volonté n'y peuvent plus rien. La volonté est atteinte "physiquement" : il faut compenser cette déficience chimiquement par les anti-dépresseurs qui rétablissent largement toutes nos facultés. Plus que la fatigue encore, la dépression appelle la perte, l'abandon, la passivité. L'idéal reste présent, en même temps que la certitude de n'y plus pouvoir prétendre. A ce stade, il ne sert à rien d'accuser le déprimé de ne pas vouloir guérir, de complaisance et de paresse. Le vouloir est inhibé, le désespoir incarné, la chimie est le seul remède. Beaucoup en semblent choqués, d'autant qu'il y a bien des deuils et des mélancolies qui ne sont que des culpabilités névrotiques. Mais la dépression chimique est une maladie physique demandant souvent plus de 2 ans pour se rétablir. Ses symptômes sont, en premier, l'insomnie vers 3/4H du matin, une fatigue persistante, jambes lourdes, mal au dos, les signes physiques vont de sortes de vertiges aux colites ulcératives. Mais il y a bien aussi les signes psychiques du pessimisme, de la tristesse et du désespoir. L'ensemble de ces symptômes sont traités par les anti-dépresseurs. Il ne sert à rien de le nier ou de vouloir s'en sortir tout seul dans un rêve de toute-puissance sur le corps, la fatigue a bien franchi là un seuil physiologique.
Si la dépression nourrit le sentiment d'un idéal inatteignable, l'ennui y creuse son nid par la dévalorisation de tous les idéaux, de tous les buts politiques ou moraux. Voie de la guérison qui se trouve aussi insupportable que la douleur dépressive. Rien de pire que de ne manquer de rien, n'avoir rien à tenter, rien à faire. Il n'y a pas moyen de trouver des raisons de désirer hors de la rencontre des autres, leur admiration, leur émulation, leur demande. Pour cela il faut pouvoir risquer encore la déception d'un échec, la perte des illusions du désir car il n'y a de plaisir qu'en activité.
On voit bien que le mal, la souffrance résulte d'un bien supposé, jalouissance, idéal, béatitude, éloignement de Dieu. Mais c'est pire encore quand le manque vient à manquer. Le désir est le principe de l'être, l'insatisfaction le principe du psychisme. Nous devons tendre vers quelque perfection, s'améliorer toujours par amour de la sagesse. La souffrance est un signe, elle s'adresse à l'autre et n'est pas simplement corporelle. Plus un autre peut nous secourir, plus la douleur se fait insistante. La souffrance est appel, reproche, séparation, attente, exigence impérieuse de l'impératif moral, elle procède de l'idéal qu'elle manque. Il n'y a qu'une façon de se défaire de la souffrance qui n'est pas de la faire taire en l'étouffant de discipline, mais au contraire, assumer son message, sa demande et mettre cet appel muet en paroles, réaliser son idéal en acte.
Il faut le répéter, la paresse ça n'existe pas, bien qu'on la confonde avec l'ennui ou l'oisiveté qui est la mère de tous les vices. Il n'y a pas de paresse pour un désir pressé. On nommera paresse l'ennui, comme la dépression ou la fatigue même, alors qu'elle est, avons nous dit, la réponse à une domination externe, c'est une fatigue adressée à l'autre. En ce sens, le droit à la paresse n'est qu'une formulation de l'abolition de l'esclavage. Mais il n'y a pas de "paresse naturelle", sinon un souci de l'économie qui est toujours nécessaire. Le plaisir de l'activité est le plus fort, chacun aime travailler à son ouvrage malgré les partisans du travail dominé. La paresse est le refus d'une activité qui ne soit pas subjective, authentique et libre. C'est-à-dire aussi qu'elle résulte d'un idéal, tout comme la dépression. Mais notre tendance naturelle n'est pas de ne rien faire, c'est de nous valoriser socialement (amour, ambition, culture), de nous réaliser. Le plaisir de l'activité est, bien sûr, celui de la réussite et de l'apprentissage, mais il implique aussi la déception des défaites et des égarements qui génèrent des dépressions passagères.
Il y a encore bien d'autres modes de l'inactivité qui sont moins passifs. Ainsi, l'inhibition est active comme le symptôme et l'angoisse. Le dégoût lui-même est actif lorsqu'il est moral et l'inactivité devient résistance, grève, révolte ou autodestruction. Le problème vient du fait que tous ces termes différenciés se confondent dans leurs effets physiques, l'émotionnel parasite l'intellect.
Avec le temps, l'ennui finit en désir, la fatigue s'efface dans
la nouveauté du jour, toute paresse s'évanouit dans la rencontre
et la dépression s'oublie dans une nouveau projet. La névrose
est comme figée, immobile, mais la structure du désir est
maniaco-dépressive. On peut s'appuyer sur le caractère cyclique
du
réel "Et nos amours, faut-il qu'il m'en souvienne, la joie venait
toujours après la peine" (Apollinaire).