- La nouvelle science (simulation, constructivisme, automates cellulaires)
La Recherche no 356, septembre 2002
Stephen Wolfram, A new kind of Science, mai 2002, 1200 pages

Il faut d'abord rappeler que la physique quantique a remis en cause le déterminisme mécanique, (voir A. Kojève, L'idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, Livre de poche, 1932), ce qui sera renforcé par les théories du chaos (limitant nos prévision à un horizon temporel donné, le temps de Lyapounov) mais aussi par la théorie des catastrophes impliquant des ruptures de causalité, d'autres effets de seuil que les quantas, plus faciles à expliquer qu'à prévoir. Tout cela semblait nous condamner au "phénoménisme" face à un réel inaccessible. Effectivement la physique s'oriente sur des phénomènes purs comme les nuages ou les cristaux liquides, si ce n'est la cuisine ou la technologie. Pourtant, au moment même où la théorie quantique renonce au réalisme de ses formules, une nouvelle voie s'ouvre, complètement nouvelle, sorte de constructivisme radical permettant un accès au principe organisateur de l'univers, au-delà de la limitation quantique, par sa reconstruction, bien que sous une forme hypothétique, ranimant du même coup le déterminisme.

De quoi s'agit-il en effet ? De passer de l'observation (avec ses limitations) à la reconstruction des phénomènes complexes à partir de programmes élémentaires extrêmement simples. On savait déjà qu'un programme très simple comme "la transformation du boulanger" imitant le pétrissage d'une pâte pouvait illustrer les théories du chaos par l'impossibilité de prévoir la position d'un point après un certain nombre de pétrissages. Stephen Wolfram a montré, lui, qu'un "automate cellulaire" élémentaire produisait une complexité croissante. La notion d'automates cellulaires vient de Neumann (popularisée dans "Le jeu de la vie" de John Conway). Cela consiste dans un "calculateur universel" très simple déterminant la valeur d'une cellule selon celle de ses voisines. On peut l'imager par l'exemple du sexe des plantes (dioïques comme le chanvre par exemple). Les plants se déclarent normalement à peu près à égalité entre mâles et femelles. Si on arrache les mâles et qu'on met en terre de nouvelles plantes encore indifférenciées, elles seront toutes mâles, à une ou deux exceptions près. On peut donc penser que le sexe se détermine selon le sexe des plantes environnantes. C'est le plus simple. A peine un peu plus compliqué, on peut avoir une suite du genre "1 ou 2 noirs dans les 3 derniers donnent un noir et 3 noirs de suite donnent un blanc (ou 3 blancs donnent un noir)". La règle a beau être triviale, il est impossible d'en prévoir le déroulement, il faut lancer le programme et constater le résultat, les morphologies générées qui peuvent reproduire celles de la nature comme les coquillages. L'ordinateur et la simulation remplacent ainsi l'observation et la déduction.

On pourrait voir là l'autre face des fractales, une réduction de la complexité croissante à un formalisme élémentaire bien que largement imprédictible. La grande unification de la physique pourrait s'obtenir par cette voie "expérimentale". On pourrait ainsi générer toutes les lois de la physique à partir d'un "réseau reliant des noeuds abstraits". "Des concepts comme l'espace et le temps émergent alors comme des propriétés limites de ces réseaux. A partir de là, cela devient tout-à-fait passionnant car on voit ainsi émerger la relativité restreinte, la relativité générale et certains aspects de la mécanique quantique". Théorie quantique, par laquelle il a commencé sa carrière et à propos de laquelle il avoue qu'on "découvre toute une série de passages à la limite et d'idéalisations" problématiques mais il prétend obtenir ainsi une équivalence entre la mécanique des fluides, le cerveau ou l'univers.

C'est, on le voit une théorie extrêmement ambitieuse bien qu'elle ne procède pas par déductibilité (il y a une "irréductibilité calculatoire") mais par expérience vérifiable (simulation) plutôt que falsifiable. Je n'ai aucun moyen de jauger le sérieux de ces thèses car je n'ai pas lu les 1200 pages de ce livre qui n'est pas encore traduit. Le concepteur est on ne peut plus sérieux, auteur du programme Mathematica, mais le concept me semble en tout cas extrêmement prometteur, même si la déduction de l'univers jusqu'aux tâches du léopard n'est pas vraiment pensable, la contingence devant y garder toute sa part, les théories du chaos restant forcément valables (et les ruptures de causalité, les changements de niveau). Cette méthode de simulation prendra sans doute de plus en plus de place, créer des univers comme on jette les dés. Cela ressemble à la programmation évolutionnaire (processus de sélection de systèmes auto-programmés) mais on peut dire aussi que c'en est l'exact contraire. Si on peut arriver ainsi à dépasser les limites de la matière et de l'expérience, c'est en perdant tout caractère physique. C'est donc encore une meta-physique abstraite, plus technique que conceptuelle pourtant, et sans toute trop mécaniste pour l'instant.

Sa critique du "jugement par les pairs" me semble intéressante aussi : "ce n'est pas toujours la meilleure méthode de management" pense-t-il. On peut lui donner raison, ce qui n'empêche pas que le jugement par les pairs soit essentiel dans la constitution de l'objectivité scientifique, mais il faut en corriger les défauts (le conservatisme, la concurrence, l'intérêt), ne pas en faire l'unique critère : "Si j'avais rédigé un projet de recherche en vue de passer vingt ans à créer une nouvelle sorte de science, je ne pense pas qu'il aurait été financé".

Voir :
http://www.wolframscience.com/
http://nazim.fates.free.fr/Epistemo/MemoireAC/FatesMemoireAC.html
07/09/02
Jean Zin - http://jeanzin.fr/ecorevo/grit/newscien.htm

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