L’évidence de l’objectivité des mots Homme et Femme est
d’autant plus forte que le Verbe qui les unit comme relation sexuelle est
refoulé ou sublimé dans un rôle social. On ne peut
pas dire que Freud en rajoute sur l’amour dont il fait une force d’union
minée par l’instinct de mort mais ses épigones s’y sont essayés
sans relâche, de la génitalité de Reich à l’oblativité
de Pichon. La réalité de ce bel idéal romantique dont
toutes les histoires sont pleines est bien plutôt la haine ordinaire
des couples au bord du désastre, croyant encore (par devoir d’y
croire!) vivre un rêve depuis longtemps devenu cet insupportable
cauchemar, car l’amour, comme idéal incorporé, est la source
du surmoi et des pires excès des pouvoirs (la plupart des meurtres
se passent en famille et le pouvoir agit toujours pour le bien de ses sujets
"pour sauver la ville nous avons dû la détruire"). Le féminisme
n’y a rien arrangé, sinon à faire apparaître explicitement
les rapports de force et surtout en décollant le sexe de toute naturalité
jusqu’à l’homosexualité. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’amour
! L’amour est d’abord rencontre, où les désirs s’accordent
par bonheur, par une chance qu’il faut savoir saisir pour rire de cet étonnement
mutuel. Dès qu’il devient certitude, à force de rencontres
inespérées, il devient contrat et revendication, demande
impossible et sinthome partagé, entrecoupé sans doute d’autres
folles passions éphémères. L’amour ne peut fonder
le contrat ; cette idée folle est bien récente, il faudra
revenir à un autre fondement du mariage que l’amour, ou abandonner
la stabilité familiale ce qui me semble très bien, permettant
de jouer entre les deux familles, mais peut aussi nourrir une nostalgie
de la stabilité qui n’est pas saine.
J’ai toujours été et reste féministe, prêt
à me battre pour l’égalité de droit, mais je suis
devenu misogyne aussi d’avoir trop subi l’hystérie féminine.
Il faut tenir compte de cette tentation hystérique pouvant dénaturer
le combat légitime pour les droits des femmes. Là aussi,
il faut tenir compte de l’autre sexe et, si j’ose dire, "il faut donner
aux femmes tous les droits sauf celui de nous casser les couilles ". On
sait depuis Hegel qu’il n’y a pas de héros pour son valet de chambre
mais ce n’est pas parce que le héros n’est pas un héros.
Le féminisme a bien effectué sa mission historique de
déracinement du sexe, mais après que les femmes aient réclamé
le pouvoir pour elles-mêmes, c’est le conformisme qui a triomphé
partout laissant chacun plus solitaire encore, responsable de son sexe
et sans plus de rites ou de règles publiques pour couvrir ce naufrage
immémorable. Cette destruction de tout lien naturel est notre enjeu
et notre responsabilité actuelle, non pour revenir en arrière
et se soumettre aux lois implacables de la nature mais pour en tenir compte
et défendre notre existence menacée, chacun responsable de
tout. Ainsi, il ne s’agit en aucun cas de biologie, mais de couple, de
relation à l’autre et il s’agit de savoir si un couple est toujours
possible pour la moralité moderne.
L’image des mariages traditionnels arrangés par intérêt
nous semble insupportable. L’amour ne doit plus être conscience de
soi, intérêt, moyen mais pure inconscience, inclination, passion,
destin, devoir-être absolu et sans réflexion, désir
brut. La réciproque est un devoir de charité chrétienne
pour ne pas briser une si précieuse pulsion. En tout cas c’est un
peu plus compliqué désormais de faire tenir ensemble un homme
et une femme, délivrés de tout contrat mais livrés
aux caprices de l’inconscient qui ne veulent pas être reconnus, rejetant
toute réflexion comme hypocrisie et calcul. En fait c’est bien les
calculs, les intérêts professionnels ou sociaux qui dominent
effectivement très largement les choix amoureux, mais cette fois-ci
comme refoulés de la conscience, interdits de citer. Le résultat
est bien connu et se divise en deux étapes, un avant et un après
mais commençons par le commencement.
L’amour se construit sur la différence et le besoin de reconnaissance,
si ce n’est simplement l’ennui. Ce peut être le coup de foudre entre
deux exclus qui font corps contre les autres mais, le plus souvent, la
femme amoureuse admire la force ou le savoir de celui qui domine, elle
se repère dans la concurrence des autres femmes constituant l’homme
comme fétiche pendant que l’homme de son côté se mire
dans la séduction de la femme, dans la conquête des femmes
courtisées dont il n’atteint la certitude que dans la consommation.
Il y a donc similitude en même temps que dissymétrie pour
les deux sexes car, au départ, l’un, l’homme, doit être le
Maître et la femme l’aimée, la protégée ; mais
ce statut d’aimée va ensuite inverser le rapport en constituant
la femme comme dominante et le maître comme aimé par la femme
pour ses hommages et non plus pour sa valeur objective reconnue d’abord
(elles veulent bien épouser Einstein mais il devra abandonner la
physique pour s’occuper d’elles. "L’hystérique cherche un Maître
pour le dominer" nous dit Lacan). Une fois l'"amour" installé,
déclaré et reconnu socialement c’est, en effet, une tout
autre histoire. Aux piquantes péripéties d’une rencontre
incertaine et miraculeuse vont se substituer des stratégies immobiles
de défense ou de domination. L’amour fatal étant acquis,
nommé dans les discours, devient un idéal dont il faut répondre.
Ça commence dès le premier serment. Là où il
y avait une rencontre émerveillée, ne reste plus que mensonges
et soupçons, promesses non tenues et rêves d’autres vies,
décloses.
Dès lors l’amour comme fatalité devient le support de la revendication de l’égalité de la femme, toute inégalité et insuffisance étant imputable à l’homme. Cette égalité est cependant purement formelle : la femme fera semblant de savoir, semblant de création, semblant d’homme en se vengeant de plus en plus sur son homme de tout ce qu’elle ne peut pas être. C’est la femme castratrice, revendicative et défiant son Maître supposé, rabaissé en toutes occasions. La bonté et la patience de l’homme sont pris pour de la faiblesse puis la vérité pour le mensonge, la propre persistance des récriminations et des critiques leur donnant une vérité objective et détournant un peu plus l’homme vers ses travaux, ses devoirs de citoyen. Tout sens s’y perd. L’amour exige des preuves mais ensuite doit les renier car elles sont exigées. C’est la culpabilité infinie du Surmoi qui resurgit à ne pouvoir se satisfaire d’aucune garantie. La plupart du temps une espèce de trêve s’étire sur toute une vie, chacun campé sur ses positions et comme étranger à l’autre à moins que l’homme (ou la femme) n’étale sa soumission. La rupture est souvent préférable. C’est que chacun joue sa peau dans le regard de l’autre. Quand l’amour se réduit à la haine il ne peut que se renier lui-même, la rupture laisse possible l’émerveillement des retrouvailles.