Le Brésil devant la déception du pouvoir
Ayant écrit que je ne croyais guère à la
réussite de la présidence de Lula, alors même que les
brésiliens témoignent d'un enthousiasme communicatif, il me
faut m'expliquer sur les raisons de mon pessimisme, mon rôle n'étant
pas d'un propagandiste ou de se laisser aller à l'euphorie ambiante,
mais de susciter la réflexion et porter l'attention sur les points
faibles. Bien sûr, je ne souhaite en aucun cas cet échec programmé
et serais ravi d'être démenti par les faits. On peut même
imaginer qu'on évite une partie de ces écueils en les dénonçant
à l'avance. Cela semble très difficile cependant, presque impossible
au regard de l'expérience passé, de Mitterand à Walesa.
C'est sans doute du mirage d'une "prise de pouvoir" qu'il faudrait se
défaire.
La mise en scène de la démocratie représentative
est trompeuse en donnant l'illusion de donner le pouvoir à un homme,
comme si tout dépendait du président. Du coup, les programmes
de transformation sociale, trop centralisés, dérivent facilement
vers la dictature devant l'impuissance du pouvoir à réformer
la société et la soumettre à une logique nouvelle, quand
ils ne sombrent pas rapidement dans la corruption du pouvoir. La situation
n'est pas si facile, en effet. La victoire de Lula n'est pas la victoire
du Parti des Travailleurs mais d'une coalition obligée aux compromis,
d'autant plus que le FMI prive le gouvernement de toute marge de manoeuvre,
et que la sanction des marchés est tant redoutée que la politique
restera donc soumise à la finance internationale. Ce n'est pourtant
pas l'essentiel à mes yeux mais plutôt le piège du pouvoir
lui-même, qui sera comme toujours le fossoyeur des espérances
populaires.
Le seul véritable pouvoir politique est celui de nommer des personnes à
des postes de responsabilité. Cela ne fait que renforcer le clientélisme, mais surtout,
la prise de pouvoir disloque les forces de résistance en absorbant
les activistes dans les structures étatiques, détachés de leurs bases
quand ils ne sont pas pris de l'ivresse de la réussite ou déjà
corrompus. "La base" elle-même, qui ne peut exister sans leaders, rechigne
à s'opposer à un pouvoir qu'elle croit de son côté.
C'est l'action citoyenne qui risque d'en être dévalorisée
au profit d'une passivité soumise qui aveugle dangereusement les pouvoirs.
C'est du moins le scénario à la française (en 1982), la volonté de réforme se heurtant
à la dévaluation du Franc et la sortie de l'Europe pour finir
en propagande libérale auprès de la gauche, ainsi qu'en petites
affaires. En général, les seules mesures importantes sont celles
qui sont prises en tout début de mandat (les 2 premiers mois), c'est donc maintenant que tout se joue. Ensuite
l'inertie devient trop grande et toute l'énergie est prise par l'arbitrage
des forces en présence.
La plus grande erreur est celle de
croire qu'un pouvoir extérieur puisse être capable de nous
sauver. Quand on analyse concrètement ce dont nous avons besoin,
on se rend bien compte que ce sont des initiatives locales qui sont indispensables
et ne peuvent donc se faire sans nous, sans nous impliquer personnellement.
Sans doute ces initiatives peuvent être organisées et facilitées,
un pouvoir central peut en apporter les moyens, mais en dernier recours
tout dépend des réactions locales. Ce n'est pas par décret
que du travail sera donné à tous et il est sans doute difficile
de distribuer un revenu garanti nationalement tout en sauvegardant les
équilibres financiers, alors que des bourses d'échanges locaux
peuvent mettre en place petit à petit des formules équivalentes.
La seule façon dont le pouvoir central pourrait être vraiment
révolutionnaire, c'est en s'appuyant sur les initiatives locales
plus encore que sur une nécessaire décentralisation, mais pour
cela il faudrait qu'il ne s'illusionne pas sur sa puissance.
Malgré l'espoir fou suscité, plutôt que d'attendre tout
du pouvoir en place, de la bonne volonté de Lula qui ne peut déplaire aux financiers, plutôt
même que de s'y soumettre comme à un pouvoir ami (de bonne volonté), la seule solution
alternative à la globalisation libérale serait d'inverser la structure
du pouvoir par la construction d'alternatives locales autonomes, une sorte
de soulèvement généralisé d'initiatives citoyennes
et de démocratie locale attentive aux ratés de l'organisation ainsi qu'aux priorités des populations.
Si l'expérience de Lula devait échouer, ce qu'à Dieu
ne plaise, il faudrait au moins que cela serve à persuader le reste
de la Terre qu'il n'y a pas de "sauveur suprême, ni Dieu, ni César,
ni tribun" et que nous devons prendre notre destin en main sans plus attendre,
là où nous sommes. Un monde qui soit le nôtre ne se construira
pas sans nous, ici et maintenant, dans le concret de nos vies, de notre production
et de nos échanges. Cette indispensable auto-organisation non seulement
ne suppose pas de tout arrêter et d'abolir le capitalisme ou de se
fermer aux marchés, mais exige plutôt de ménager l'existant
pour se donner le temps de construire patiemment une économie alternative, économie
plurielle qui ne peut se décrêter et doit grandir d'abord à
l'intérieur de l'ancien mode de production avant de le supplanter
lorsqu'il aura montré la supériorité des nouvelles forces
productives de la coopération sur les anciens rapports de production de la concurrence salariale.
C'est parce que nous sommes entrés dans l'ère informationnelle,
nous faisant sortir de l'ère énergétique et de sa violence, que cette auto-organisation
est possible et que nous en avons les moyens désormais. C'est de comprendre les potentialités
de l'information dans son imperfection même et son rôle indispensable
dans une régulation qui se règle sur ses effets que je risque
cette analyse de la déception d'un pouvoir trop centralisé et de la confiance dans sa bonne volonté.
Il ne s'agit donc pas de construire un tiers-secteur complétant l'offre
marchande ou servant de voiture-balais au marché du travail, ni de
se replier dans des associations marginales ou charitables mais bien de politiser
l'économie locale, réinsérer l'économie dans
le social et la politique en créant des coopératives municipales
, abolissant ainsi l'autonomie du marché et la séparation du
travail et de la vie, sans vouloir pour cela décider de tout mais en
développant au contraire l'autonomie de chacun (ce que Amartya Sen,
prix Nobel d'économie 1998, appelle le développement humain)
et donc au minimum garantir un revenu et des moyens de subsistance mais il
faudrait assurer aussi formation et valorisation des capacités de
chacun.
04/01/03
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