Qu'on n'aille pas s'imaginer qu'à fonder
notre existence sur les marges d'indétermination, plus rien ne ferait
obstacle à notre liberté. Tout au contraire. Après avoir
pris conscience de la nécessité d'une liberté active
opposée à l'inertie, à l'imprévu et à
la mort, il faut en mesurer encore toute l'impossibilité qui reste
entière. C'est avec raison qu'on peut véritablement qualifier
la liberté de miraculeuse quand elle se manifeste en acte alors que
tout semblait l'empêcher. Son caractère d'exception ne se décrète
pas, pas plus qu'on ne peut décréter l'existence des planètes,
mais si la passivité nous réduit à notre pesanteur,
à l'errance des corps, seule notre
intervention manifeste notre
existence et lui donne sens (les non-dupes errent).
Ce qui s'oppose à la liberté va de la simple habitude
aux normes sociales et
dépendances vitales, affectives ou hiérarchiques.
Il faut y ajouter les fiertés mal placées, les peurs irraisonnées,
les divertissements mais aussi la résignation et le découragement.
Sans doute peut-on se défaire de ses préjugés les plus
grossiers, on peut se décider même à montrer son indépendance.
C'est risquer de tout perdre à chaque fois. Personne ne peut vivre
sans arrêt dans ce vertige. Il faut choisir ses combats, attendre son
heure. Le courage est dans la lucidité, ni dans la crainte ou l'enthousiasme
excessifs.
On se rend très vite compte qu'on ne choisit pas sa vie, on
n'en a pas les moyens et le plus souvent notre marge de liberté ne
sert qu'à nous lier un peu plus par des contrats "librement consentis" et notre culpabilisation.
La théorie de l'engagement montre le paradoxe de forcer la
soumission
par les apparences trompeuses d'un libre choix. La comédie de la liberté
qu'on s'acharne à jouer recouvre de bien sinistres réalités.
Il faudrait se révolter, faire un esclandre, ne pas se laisser faire
mais on s'expose alors à prendre des coups. Le jeu n'en vaut pas toujours la chandelle.
La liberté individuelle a une valeur de témoignage, de signe,
de limite. C'est pourquoi, on n'est libre qu'en acte. Il faut souvent être
à bout, n'avoir plus rien à perdre que ses chaînes. Le
reste du temps, la liberté c'est ce qui peut être asservi, soumis
à des contraintes, subordonné au travail. "
Plus il y a de liberté, plus il y a de pouvoirs" disait Foucault. Rien ne peut la supprimer complètement pourtant.
On prend sans arrêt des micro-décisions même si c'est
au service de la production, du "projet industriel", de l'ordre établi,
pas du tout en s'y opposant mais seulement à ses dérives. L'
autonomie
garde, ne serait-ce qu'à ce niveau, un caractère indispensable
dans la production de l'avenir, ce qui implique aussi d'intégrer
l'erreur humaine. La question de la motivation montre que rien n'est acquis
dans cette mobilisation de la subjectivité, la contrainte ne suffit
pas.
Si on doit toujours défendre notre liberté c'est qu'elle
est toujours menacée et le plus souvent absente. Répétons-le,
il est presque impossible d'être libre. Tout est dans le presque sans
doute mais au-delà des conformismes et de l'imitation, de leur support
biologique, il faut bien dire aussi que rien ne peut nous assurer d'avoir
raison contre tous. Toute liberté est d'une certaine façon illégitime,
folle, prétentieuse, agressive. C'est le contraire de la règle
sinon de la raison car il ne faut pas en écarter la nécessaire
prudence, l'aveu de notre
ignorance, l'ouverture au dialogue et beaucoup de patience. Nous avons
besoin de cultiver une liberté qui n'est pas donnée. Nous devons
apprendre à être libre, il ne s'agit pas de faire n'importe
quoi !
S'il reste quelque chose de l'élan qui nous porte vers la liberté,
vers l'affirmation de notre existence ("
résiste, montre que tu existes"), ce qu'il faut conquérir d'abord c'est donc l'indépendance
vitale et financière. Qui donc peut prétendre à quelque
liberté sans les moyens de vivre et de défendre ses positions
? Le
revenu garanti et le développement humain, défini par
Amartya Sen comme le développement de l'autonomie, des capacités
de choisir sa vie, sont les conditions de possibilité d'une liberté
qui n'était encore qu'un germe jusqu'à présent, une
représentation, un droit abstrait que nous pourrions réaliser
pour passer à un nouveau stade d'humanité, de rapports humains
qui ne soient plus dictés par la survie.
C'est un seuil décisif
mais là encore, rien ne peut être définitivement réglé.
Il n'y a pas d'assurance liberté (pas plus qu'une assurance amour), ce n'est pas une qualité
de l'être dont on puisse jouir sans en faire usage, dans la "douleur
du négatif". Même à en réduire le coût pour qu'on ne
risque plus sa vie à chaque fois,
la liberté reste impossible dont chacun est pourtant responsable. Il faudra encore mettre sa vie en jeu car trop souvent,
maintenant comme toujours, "
le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté".
L'impossible vérité
Continuons en si bon chemin. De l'impossibilité de la liberté,
il faut conclure effectivement à l'impossibilité de la vérité.
La liberté requise par la recherche de la vérité est
trop exigeante mais si on n'ose donner raison à son ennemi et tort
à nos proches lorsqu'il le faudrait, il n'y a plus de vérité.
Seul reste le conformisme et une communication sans contenu, sinon d'exprimer
l'échange comme tel, rendre sa
politesse, renvoyer l'ascenseur. La vérité ne peut sortir que de
la bouche des enfants ou des fous, aveugles aux conséquences de simplement
dire ce que tout le monde voit bien pourtant, que "le Roi est nu".
On ne peut pas dire que la liberté d'esprit soit encouragée
même si on est sorti de la pensée unique. Les vérités
circulent mal. Les enjeux financiers brouillent les résultats de la
techno-science, la productivité de la science étant dramatiquement
en baisse malgré la massification des chercheurs. Les
innovateurs sont
toujours trop rares et ne trouvent personne pour les financer. Comme à
toutes les époques, une véritable innovation rencontre d'abord
l'hostilité et doit subir une plus ou moins longue période
de rejet avant d'être généralisée. L'innovation
et la création ne sont pas un aimable jeu où l'on gagne à
tous les coups ! Le sort des pionniers est souvent peu enviable. Ce sont
les financiers comme Bill Gates qui ramassent la mise une fois que le fruit
est mûr ou que l'artiste est mort.
Nous sommes aveuglés par la puissance des savoirs accumulés
mais nous sommes plus que jamais des nains juchés sur des épaules
de géants. Le peu de vérité que nous gagnons d'âge
en âge est l'effet de la conscience de soi, d'une rétroaction,
d'une réflexivité, d'une
inquiétude posant la question de "
pourquoi nous agissons comme
nous le faisons" (
Gibson). S'il ne s'agit pas de faire n'importe quoi,
on gagnera sûrement à multiplier les questions. L'individuation
est une problématisation comme le montre Simondon. La pensée
est un manque d'information, une irritation pour Laborit. Rien n'est jamais acquis. Le couvercle
entrouvert retombe lourdement, les mots s'usent, récupérés par l'ennemi. On ne peut jamais se reposer
sur une vérité devenue dogmatisme ou préjugé.
Le réel est toujours impossible et fait trou dans le savoir, surprise,
démenti, énigme.
Tout progrès dans la liberté effective (instituée)
devrait permettre un progrès cognitif de plus en plus indispensable
face à l'accumulation des connaissances, à l'éparpillement
des disciplines et à la complexité croissante de nos sociétés.
Pas d'autre moyen que de cultiver une liberté
de critique, d'en fournir au moins les
moyens matériels et
travailler à répandre une culture de diversité, d'ouverture,
d'autonomie et de dialogue. C'est parce que la vérité n'est
pas donnée et le monde n'est pas transparent que la liberté
individuelle n'est pas un luxe mais une nécessité première
de l'apprentissage collectif dont chacun est responsable et qu'il faut construire
collectivement. L'avenir de l'humanité est entre nos mains, pour lequel
hélas nous ne pouvons rien si chacun reste dans son coin. Le miracle
dont nous avons besoin, aussi improbable que le mouvement des chômeurs,
c'est celui de nous retrouver dans l'action décidée. Plutôt
que de s'enivrer de libertés illusoires notre premier souci devrait
être de construire les conditions sociales de notre autonomie.