Interview qui devrait passer dans l'Echo des savanes de décembre 2003
. Est-ce aujourd'hui le travail précaire seul qui est stigmatisé, ou
plutôt la notion de travail au sens large ?
. Est-ce irréversible, ou juste conjoncturel ?
. Les gens vous semblent-ils conscients, prêts, à admettre qu'il n'y
aura fatalement pas de travail pour tous dans un moyen terme ? (quel
terme, selon vous ?)
Les polémiques sur la valeur-travail sont trop idéologiques et
caricaturales. Il est souvent bien trompeur de parler du travail en
général car il y a toutes sortes de travail du meilleur au pire. Il n'y
a pas de résistance à un bon travail bien payé, par contre il y a
toujours eu des résistances aux mauvaises conditions de travail et à
l'exploitation, ce n'est pas nouveau, ce qui est nouveau c'est la
généralisation du travail précaire, des petits boulots et des
travailleurs pauvres, ce qui est en cause c'est le statut social du
travail et non sa représentation.
Sous l'effet de la révolution informationnelle, il y a effectivement une
transformation du système de production et du travail lui-même qui passe
de plus en plus de la "force de travail" à la "résolution de problème",
de la production de masse à une production personnalisée qui se règle
sur la demande. A cause de cette évolution on assiste à une
individualisation des parcours, une diversification des compétences, une
flexibilité de l'activité et une précarisation plus grande des emplois.
Contrairement à la productivité du travail salarié mesuré au temps
d'utilisation des machines, les nouvelles forces productives
(informatique, communication, spectacle, services) ne se mesurent plus
au temps immédiat de production, travail virtuose dont l'exécution exige
un temps de formation et de préparation sans commune mesure avec le
temps de la prestation elle-même. C'est en ce sens le déclin de la
valeur-travail, du temps de travail comme fondement objectif de la
valeur. Cette crise de la mesure résulte de la contradiction entre les
nouvelles forces productives immatérielles et les anciens rapports de
production du salariat industriel, cela va bien au-delà d'une simple
mode idéologique ou de la méchanceté des patrons. Reconnaître
l'intermittence et la précarité des activités créatives ou
relationnelles devrait inciter à prendre en compte ce temps "hors
travail" de production de soi et de reproduction de la société en
garantissant la continuité du revenu à tous, pas seulement aux
intermittents du spectacle.
Il semble bien que cette évolution soit irréversible. On ne reviendra
pas à la production fordiste, ce n'est pas souhaitable. Il y a déjà eu
un basculement massif des emplois industriels vers les services, or les
services ne se stockent pas et sont donc tributaires de la demande
immédiate. L'automatisation, l'informatisation, les communications en
temps réel, les exigences de formation ont changé complètement la donne
sans qu'il soit souhaitable ni possible de revenir en arrière.
Le travail devient de plus en plus immatériel, relationnel, créatif et
précaire mais il n'y a pas de véritable fin du travail si cela voulait
dire qu'on n'aurait plus rien à faire qu'à se consacrer à des loisirs
stupides. Ce qui disparaît ce sont les emplois industriels et le statut
de salarié protégé. Ce qui manque ce sont les protections sociales qui
permettraient aux nouvelles forces créatives de se développer. Ce n'est
pas le travail qui manque c'est le travail rémunéré. Il y a un manque de
travail salarié, on ne le sait que trop, un gâchis immense de ressources
humaines, c'est la réalité d'un chômage qui dure depuis 25 ans de
dépression (qui pourrait finir bientôt avec la reprise de l'inflation)
mais on peut l'imputer aux cycles économiques de Kondratieff plus qu'à
l'automatisation. La précarité est plus durable sans doute que le chômage.
Si les gens étaient vraiment conscients que bien sûr les chômeurs ne
sont pour rien dans leur sort, et qu'ils peuvent sombrer eux aussi dans
la plus grande précarité, ils trouveraient inacceptable le sort qui nous
est fait. Au fond on dit aux chômeurs "il n'y a pas de travail,
trouvez-en, sinon on vous coupe les vivres". On met en place des
incitations comme si le problème c'était le désir de travailler alors
que, lorsque l'économie repart il y a moins de chômeurs et ce n'est pas
qu'il y a moins de supposés paresseux ou inemployables, mais tout
simplement qu'il y a plus de travail ! Ce n'est donc pas la fin du
travail mais les travailleurs sont bien malmenés, leur reproduction
n'est plus assurée et les conditions de travail se sont trop dégradées.
S'il y a une dévalorisation du travail, ce n'est pas dans les têtes mais
dans les faits.
. La réduction des 35 h a-t-elle agi comme un déclencheur dans
l'esprit des gens ?
. Les congés payés ou les législations, à travers l'histoire,
visant à
réduire le temps travaillé, ont-elles eu des impacts psychologiques comparables ?
On ne peut pas comparer les premiers congés payés ou la réduction de la
journée à 10h puis 8H avec les 35h dont le sens est moins lié à
l'hygiène du travailleur et plus à l'équilibre familial. L'impact a été
très différent selon les catégories sociales. Les femmes qui deviennent
majoritaires dans le salariat y ont gagné ainsi que les cadres. C'est
parmi les cadres que la valeur du surmenage a été remise en cause à
cette occasion.
Pour une bonne part la question des 35h recouvre les véritables
problèmes qui sont ceux de la flexibilité (mise en place dans le cadre
des accords de RTT) et de la précarité qui s'étend en étant de moins en
moins indemnisée. Les 35h n'ont aucun sens pour les activités créatives
abolissant la séparation du travail et de la vie, c'est une vision
uniformisante à l'ancienne et bien peu adaptée aux nouvelles réalités.
L'encouragement au temps partiel, comme en Hollande, est sans doute bien
préférable, ainsi que la modulation du temps selon les âges de la vie et
le type d'activité, mais le plus urgent c'est d'assurer la continuité du
revenu des précaires.
Faire des 35h le signe d'une dévalorisation du travail est purement
idéologique. La dévalorisation du travail ne date pas d'hier, en Mai 68
on ne peut dire que le travail avait la côte. En fait, c'est la
valorisation du travail qui est très récente, largement due au fait que
le travail manque. C'est pour le chômeur que le travail est devenu désir...
. Pensez-vous que l'affaiblissement du sentiment religieux dans notre
société chrétienne explique en partie que les gens se détournent du
travail
?
Je ne pense pas que les gens se détournent du travail mais plutôt d'un
travail appauvrissant et qu'ils utilisent les nouvelles technologies ou
développent leurs capacités conformément aux besoins de l'époque bien
que ce soit hors des institutions et des protections sociales qui ne s'y
sont pas encore adaptées et en l'absence des nouvelles institutions
nécessaires. La question est complexe car ce qui est en cause c'est une
transformation du travail qui n'est plus assimilable à la peine, la
souffrance, le sacrifice mais devient un travail désirable, intéressant,
valorisant. Le travail était fondement de la valeur comme temps de
travail sacrifié dont le salaire est la contrepartie. La valeur se
mesure au sacrifice consenti et certains moines changeaient de travail
quand ils y trouvaient plaisir. Les choses ont bien changé et il n'y a
plus de rédemption religieuse par le travail lorsqu'on cherche un
travail qui nous passionne. La valeur n'est plus dans le temps passé
de souffrance mais uniquement dans la demande effective du produit, dans
le circuit de l'échange et de la dette.
. Pourriez-vous m'expliquer le sens de l'allocation universelle ou revenu
social garanti, la manière dont il fonctionnerait et les blocages
auxquels il devrait faire face ?
D'abord il faut une garantie du revenu pour tenir compte de la précarité
des emplois, pas seulement un revenu minimum. Le revenu minimum pour
préserver et développer ses capacités ne peut être très inférieur au
smic (75% minimum). S'il est trop faible il favorise les petits boulots
mal payés, s'il est suffisant il permet d'élever le niveau de résistance
des salariés et donc le niveau des salaires. Réalisation du droit à
l'existence et à l'autonomie, le revenu garanti n'a pas seulement
l'ambition d'assurer la reproduction des travailleurs mais aussi de
poser les bases d'un nouveau mode de production coopératif plus adapté à
l'ère informationnelle et plus durable qu'un productivisme capitaliste
qui atteint sa limite avec sa globalisation car ce n'est pas un système
généralisable, les ressources de plusieurs planètes n'y suffiraient pas.
Le revenu garanti a pour fonction de favoriser le travail choisi et donc
le temps partiel. Ainsi un demi revenu minimum serait versé à ceux qui
travaillent à mi-temps. L'essentiel reste la réorientation de la
production vers les services, la formation, la culture, l'informatique,
la communication, l'écologie. Ces activités "artisanales", hors
salariat, sont presque toujours pas assez rentables et concurrentielles.
Le revenu garanti assure leur survie à plus long terme puisqu'il
resterait acquis pour les activités autonomes, du moins jusqu'à un seuil
de revenu. Pour donner les moyens de vivre et de travailler il faut
garantir la continuité du revenu mais aussi le cumul du revenu garanti
avec un travail ainsi que des structures d'échanges locaux et de
valorisation des compétences, sortes de coopératives municipales.
Les blocages sont innombrables puisqu'il s'agit d'une réorganisation de
toute la protection sociale mise en place en 1945. Cela remet en cause
nombre de façons de penser. On a parlé plus haut du passage (relatif) de
la peine au plaisir dans le travail mais nous vivons une véritable crise
de civilisation. Il y a une résistance de la société à ces changements
brutaux mais il n'y a pas que du négatif, il y a même des potentialités
énormes dont nous pourrions tirer parti. Les vieux discours s'usent et
tournent à vide. La solution qui s'impose du revenu garanti insiste avec
toujours plus de force, de la précarité à la retraite mais il faudra une
mobilisation active de la société. Ce n'est pas encore gagné, c'est le
moins qu'on puisse dire. Il est vrai qu'on peut reprocher aux tenants du
revenu garanti d'avoir insisté trop exclusivement sur le revenu en
laissant les chômeurs à leur sort d'assisté. On ne peut se passer
d'organiser les échanges locaux et de fournir les moyens de la
valorisation des talents, d'une production alternative non
productiviste. L'un ne va pas sans l'autre.
. Rifkin annonçait la mort du travail salarié, fatalement, par la
force des
mutations technologiques. Allez-vous dans son sens ? En quoi ce travail
salarié peut-il, doit-il se transformer ?
Le travail salarié continue à se généraliser en même temps que son
statut est de plus en plus attaqué. Je partage une bonne partie des
thèses de Rifkin qui ne parle pas de fin du travail, malgré son titre
français, mais bien d'un déclin relatif du travail salarié classique au
profit du tiers secteur. On voit bien comme s'opère dès maintenant la
sortie du salariat par le biais de l'externalisation de certaines
fonctions de l'entreprise et la transformation de cadres en professions
libérales, pour le haut de l'échelle, par l'intermittence et la
précarité pour les artistes et créatifs ou les moins qualifiés. Pour le
reste, on s'oriente vers des contrats de travail sur objectif, limités à
une mission précise avec une sorte d'obligation sur le résultat. Sans
continuité du revenu on ne peut plus se projeter dans l'avenir,
construire un plan de carrière... Le travail salarié devrait donc
évoluer vers un travail autonome et intermittent adossé à un revenu
garanti et un statut professionnel, un soutien public et des structures
d'échange locales.
Je ne crois pas du tout que chacun devrait se transformer en entreprise,
cumulant toutes les fonctions, possédant non seulement un savoir-faire
mais sachant en plus le faire savoir. Une saine division du travail est
préférable entre artiste et imprésario, compétence et commerce. Ce ne
sont pas les grandes gueules qui font le boulot et l'idéal n'est pas de
travailler tout seul. Pour être autonomes nous avons besoin de soutiens
et d'assistance mutuelle, pour travailler nous avons besoin de la
coopération des autres. Il faut penser l'évolution du travail salarié
dans le cadre de la crise écologique et civilisationnelle que nous
vivons, dans le cadre de la sortie du productivisme et donc du
capitalisme salarial mais aussi dans le cadre de la réorientation de la
production vers l'immatériel à l'ère de l'information (après l'ère
énergétique). C'est une production alternative que nous devons
construire basée sur une relocalisation de l'économie, le revenu garanti
et le développement humain. Des coopératives municipales pourraient
servir à mutualiser les compétences et accueillir des activités
autonomes non concurrentielles. L'exemple des logiciels libres montre
qu'à notre stade la coopération devient plus productive que la compétition marchande.
. Pourriez-vous m'expliquer votre choix de vie ? (le retrait dans le Lot, l'expression par Internet...)
. Pourriez-vous m'expliquer vos choix personnels, notamment
l'isolement dans
le Lot, le retrait hors des universités et des cénacles classiques ?
. Auriez-vous pu, idéologiquement, vous trouver dans la peau d'un
salarié, subir une autorité hiérarchique, avoir un contrat ?
C'est amusant la tendance à psychologiser des situations sociales. En
fait j'ai été longtemps salarié puis je suis devenu Chef d'entreprise.
C'est le fait de pouvoir valoriser mes productions sur Internet et d'en
recevoir une rétroaction positive qui est beaucoup plus déterminant
qu'une indépendance rebelle à tout.
L'université m'a semblé trop ennuyeuse. Le niveau y était très faible et
la pensée qui compte en était absente. Dans la foulée de Mai 68, j'ai
abandonné l'université pour gagner ma vie. J'ai voulu connaître la vraie
vie (hélas!) J'avais trouvé aussi avec Lacan et l'Ecole Freudienne de
Paris une véritable académie où je me suis formé mieux qu'à la Sorbonne
de l'époque. Je suis parti dans le Lot peu de temps après la mort de
Lacan, effaré par ce que devenait la psychanalyse aux mains de petits
maîtres (j'ai vu s'effondrer beaucoup de beaux esprits), mais aussi pour
apprendre et pratiquer la micro-informatique naissante qui m'intriguait
et m'a passionné plusieurs années. J'ai donc retrouvé ici un copain avec
qui j'ai créé une entreprise d'informatique industrielle dont j'ai fini
par démissionner pour raisons de santé et de surmenage...
Si je reste isolé c'est que j'ai trouvé assez peu
de soutiens et qu'en général j'étais très insatisfait
des fonctionnements de groupe ou des productions insignifiantes des cénacles.
J'ai essayé de travailler avec les Verts par exemple mais cela n'a
guère eu de résultats. Transversales et le GRIT m'ont accueilli
grâce au soutien de Jacques Robin mais j'y reste très marginal.
J'aimerais bien faire de l'enseignement désormais, par exemple, seulement
je n'ai pas passé les diplômes et j'ai dépassé
l'âge des concours. J'ai vraiment cherché un emploi, avec l'aide
d'une association même, et malgré mes multiples compétences,
je n'en ai trouvé aucun ! Pendant ce temps, j'ai commencé
à pouvoir vivre de contributions aléatoires envoyées
par des lecteurs et militants qui me soutiennent (je ne suis donc pas si
isolé malgré tout). Ainsi, pour une bonne part, il ne s'agit
pas de choix, sinon en négatif. Le positif c'est que j'aime bien
la campagne et que l'isolement est idéal pour se concentrer longuement
sur des sujets difficiles et braver les conformismes à la mode avec
un certain recul.
. Comment s'organise une journée de Jean Zin ?
C'est une vie banale entourée de chats, toute de travail et d'études
dans un beau décor de pierres et de verdure. Je me lève vers 7h. Je
prends un café et je regarde mon courrier, j'y répond. De 10h à 12h
c'est le moment le plus fécond de la journée consacré à l'écriture de
textes (avec un petit joint la plupart du temps). Après un repas léger
le midi, je lis au lit jusqu'à 14h ou 15h. Si je peux je fais une petite
ballade. Ensuite cela dépend si j'ai un livre à lire, des recherches à
faire ou un texte à écrire, jusqu'à 19h. Je travaille peu après le
dîner, sauf lorsqu'il y a des urgences. Je me couche tôt. Bien sûr tous
les jours sont différents. J'écris lentement et je reprends plusieurs
fois ce que j'ai écrit. Un texte me prend en général entre 3 jours et
une semaine même si c'est très variable, sans compter le temps de
lecture qui précède, plus ou moins long aussi. Le courrier tend à
prendre trop de temps.