- La fin de la croissance ?
L'analyse de la situation économique par Dominique Taddei
dans le numéro de décembre d'Alternatives économiques
tente d'éviter aussi bien le scénario catastrophe à
la 1929 que l'optimisme de ceux qui croient à une reprise prochaine
de la croissance, le plus probable étant pour lui un scénario
à la japonaise. En effet la baisse de l'investissement semble durable
dans une situation internationale incertaine et les risques de déflation
sont réels (baisse des taux à court terme proches de zéro)
ce qui nous promet une croissance molle durable, comme au Japon depuis 15
ans (caractérisée par des taux à court terme proche
de zéro et une consommation atone dans un contexte d'absence d'inflation
et même de baisse des prix qui engagent à reporter ses achats).
On devrait donc s'attendre à une recrudescence du chômage.
Je ne conteste pas le pronostic à court terme
d'une dégradation de la situation économique et du chômage
mais ces analyses à courte vue n'ont pas grand intérêt
sinon de renforcer le sentiment que décidément l'avenir est
imprévisible. On ne peut se contenter d'analyser les flux financiers.
Il n'y a pas que la Bourse dans la vie. La question n'est pas de savoir si
on va répéter 1929 ou 1987 mais de comprendre notre situation
actuelle. Ne serait-ce qu'au niveau économique il faudrait tenir compte
du déficit commercial considérable des Etats-Unis et de leur
endettement, des capitaux étrangers qui financent la sur-consommation
américaine et pourraient provoquer une catastrophe s'ils venaient à
faire défaut (dévaluation du dollar et fin de l'hégémonie
américaine?). On ne peut négliger la démographie surtout
et le vieillissement des populations. Que ce soit au Japon depuis quelque
temps ou maintenant en Occident, les générations vieillissantes
se caractérisent par leur propension à épargner plus
qu'à dépenser ou investir, ce qui est un facteur déterminant
de récession mais le "papy boom" correspondant au déblocage
des retraites pourrait relancer malgré tout la consommation d'ici
peu. Surtout le changement de génération qui s'annonce correspond
au retour de l'inflation selon les cycles de Kondratieff (cycles économiques
et démographiques de 60 ans avec une période de croissance
et de progrès social comme les 30 glorieuses jusqu'à 1974 et
30 de dépression et de libéralisme qui se terminent actuellement).
Ce retour de l'inflation pourrait être initié par l'augmentation
des prix du pétrole (à cause de la guerre ou du terrorisme).
Au vu des tendances à long terme, même si on peut effectivement
penser que le chômage va s'aggraver en 2003, le scénario le plus
plausible me semble celui d'une explosion sociale et d'une reprise au plus
tard en 2005 (mais impossible de prévoir vraiment à moins de
2 ou 3 ans!) après la purge de la bulle technologique (la révolution
numérique ne fait que commencer de même que la fin de la "folie
du rail" en 1847 n'a pas arrêté le train). Dans cette hypothèse,
la reprise de l'inflation, considérée comme "l'euthanasie des
rentiers" par Keynes, pourrait participer à la solution du financement
des retraites d'une façon inattendue pour ceux qui s'imaginent que
l'inflation ne reviendra jamais !
- Le manque de travail
Reste que pour l'instant la situation de l'emploi
s'aggrave à nouveau et la misère devient de plus en plus insupportable
sans qu'on ne puisse plus l'ignorer, s'étalant partout dans une insécurité
grandissante pour tous malgré le renforcement de l'Etat-policier.
C'est dans ce contexte qu'on assiste à une offensive de la droite
comme de la gauche pour "réhabiliter le travail", ce qui en soi est
déjà inconvenant quand justement il manque, et pour beaucoup
ne nourrit plus son homme. Le plus ignoble c'est que ce moralisme dégoulinant
se double d'une attaque contre la garantie du revenu, au nom d'un devoir
ou d'un droit au travail qu'on est bien en peine d'assurer.
Dominique Méda ironise sur la convergence de la Droite qui accuse les 35H d'avoir entraîné "une dépréciation sans précédent du
travail comme valeur sociale" (Fillon) et les rénovateurs du Parti Socialiste (Montebourg, Peillon, Dray) qui prétendent que "la place, le rôle et la valeur du travail doivent
être réaffirmés" dans la continuité de la "société du travail" de Jospin ou de l'idéologie de Toni Blair contre une soi-disant "société
des assistés
" (J'ajouterais, pour ma part, le Parti Communiste ainsi que Nikonoff qui
vient de prendre la direction d'ATTAC et qui avait voulu faire des "intellectuels"
qui défendent un Revenu d'Existence les responsables du vote FN chez
les chômeurs et de la défaite de la gauche !! France-culture,
samedi midi 27/04/02). Tout cela est pourtant pure démagogie ne servant
dans les faits qu'à justifier des politiques aggravant le sort des
plus pauvres dont les minima sociaux sont parmi les plus faibles des pays
développés. Comme le dit Dominique Méda, "La vraie question n'est pas de redonner le goût de l'effort à
des individus qui, pour leur grande majorité, n'en manquent pas, ni
de réhabiliter la valeur travail, mais sans doute de mieux répartir
les charges rémunérées et non rémunérées,
qui pèseront demain sur chacun d'entre nous".
Cette idéologie travailliste et individualiste qui voudrait culpabiliser
les pauvres et rendre les chômeurs responsables de leur situation (qui
serait due à leur paresse supposée) est justement à
l'origine du PARE, au moins du côté patronal. Ce qui est amusant
c'est que ce dispositif imaginé quand le chômage diminuait a
été mis en place au moment où il remontait ! On ne pouvait
faire une démonstration plus éclatante du fait que le chômage
n'est pas dû à une faiblesse individuelle mais bien à
une situation macro-économique. Le chômage n'est jamais volontaire.
Lorsque l'activité redémarre les chômeurs trouvent du
travail et ils perdent leur travail quand les affaires vont mal. Dès
lors, il n'y a aucune justification à laisser les demandeurs d'emploi
sans revenu, sous prétexte que cela les "désinciterait" à
travailler, pur cynisme de nanti et démenti par les faits mais qui
sert en fait à peser sur les petits salaires.
- La garantie du revenu
Mes copains d'AC! me considéraient un peu
comme un traître de ne pas m'associer à leur dénonciation
du PARE (Plan d'Aide au Retour à l'Emploi procurant une aide individualisée
à la recherche d'emploi). De mon point de vue, ils croyaient trop
à l'argumentation patronale et que des emplois seraient imposés.
Sur ce dernier point, ils avaient raison d'être vigilants, il y avait
une réelle volonté du patronat de renforcer la société
de contrôle, mais la suite a prouvé qu'on ne met plus aujourd'hui
n'importe qui à n'importe quel poste comme au temps des usines de
masse. Surtout, on ne peut guère améliorer le nombre d'emploi
autrement que par une politique keynésienne d'investissements publics,
ce n'est pas une question de bonne volonté des chômeurs. Le
PARE n'a eu qu'une seule véritable conséquence qui est la suppression
de la dégressivité des allocations. Tout bénéfice
pour les chômeurs ! Un nombre bien trop restreint a même pu bénéficier
d'une assistance souvent indispensable. Il est donc triste à pleurer
de voir des associations de chômeurs continuer à dénoncer
le PARE au moment où il est justement mis en cause par le patronat
qui se rend bien compte du résultat, considérant que cela lui
coûte trop cher, "d'autant plus que les suppressions
d'emploi interviennent après une période faste, ayant permis
à un grand nombre de salariés de se constituer des droits à
allocation et sur de plus longues périodes !". Cela fait ressortir
l'injustice qu'il y a à se retrouver sans droits. Céder au
patronat serait de plus s'engager, en diminuant la consommation, "dans
une logique opposée à l'esprit contracyclique qui devrait prévaloir
dans la gestion de l'assurance chômage".
Il faut se rendre compte, en effet, que la situation
a radicalement changée sur le plan social aussi bien qu'économique
depuis ces dernières années. Nicole Notat a quitté la
CFDT et denis Kessler part du MEDEF. La refondation sociale est bel et bien
enterrée. Il y a donc un véritable risque qu'on revienne sur
le PARE mais je ne vois pas avec quel discours idéologique le justifier,
sinon qu'on devrait être payé seulement si on a un travail salarié
? (qui ne travaille pas ne mange pas !) Le libéralisme n'est plus
vraiment de mode si on en croit la nouvelle politique américaine.
Le patronat doit se construire une nouvelle doctrine. On doit s'inquiéter
aussi du projet gouvernemental de transformer le RMI en RMA (Revenu Minimum
d'Activité) bien que cela pourrait être une évolution
positive si cela devait permettre un meilleur cumul du revenu minimum et
de revenus d'activité, mais personne ne doit être laissé
sans ressource.
Depuis déjà quelque temps, Jacques Généreux fait dans Alternative économiques
un merveilleux travail de démontage de l'idéologie libérale,
point par point, en vulgarisant simplement les travaux des grands économistes
(Les vraies lois de l'économie). Il montre ainsi qu'aucun
économiste sérieux ne partage ce que les journalistes économiques
voudraient faire passer pour les évidences d'un libéralisme
auto-régulé et d'une économie autonome pour laquelle
l'Etat serait un poids et une contrainte alors qu'il est le facteur essentiel
de tout développement économique par ses "externalités
positives" (formation, transport, Droit, etc.)
Ce mois-ci, dans un article
intitulé "Comment réformer, le RMI", Jacques Généreux démonte les
arguments des travaillistes et défend, pour la première fois
je crois dans ce journal, "Les vertus d'un droit au revenu inconditionnel" qui est nécessaire à la stabilité économique,
la flexibilité, la mobilité, améliorant "l'efficience globale du marché du travail
". La "responsabilisation" des "assistés" n'a pas d'autre conséquence
que d'exclure les plus fragiles (physiquement et psychologiquement), ce qui
est moralement inacceptable et socialement désastreux. Il récuse
la prétention qu'il n'y aurait pas de droits sans devoirs pour rétablir
qu'il n'y a pas de devoirs sans droits ! On ne peut exiger des chômeurs
qu'ils travaillent quand on leur refuse le droit de travailler. Ce n'est
pas lorsqu'on supprime "massivement
des emplois de surveillants et d'aides-éducateurs dans les établissements
scolaires pour financer la baisse des impôts de ceux qui ont des emplois
stables et rémunérés" qu'on peut "se camper en moralistes exigeant toujours plus de responsabilité des individus les moins libres de choisir". Dans cette logique
culpabilisatrice des plus pauvres "la gratuité finit par nous sembler indigne, alors qu'elle fonde les
relations les plus riches et les comportements les plus nobles".
"Contrairement à une idée reçue, un revenu minimum
inconditionnel et cumulable n'est pas un substitut médiocre au droit
au travail, qui entérinerait le dualisme entre les salariés
inclus sur le marché du travail et un sous-prolétariat entretenu
dans l'exclusion. C'est un droit complémentaire".
La défense des salariés les mieux protégés
ne doit pas se faire comme cela a été le cas depuis 20 ans
au détriment des plus précaires. Enfin il serait obscène
de prétendre que le coût d'un revenu garanti le rendrait infaisable.
"Les seules baisses d'impôts déjà consenties par la gauche
durant la dernière législature pourraient financer un revenu
mensuel garanti de 600 euros à près de 4,2 millions de personnes".
- "Nouvelles" théories du chômage
Dans le même numéro on trouve une critique de la nouvelle notion de "chômage d'équilibre ws/ps" (wage setting / price setting) supposée être
une nouvelle synthèse
des courants néoclassiques et keynésiens sous prétexte
que plusieurs critères sont retenus et pas seulement le montant des
salaires. Cela reste pourtant entièrement néoclassique comme l'ancien "courant
de la synthèse" représenté par Hicks et longtemps dominant.
Les hypothèses purement économiques ne suffisent pas. On ne
peut préserver l'homo oeconomicus, même à le rendre
plus réaliste, plus imparfait, à la rationalité limitée,
soumis à diverses rigidités. C'est à la base que la conception
est fausse comme le montre justement le dernier prix Nobel d'économie,
Daniel Kahneman qui se trouve être un psychologue (israélo-américain)
ayant montré que l'appât du gain n'était pas ce qui déterminait
nos comportements (André Orléan en parle dans La Recherche
de décembre).
Il n'y a donc rien de nouveau. On distingue en
fait 3 sortes de chômage : 1) Le chômage naturel ou classique
résultant d'une mauvaise ajustation des prix ou d'un environnement
défavorable, d'un désavantage concurrentiel ou de rigidités
sociales, 2) Le chômage structurel ou frictionnel qui résulte
de l'inadéquation de l'offre et de la demande de travail, ajustement
qui demande du temps de formation et de reconversion ou de recherche 3) Le
chômage d'équilibre ou keynésien qui dépend de
la masse monétaire et de l'inflation est le plus déterminant,
jouant sur des masses bien plus importantes. C'est aussi le seul qu'on peut
facilement modifier. Selon les libéraux, il faut du chômage
pour ne pas avoir d'inflation. C'est ce qu'ils appellent "Nairu" (Non accelerating inflation rate unemployement
) et qui n'est absolument pas un concept scientifique mais pure idéologie,
absolument impossible à calculer, d'un niveau de chômage en-dessous
duquel on ne peut tomber sans augmenter l'inflation. Ce qui est certain,
par contre, c'est que les politiques de rigueur et de réduction de
l'inflation pour protéger les rentiers produisent automatiquement
du chômage.
A signaler aussi "
Les mécomptes du chômage", de Margaret Maruani (Bayard, 2002) qui dénonce la réalité du "
plein-chômage" derrière les prétentions
du plein-emploi, et note "
on s'offusque du surchômage des jeunes ou des cadres, mais bien moins
de celui des femmes, des ouvriers ou des immigrés".
(Fin du compte-rendu d'Alternatives économiques. Je rappelle
que ces comptes-rendus n'engagent que moi, étant simplement une base
de discussion. Jean Zin)
- Les alternatives locales à la globalisation marchande
On sait bien que la seule façon de réduire le chômage
est de relancer l'économie, de retrouver la croissance mais on sait
tout autant que cette croissance n'est pas durable et que le chômage
ne disparaîtra pas car il est un produit du système capitaliste
salarial. On n'a pas le choix, il nous faut construire des alternatives locales
à la marchandisation du monde pour sortir du salariat et du productivisme,
tenir compte des transformations du travail dans une société
informatisée et permettre à chacun de valoriser ses talents.
Il nous faut un travail mais pas n'importe quel travail et pour cela un revenu
garanti est un préalable.
Il faut bien comprendre qu'on ne peut attendre une alternative globale, un
changement par le haut, non seulement parce que les conditions politiques
en sont introuvables mais surtout parce qu'il faut changer de mode de production
et pas seulement l'améliorer à la marge. La construction d'un
nouveau mode de production ne peut être immédiat, réalisé
sur ordre politique, mais doit être inévitablement lente et progressive,
croissant et se développant au sein de l'ancien mode de production
à partir d'initiatives
locales. Ce n'est pas la seule raison.
Si notre but est bien de réinsérer l'économie dans le
social, ne pas dépendre de marchés financiers lointains mais
pouvoir organiser sa vie, c'est une économie territorialisée
qu'il faut reconstituer, municipalisée ou régionalisée
comme autrefois on nationalisait.
Développer une alternative au capitalisme, c'est surtout développer
une alternative au salariat, au travail dépendant du capital et mesuré
à sa productivité immédiate ou sacrifié au profit
des actionnaires. Le salariat est déjà attaqué de toutes
parts, alors même qu'il se généralise, avec pour résultat
d'étendre la précarité. Il s'agit donc d'abord de donner
un nouveau
statut au travailleur,
qui ne soit plus soumis au capital, et bénéficie d'un revenu
garanti ainsi que de toutes les protections sociales sans dépendre
d'entrepreneurs privés aléatoires et changeants.
Pour
cela on peut créer dès maintenant des structures locales d'échanges, de formation et de
valorisation des talents de chacun, capables d'assurer un revenu garanti
ou bien un emploi protégé à tous. La diversité des situations doit susciter une diversité des
réponses et des initiatives mais il est possible dès maintenant
de créer des
coopératives municipales de valorisation
des talents et des échanges locaux, utilisant une monnaie locale
genre SEL et permettant, au moins dans les grandes agglomérations,
de garantir un revenu à tous ceux qui s'y inscrivent, sans exiger
aucune contrepartie mais en offrant l'accès à différents
services pour développer une activité (formation, conseil,
gestion, secrétariat, financement). Bookchin a montré que des
coopératives indépendantes sans soutien municipal étaient
soumises aux contraintes du marché et de la rentabilité immédiate,
ne pouvant dès lors que se normaliser ou disparaître alors que le caractère
public de la structure permet de créer un marché unifié
au niveau local et d'y introduire une "démocratie de face à
face".
Il ne s'agit pas de construire un tiers-secteur complètant l'offre
marchande ou servant de voiture-balaie au marché du travail, ni de
se replier dans des associations marginales ou charitables mais bien de politiser
l'économie locale, réinsérer l'économie dans
le social et la politique, abolir l'autonomie du marché et la séparation
du travail et de la vie sans vouloir pour cela décider de tout mais
en développant au contraire l'autonomie de chacun (ce que Amartya
Sen, prix Nobel d'économie 1998, appelle le développement humain).
Jean Zin
La dernière partie est extraite de l'article paru dans Transversales
no 3 "Alternatives locales à la globalisation marchande":
http://www.globenet.org/transversales/grit/altern.htm