A n'en pas douter, nous sommes à un tournant
de l'histoire du monde, au moins depuis le déclenchement de la "guerre
préventive" des Etats-Unis contre l'Irak qui semble inaugurer une
série de profondes remises en questions de nos représentations
comme des nos institutions.
D'abord, cette guerre du pétrole pourrait sonner paradoxalement la
fin de l'ère énergétique et la véritable entrée
dans l'ère
informationnelle, par les désillusions mêmes
d'une guerre technologique, de l'utilisation des ressources de l'informatisation
dans une logique de force pure. L'enseignement qu'on devrait tirer des premières
déconvenues d'une armée qui se croyait libératrice devant
une résistance inattendue, c'est qu'il ne faut jamais être trop
sûr de soi et prendre ses désirs pour des réalités.
Toute information est imparfaite et doit être continuellement éprouvée,
vérifiée ou corrigée. Les ingénieurs savent bien
qu'un moteur théorique ne marche pas, qu'il faut mettre au point,
gérer les aléas et les "dommages collatéraux". Il n'y
a pas de guerre propre. Une erreur est vite arrivée et d'ailleurs l'informatique
s'identifie largement avec la correction d'erreurs (erreurs de transmission,
erreurs de saisie, bugs de programmation) et non leur impossible suppression.
Il y a bien une limite à la maîtrise du réel que l'informatisation
nous donne, de même qu'il y a une limite au traitement d'informations
innombrables qui se parasitent. Malgré la formidable technologie américaine,
il n'est pas si facile d'atteindre Ben Laden ou Saddam Hussein, bien qu'ils
finiront par être pris, et les automatismes se retournent parfois contre
nous, par exemple en tirant contre son propre camp, ce qu'on appelle comiquement
les "tirs amis" et qui peuvent faire plus de morts que l'ennemi. Surtout,
toute cette technologie est impuissante sur ceux qui sont décidés
à sacrifier leur vie et porter la destruction sur la terre ennemie comme
on le sait depuis le 11 septembre. La force manifeste toute sa faiblesse
dans une société de l'information balbutiante où la
propagande règne partout en maître pourtant mais où déjà
la circulation des informations par Internet lui ôte une bonne part
de sa crédibilité. Internet n'est pas si ancien, cela n'existait
pas lors de la première guerre du golfe, ni la généralisation
des téléphones portables. Ce sont les mêmes technologies
informationnelles qui font l'hyperpuissance américaine et qui rendent
obsolètes l'utilisation de cette puissance impossible à centraliser,
accaparer, contrôler. Il ne s'agit pas tant de vouloir priver les Etats-Unis
de leur suprématie militaire, ni de souhaiter leur défaite.
Ce serait le meilleur moyen pour encourager des conflits entre puissances
émergentes. Ce qu'il faudrait c'est admettre désormais l'impuissance
de la force et l'imperfection de l'information qui devraient rendre la guerre impossible enfin et nous pousser
à toujours plus de dialogue, d'autonomie et de formation. C'est un
tournant de la civilisation mondiale qui s'annonce, un nouveau stade cognitif
pour l'humanité avec les défaites successives du socialisme
autoritaire et du libéralisme individualiste.
Si la question de la dissymétrie de l'information n'est pas tout-à-fait
nouvelle puisque les 3 prix Nobel d'économie 2001 ont été
couronnés pour leur démonstration de cette dissymétrie,
au moins pour les marchés du travail, de la finance et de l'occasion,
cela n'avait malgré tout pas entamé jusqu'à maintenant
la croyance naïve du
libéralisme dans les vertus du marché
et les miracles de la technique. Prendre en compte l'imperfection de l'information
comme problème principal d'une société de l'information
constitue donc bien un tournant décisif où le laisser-faire
serait remplacé par le principe de précaution, c'est-à-dire
par des régulations prudentes et souples tenant compte de l'inévitable
manque d'informations. Ces évolutions cognitives peuvent sembler bien
abstraites et sont encore loin d'être acquises, pourtant elles auront
des conséquences très concrètes.
Sur un autre plan, l'idéologie individualiste libérale se trouve
complètement en porte-à-faux. Il n'est plus question en temps
de guerre de prétendre que "quelque chose comme la
société
n'existe pas", comme disait Tatcher, et que chacun ne doit compter
que sur soi. La guerre a toujours eu un rôle de cohésion
sociale au-dessus des intérêts privés et de notre
vie même, ombre de la mort qui ébranle les corps et les dépouille
de leurs particularités. L'unité d'une société
pourtant profondément divisée se fait contre la menace commune,
réelle ou fantasmée. Le retour de la société
refoulée par l'individualisme marchand se manifeste d'ailleurs par
un surprenant retour de la religion, retour sur lequel il ne faut pas se
tromper. Notre situation actuelle montre que ce n'est pas tant la religion
qui appelle la guerre (c'est faux dans sa généralité
et dans l'ordre des raisons : les raisons du conflit ne sont absolument pas
religieuses) mais bien plutôt que la guerre ou le terrorisme appellent
la religion, le sacrifice pour les autres, une vérité tranchée
et un vert paradis au bout avec Dieu à nos côtés. La
religion a toujours eu ce caractère de justification officielle et
de consolation dans l'au-delà pour les morts au combat, même
si on ne peut la réduire à cela. La religion tient ici clairement
un rôle social de représentation de la société,
même si sa fonction est justement de refouler cette dimension sociale,
société qui se projette dans le royaume éternel des
dieux plutôt que de prendre conscience de soi comme société
humaine, au sens incertain mais se sachant responsable des destructions et
misères qu'elle provoque, plutôt que d'en rejeter la faute sur
les dieux, l'histoire ou le progrès.
L'autre aspect par lequel la société
s'affirme à nouveau et se soucie d'elle-même s'exprime paradoxalement
au nom de l'individualisme et de la liberté de mouvement comme
exigence
sécuritaire. Mais là encore, la force pure trouve rapidement ses limites et une dialectique
se met en place avec un terrorisme qui renforce la société
sécuritaire, sa brutalité, ses injustices qui renforcent à leur tour
le terrorisme. Cette impasse ne peut déboucher que
sur la victoire des terroristes, qui ne peuvent être vaincus
[1], c'est-à-dire, encore une fois, sur l'abandon d'un force impuissante et
de la violence sécuritaire pour une politique de dialogue et de partage
équitable, de développement humain qui soit l'affirmation d'une solidarité sociale effective.
Ce qui est attaqué en premier ici, ce sont les idéaux de l'individualisme.
Il faut certes toujours craindre les excès en retour d'un moralisme
normalisateur mais il n'est pas sûr qu'on ait à regretter l'idéologie
infantile du
self made man standardisé car on peut penser que rien ne pourra
freiner la diversification des parcours avec les progrès de la formation ni le besoin d'autonomie,
et surtout, l'individu n'a de sens que dans une société. C'est la production
de l'autonomie individuelle par la société que nous devons
défendre.
Ce qui est frappant dans les réactions mondiales contre la guerre,
comme on n'en avait pas vu depuis 1968, c'est que s'y exprime un soulèvement
de tous les peuples épris de paix contre tous leurs gouvernements
soumis à l'empire du capitalisme américain. La France fait
ici exception à cause de la position dissidente de son président
qui entretient une apparence d'unanimisme national. Malgré tout ce
qu'on peut lui reprocher, il faut être reconnaissant à Chirac
d'avoir refusé d'offrir le spectacle d'un occident chrétien
uni contre la nation arabe ou la communauté musulmane. Espérons
que ce soit suffisant pour empêcher l'extrémisme religieux de
se généraliser... Cela met les Français et les Allemands
dans une position particulière, mais partout ailleurs ou presque, d'immenses
foules comme on n'en avait jamais vu, désavouent leurs gouvernements
et donnent corps à une nouvelle solidarité sociale. Partout
les gouvernements et les partis sont
déconsidérés. En Italie, en Espagne, en Egypte, encore beaucoup plus en Argentine, un
peu moins en Grande-Bretagne pour l'instant. Les gens ne sont plus résignés,
repliés sur eux-mêmes, ils sont dans la rue (10 millions!). En tout cas, ce
n'est plus une fin de l'histoire immobile mais le bouillonnement d'un renouveau
qui se cherche, la constitution d'une opinion mondiale, médiatique,
dans un monde de plus en plus alphabétisé et connecté
en réseaux de télécommunications.
Le destin de l'
Europe se joue aussi dans l'indépendance des
Etats-Unis et la constitution d'un bloc central entre la France, l'Allemagne
et la Belgique où se fabrique une puissance politique opposée
aux conceptions anglo-saxonnes d'un individualisme religieux puisque l'Europe
défend au contraire de fortes régulations sociales et politiques,
publiques et laïcisées. On peut dire qu'on a d'un côté
un coût humain élevé pour un plus grand dynamisme qui
peut aller jusqu'à l'emballement boursier alors que de l'autre on
perd en efficacité immédiate ce qu'on gagne en sécurité
durable, ce qui peut aller jusqu'au conservatisme mais devrait favoriser
des investissements à long terme. Il ne faut pas être trop dupe
des discours qui recouvrent des situations souvent équivalentes avec
des raisons qui se veulent différentes, ou bien nomment au contraire des situations
très diverses avec un même nom. Il n'empêche que derrière
ces enjeux idéologiques, qui touchent aux valeurs, à la religion
et la citoyenneté, se joue aussi dans les coulisses le possible passage
du Dollar à l'Euro comme monnaie de référence et d'échange,
en premier lieu pour le pétrole. Je ne pense pas que ce soit gagné
à court terme mais on devrait y arriver avec la baisse du dollar et
cela devrait causer une crise financière catastrophique aux Etats-Unis
s'ils ne peuvent plus importer des capitaux étrangers pour couvrir
leurs déficits commerciaux qui ont explosé depuis 10 ans. La
fragilité des Etats-Unis est réelle malgré leur puissance
militaire. La démonstration d'Emmanuel Todd est assez convaincante
sur un point, le monde d'aujourd'hui n'a plus autant besoin de l'Amérique
que par le passé alors que l'Amérique a besoin de maintenir
son hégémonie sur le reste du monde.
La victoire,
si elle est assez rapide, retournera sans doute les rapports de force pendant
quelque temps mais de nombreux régimes se sentent menacés désormais,
c'est s'en faire des ennemis assurés s'ils ne se soumettent pas entièrement
à l'Empire. La coalition des souverainetés aura-telle raison
de la domination américaine comme la guerre du Péloponnèse
a eu raison de la domination d'Athènes ? Les peuples de la Terre pourront-ils
unir leurs luttes et construire une véritable alternative ? Il faut
compter aussi sur le renouveau de la contestation américaine mais
pour l'instant la loi du marché étend encore son empire et
la précarité s'
aggrave toujours,
les inégalités se creusent, le chômage reprend, les protections
sociales apparaissent cruellement inadaptées. Rien n'est réglé
pour les retraites alors que le
Papy Boom commence. L'Accord Général
sur le Commerce et les Services (AGCS) est déjà presque signé
(on avait cru en finir pourtant avec la menace de l'AMI sur les services
publics et l'éducation). Rien n'est fait depuis Kyoto pour limiter
l'effet de serre ni pour les autres menaces écologiques, ni pour l'accès
à l'eau. Cela ne peut plus durer. Le monde doit changer de base. Tout
est à reconstruire, l'économie locale et globalisée, les partis (socialiste,
communiste, écologiste), la démocratie, l'Europe, les relations
internationales. Nous devrons être les acteurs d'un véritable
tournant de civilisation qui ne fait que commencer (mal) et prendra sans doute beaucoup
de temps.
Ces considérations paraîtront bien
inactuelles alors que la bataille fait rage mais les événements
risquent de se précipiter. Il y a un autre type de catastrophe hélas
qu'on n'arrive pas à maîtriser, malgré toutes nos techniques
médicales, et qui insiste dans notre actualité, dans un monde
globalisé où les mouvements de population sont incessants :
c'est la diffusion des
épidémies.
On ne voit pas bien comment on pourrait faire plus qu'en ralentir la progression, trouver
et diffuser les remèdes. Le Figaro du 2 avril cite le directeur scientifique
de l’Institut Pasteur de Hongkong, le Pr Antoine Danchin, qui remarque que
« si ce qui se passe dans un immeuble de Hongkong (mis en quarantaine) était
extrapolable à l’ensemble de la planète, 30 % de la population du globe pourrait
être rapidement infectée par cet agent infectieux ». Avec la chute du communisme et la globalisation qui a suivi, nous sommes
effectivement à une nouveau pallier de ce que Pierre Chaunu appelait
le "monde plein" brisant l'isolation des villages, ce qui est un facteur
qui ne s'est pas révélé favorable seulement à
la civilisation mais aussi aux épidémies comme la grande peste
! Les épidémies constituent d'ailleurs des révélateurs
écologiques et sociaux car elles touchent surtout les plus faibles,
manifestant ainsi l'épuisement des ressources, les ravages de la misère
ou d'un stress excessif, voire l'inadéquation d'une médecine
d'urgence alors qu'il faudrait qu'elle prodigue plutôt une hygiène
du corps améliorant ses défenses dans une société plus écologique. Cela ne serait
pas un luxe portant un coup fatal à la croissance, et que notre économie
productiviste ne pourrait supporter, mais bien une question de survie à
plus court terme qu'on ne le croyait, au-delà de la question du financement
de la santé qui est déjà dans l'impasse. Les temps qui viennent seront agités et requièrent
toute notre vigilance et notre participation active, notre capacité
d'innovation et de projection dans l'avenir, de mobilisation et d'intelligence
collective. Ce n'est pas gagné d'avance mais ce n'est qu'un début
et nous devons viser loin.
[1] Henry Kissinger: "Dans des campagnes comme celles-ci, les forces anti-terroristes perdent,
parce qu'ils ne gagnent pas, et les rebelles gagnent parce qu'ils ne perdent pas."
PS du 11/04/03 : Il est assez amusant de voir comme la prise rapide de Bagdad
sans grandes difficultés déchaîne les ralliements aux
vainqueurs et l'humiliation des pacifistes. Puisqu'il n'y a pas eu de catastrophes
pour l'instant c'est que les oiseaux de malheur n'étaient que des
imbéciles, les faucons des USA avaient raison, l'Amérique est
vraiment l'Empire du bien et la force doit porter notre droit aux quatre
coins de la planète.
Bien sur je n'avais pas prévu, pas plus que d'autres,
une issue aussi favorable, sans doute due à la mort de Saddam Hussein. Comme
tout le monde je m'en réjouis, ainsi que d'un nombre de victimes limité par
rapport à ce qu'on aurait pu craindre. Ce n'est pas une hypothèse que j'avais
exclue même si elle ne me semblait pas la plus probable, mais cela ne change
pas grand chose à l'analyse ci-dessus ni aux raisons qu'on avait de s'opposer
à cette guerre unilatérale.
En effet, le résultat est bien conforme à ce
qu'on avait prévu : l'affirmation de la domination impériale des Etats-Unis
qui exigent de tous une soumission totale. On n'a pas fini d'en subir les
contre-coups. La force a pour l'instant le dessus pour mieux en mesurer la
faiblesse. The harder they come, the harder they fall. Comme je l'écrivais
: "La victoire, si elle est assez rapide, retournera sans doute les rapports
de force pendant quelque temps" et le dollar paraîtra plus solide que jamais
mais on verra assez vite que ce n'est qu'une domination de papier et que
l'Empire ne nous veut pas du bien mais préserve ses propres intérêts.
Le progressisme des démocraties a toujours été l'alibi du colonialisme,
on ne peut plus avoir la naïveté de l'ignorer. Le plus difficile sera sans
doute le retour de la contestation des américains eux-mêmes. On peut là encore
éviter les catastrophes, je ne considère pas que ce soit le plus probable.
En tout cas les grandes manoeuvres ont bien commencé.