L'idéologie de la fin
La fin de l'homme, Francis Fukuyama, La table ronde, 2002
Ainsi la philosophie qui meurt dans
la pensée de l'histoire ne peut plus glorifier son monde qu'en le
reniant, car pour prendre la parole il lui faut déjà supposer
finie cette histoire totale où elle a tout ramené; et close
la session du seul tribunal où peut être rendue la sentence
de la vérité. (§76 Debord)
La fin de l'histoire
On peut voir dans Francis Fukuyama un
représentant de la figure dérisoire des prophètes qui
nous annoncent régulièrement une fin du monde imminente et
se trouvant fort dépourvus, une fois la date fatidique passée,
trouvent quelque bonne raison pour repousser leurs prédictions sous
divers prétexte. Les bouleversements en cours et les événements
historiques survenues depuis la publication de "La fin de l'Histoire" obligent
en effet notre auteur à corriger son premier livre, fort simplificateur
il est vrai, en admettant que l'histoire continue bien, mais ce serait seulement
parce que la Science continue à transformer le monde par ses découvertes.
C'est un peu court, mais cela n'en remet pas moins complètement en
cause la prétention précédente à une fin de
l'histoire qui s'est révélée purement idéologique.
En effet, l'idéologie comme "glorification de ce qui existe" s'affirme
toujours comme éternelle, fin des idéologies et fin de l'histoire
se doublant en général de visions catastrophiques eschatologiques
(retour au Chaos ou à l'animalité), fin du monde et de l'humanité.
Rien de neuf là dedans et à mille lieux des concepts de fin
de l'histoire (subie) chez Hegel ou même chez Kojève où
il a une valeur de sophisme, de contrainte épistémologique
exprimant notre finitude. Il ne suffit pas de croire répéter
Kojève en l'affadissant jusqu'à la bêtise comme le marxisme
a pu être l'envers de Marx. L'opération n'a fait grand bruit
qu'à se donner comme une justification définitive du capitalisme
libéral et "démocratique", c'est-à-dire comme purement
idéologique. L'idéologie du progrès, de la nouveauté,
de la liberté et du changement accéléré aboutissait
paradoxalement ainsi à nier toute réelle liberté et
toute véritable nouveauté (tout changer tout le temps pour
que rien ne puisse plus changer). Tout cela ne veut pas dire qu'il n'y ait
pas de catastrophes à craindre, hélas, mais ce serait plutôt
du côté des menaces écologiques et, bien plus pressant
que le risque biologique, une menace nucléaire plus forte que jamais
depuis la guerre froide. Il ne s'agit pas non plus de prétendre que
notre époque post-moderne ne soit pas celle du dépassement
de l'idéologie du progrès et de la fin d'une théologie
de l'histoire, mais il faudrait reprendre complètement la question
(et revenir à Kojève
ou à Catherine Malabou).
La nature du libéralisme
On verra qu'il récidive
avec ce livre sur "la fin de l'homme" qui parait dire le contraire du précédent
mais où la conception de la nature humaine qu'il défend est
identique à la nature du néo-libéralisme, sacralisation
de l'ordre spontané, du laisser-faire, et tout aussi catastrophiste
que Hayek si l'on s'avisait à transgresser un ordre divin (auto-organisé)
qui pourrait retourner au Chaos par notre faute ! C'est le retour de la vieille
peur du sacré, de la perte de l'origine à laquelle il faudrait
revenir sans cesse, besoin de refondation et de sacrifices réparateurs,
comme si le monde se trouvait suspendu à un fil aussi mince que celui
de notre vie. Ce n'est pas insinuer qu'il n'y a aucun risque, ni qu'on ne
doit pas se ressourcer à des principes fondateurs, une décision
originaire, mais l'opération idéologique est toujours de l'ordre
de l'escamotage, détournant des réalités concrètes
travesties en oppositions mythologiques, guerre du sens camouflant ici la
véritable guerre économique et l'irresponsabilité criminelle
de se livrer à une entropie insoutenable alors que toutes nos informations
témoignent que ce monde n'est pas durable. Ce n'est pas la biologie
qui nous menace mais la marchandisation du vivant.
La glorification de l'existant
Le propre de l'idéologie
c'est qu'on peut facilement s'y laisser prendre, jouant sur des évidences
d'expérience quotidienne, passant de ce qui est à ce qui doit
être, justification de l'ordre établi et du temps présent
qui permet de laisser croire par exemple que le capitalisme est naturel, que
c'est la nature même, tout autant que de penser que nous représentons
le haut du panier, indépassable trésor auquel il ne faudrait
plus toucher. Il est amusant de voir Fukuyama discuter de ce glissement de
sens, à éviter, de l'être au devoir-être, jusqu'à
se réclamer de Hume, comme pour détourner de l'évidence
qu'il ne fait absolument rien d'autre. Ainsi, pour lui, la nature humaine
c'est simplement l'état actuel de notre humanité, telle qu'elle
est parvenue jusqu'à nous en l'absence de toute intervention humaine.
C'est la nature en tant que subie et non pas voulue, monde des causes (naturelles)
et non du projet (humain). Le plus insupportable dans ces discours idéologiques
c'est leur idéalisation de la situation présente et de notre
merveilleuse humanité, idéalisation aussi ridicule que ceux
qui voudraient revenir au patriarcat. On s'étonne que des penseurs
aussi précieux que Habermas ou Legendre, dans un autre genre, tombent
dans ces travers. Legendre en s'imaginant que l'institutionnalisation de
l'homosexualité nous ferait tomber dans la psychose et une risible
fin de la différence sexuelle, alors qu'Habermas veut nous persuader
de toute l'horreur qu'il y aurait à avoir été programmé
par ses parents ! Comme si la psychanalyse ne nous avait confronté
depuis longtemps au fait que nous sommes toujours programmés par le
désir de nos parents, avec toutes les calamités qui s'ensuivent,
et qui sont on ne peut plus ordinaires, voire nécessaires. Il n'y
a pas d'auto-engendrement comme il n'y a pas de citoyen abstrait délié
de tout lien. On appartient donc toujours à une histoire. On est riche
ou pauvre selon qu'on est né dans telle famille plutôt que telle
autre. De même on pousse des cris horrifiés, au nom de l'excellent
principe kantien, devant l'éventualité que l'homme soit pris
comme moyen, comme si on prétendait qu'il ne l'était pas d'ores
et déjà tout le temps, et pas seulement dans le travail ou
les affaires ! Il faut plutôt partir du fait que la catastrophe a déjà
eu lieu et ce monde est couvert de honte, livré aux marchands et corrompu.
La situation d'exception est la règle, l'obscurantisme et le dogmatisme
de la non-pensée règnent partout. Il ne s'agit pas tant de
craindre ce qui nous arrive depuis tant de temps que de nous en sortir, relever
l'humanité de sa déchéance actuelle.
Le meilleur des mondes
Le livre s'ouvre par l'évocation
du "Meilleur des mondes" d'Aldous Huxley et on peut dire qu'il restera dans
la science-fiction. La réalité ne peut se ramener pourtant
aux métaphores romanesques. On ne peut nier que ce roman ait posé
de fortes questions mais, d'une part il n'y a là rien de neuf, et
surtout c'est une escroquerie de vouloir faire passer Ritaline et Prozac,
comme auparavant les tranquillisants ou les drogues, pour la pilule miracle
appelée Soma dans le roman. Dans la réalité, tout remède
est limité et peut devenir poison, tout dépend de la dose et
ces médicaments sont indispensables (quoique le Prozac soit loin d'être
ce qu'il y a de mieux et, par exemple, le Millepertuis peut lui être
bien supérieur dans certains cas). S'il est certain aussi que la prolongation
de la vie, que Fukuyama aborde ensuite, pose de véritables problèmes,
ils sont posés de façon trop linéaire, méconnaissant
les cycles démographiques notamment. On aimerait mieux qu'on se préoccupe
un peu plus de "la solitude des mourants" (Elias) plutôt que de l'acharnement
thérapeutique. C'est à propos de la génétique
que notre auteur laisse de nouveau libre cours à l'imagination romanesque,
à la toute puissance de l'écrivain, alors que la réalité
est autrement plus complexe, tout cela avant d'essayer de fonder la dignité
humaine dans une nature introuvable et d'appeler à une régulation
que ses principes semblent bien pourtant rendre aussi impossible qu'un barrage
contre le pacifique. Confrontation pathétique du libéralisme
à son nihilisme, de l'individualisme à l'absence de valeurs,
alors que la dialectique de l'apprentissage, de l'action et de l'histoire
interdit de séparer faits et valeurs, expérience et théorie
(on n'entend que ce qu'on attend, on ne voit que ce qu'on vise).
Le spectre de la toute-puissance
Sans doute chacun dans sa spécialité se rend bien compte que
Fukuyama colporte les pires confusions, mais du moins on lui fait plus de crédit
pour les matières dont on n'a qu'une connaissance lointaine et journalistique.
Ce n'est pourtant, en grande partie, qu'une mise en forme logique des préjugés
du moment dans une idéologie de la fin qui n'a rien de nouveau. Impossible
de passer en revue tous les vieux fantasmes habillés d'un océan de fausse science.
Globalement c'est à chaque fois l'ignorance des problèmes concrets
qui nourrit ce fantasme de toute puissance bien illusoire et qui nous ramène
dans la dimension mythologique. Ce réductionnisme, abandonné
depuis quelque temps par la Physique, mène à des bêtises
comme un prétendu possible gène de l'homosexualité (ramenée
à un simple problème hormonal!). On passe ainsi de traitements
réels, avec tous les problèmes de régulation qu'ils posent,
à des images publicitaires bien éloignées de la réalité
et souvent simples reprises d'anciens mythes de possession ou de créations
fantasmatiques. Alors qu'on peut croire être ici à la pointe du progrès,
up to date, on ne fait que revenir aux illusions de maîtrise telle qu'on en trouve
déjà dans le pseudo-Aristote "L'homme de génie et la
mélancolie" où l'on prétendait corriger les caractères
(plus ou moins déficitaires) et les humeurs (la bile noire de la mélancolie)
avec une dose appropriée de vin. C'est bien sûr en grande partie
illusoire, bien qu'en partie seulement. On peut soulager un peu, beaucoup plus difficilement
guérir.
La régulation impossible
Cette dénonciation
d'un totalitarisme et d'une toute puissance imaginaires a pour résultat
d'empêcher toute régulation volontaire. Selon cette logique, en effet,
la seule bonne régulation est l'auto-régulation naturelle, position
justifiée par la contre-productivité d'une régulation
ignorant les équilibres et la complexité en jeu. Dès
lors il ne faut pas intervenir dans les marchés par exemple, et la seule
régulation consiste paradoxalement à interdire toute régulation. Ceux
qui souffrent devraient continuer à souffrir selon une belle courbe
de Gauss naturelle dont on peut se gausser. Il y a des intégristes
écologistes qui suivent la même logique dogmatique du laisser-faire
naturel, le même interdit sur l'intervention humaine quelque soit la
gravité de la maladie, esprit qui se renie avec la force infinie de
l'esprit comme dit Hegel. Et certes l'histoire n'est pas avare d'erreurs
humaines catastrophiques, de dictatures folles, de pouvoirs et de régulations
détournées au profit des dominants ou de la bureaucratie,
mais sans une forte organisation et régulation sociale s'opposant à l'entropie naturelle, la civilisation
n'aurait jamais pu se développer.
Les limites de la régulation
En fait, toute régulation
a effectivement ses limites. On ne peut faire n'importe quoi et on est loin
d'être tout-puissant. On s'en rend compte tous les jours par notre
impuissance par exemple devant une marée noire ! Toute information
est toujours imparfaite et nos moyens limités, soit ! On ne pourra
donc sans doute jamais programmer l'intelligence. On peut par contre programmer
très facilement l'imbécillité, rendre schizophrène,
dérégler les fonctions vitales, ce qui est d'un intérêt
plus que contestable, on en conviendra. Par contre, ce qu'on sait faire à
l'inverse, c'est réparer des erreurs génétiques ce
qui est loin d'être négligeable et ne nécessite pas
de longs débats éthiques. On peut aussi changer ou choisir
des caractères secondaires comme la couleur des yeux mais il y a une
limite à toute amélioration globale, limite liée à
la complexité en jeu. Comme dans les théories du Chaos, on
se heurte à une limite à la prévisibilité des
manipulations génétiques mais, plus encore, la fragilité
du vivant constituant un facteur de rétroaction et d'intelligence
ne peut être supprimée sans conséquences. Toute perte
de fragilité est une perte d'information. Encore une fois, cela ne
veut pas dire qu'il faut ne rien faire devant toutes les souffrances, mais
au contraire qu'il faut y répondre, en tenir compte et corriger le
tir sans cesse, question même de la régulation depuis le simple
thermostat.
Information et régulation
La plupart des illusions
sur la vie, la conscience ou les capacités cognitives viennent de
leur idéalisation et de l'ignorance du rôle crucial qu'y joue
l'information et les régulations, ramenées à des forces
ou des instincts aveugles. La vie n'est pas un mécano et ne se réduit
pas à sa matérialité. C'est plutôt un phénomène
dynamique largement indépendant de ses constituants puisqu'elle se
définit par ses échanges, ses flux, son insertion dans un environnement
(interdépendance, communication), sa régulation (homéostasie,
désir) et donc sa sensibilité à l'information (rétroaction,
mémoire), c'est-à-dire par son ouverture à l'extériorité
et sa capacité d'apprentissage et d'adaptation. La vie est un phénomène global qui ne se réduit pas à l'individu.
Le simple fait pour la vie de se reproduire, et pour cela de
devoir "parer à l'imprévu" implique déjà une
série de conséquences. Le concept d'information (saillance)
est inséparable du récepteur pour lequel il fait sens (prégnance),
provocant une réponse (rétroaction régulatrice, retour
à l'équilibre). Le sens préexiste par définition
à l'information qui le perturbe et qu'il doit intégrer. L'information
comme improbabilité, événement, s'oppose toujours d'une
certaine façon au sens constitué, extériorité
de la sensation opposée à la représentation intériorisée.
On peut dire que l'information est le Réel de la surprise surgissant
dans le savoir, effet en retour du savoir donc, de ce qui est rejeté du
symbolique. Une nouvelle information doit se différencier des anciennes
pour constituer une information. Si le sens est ce qui s'oppose à l'information
qui le contredit, la conscience, elle, doit être définie, en suivant
Laborit, comme manque d'information ou manque de savoir (irritation, souci,
question, désir). Ainsi le concept même d'information implique
un sens préalable, représentation constituée par apprentissage
et se traduisant en intentionnalité, finalité, désir,
manque, intériorisation de l'extériorité. C'est
le principe même de l'adaptation, de l'ajustement et de l'action. L'intériorité
étant constituée par l'extériorité, on ne peut
rêver changer l'extériorité en modifiant les éléments
du vivant, de même qu'on ne règle pas un problème social
par une transformation personnelle. La transformation de notre humeur par
une drogue quelconque ne saurait suffire à transformer le monde. Tout
ce qu'on peut c'est modifier la plasticité d'un corps. Le caractère
cognitif de toute vie capable d'apprentissage la soumet complètement
aux contraintes du milieu et aux flux d'informations.
La menace biologique
Il faut donc être conscient d'une
part que des possibilités de contrôle de l'esprit existent depuis
toujours, notamment avec les drogues qui correspondent aux principaux neurotransmetteurs
découverts depuis, mais dont les possibilités sont strictement
limitées par "les systèmes opposants". D'autre part, la plupart
des progrès fantasmés n'existeront sans doute jamais car ils
sont contradictoires, comme un gène de l'intelligence ou un gène
artistique alors qu'il n'y a pas d'art sans souffrance, sans un déficit
à surmonter, comme il n'y a pas d'intelligence sans problèmes
à résoudre. Ceci dit, il y a bien des problèmes réels
posés par les technologies biologiques. Le clonage humain est déjà
entamé alors qu'il comporte beaucoup de risques mais il restera encore
longtemps anecdotique. Il n'y a certes aucune raison de permettre cette folie
qui abolit l'exogamie et l'interdiction de l'inceste, mais la transgression
par quelques illuminés n'aura aucune conséquence sociale en
dehors des intéressés. Il y aura sûrement un clonage
massif de chiens et de chats. Est-ce dramatique ? La question la plus difficile
me semble celle des chimères associant les caractères de différentes
espèces. La faisabilité ne fait guère de doute cette
fois même si tous ces assemblages ne peuvent être viables. Les
croisements ne sont d'ailleurs pas nouveaux (mulets). Il ne pose guère
de problème de faire produire un organe humain à un autre animal,
sauf s'il s'agit du cerveau me semble-t-il. Imaginer une sorte de moderne
centaure greffant une tête d'homme sur un animal aurait plutôt
l'effet de créer un homme diminué qu'un animal plus performant.
L'argument le plus fort contre ces expérimentations, qu'on ne pourra
complètement contrôler, c'est d'abord que nous n'avons pas à
subir la course en avant de la techno-science au nom du progrès ou
bien sous prétexte de lutte contre l'obscurantisme. Qu'on ne puisse
sans doute y échapper à la longue n'est pas une raison pour
s'y précipiter mais pour en mesurer toutes les conséquences.
L'argumentation de Sloterdijk devrait être prise en compte lorsqu'il
constate que la nature humaine est déjà le résultat
de "monstres" prématurés gardés en vie grâce à
la protection du foyer et non pas l'expression d'un génome immobile
et sacré adapté à son milieu.
La nature de l'humanité
Ce qu'il faudrait comprendre,
c'est qu'il n'y a pas de nature humaine. L'humanité n'est pas dans
les gènes mais dans la culture qui s'oppose à la nature. Sans
doute l'homme sort de la nature, mais la spécificité de l'homo sapiens
c'est justement de sortir de cette nature animale et corporelle. Le cerveau
est l'organe du dépassement de l'animalité par sa plasticité
et la capacité de bloquer les réponses instinctuelles. Sa
construction en 3 cerveaux superposés (reptilien, limbique, néocortex)
correspond à chaque fois à l'inhibition du niveau inférieur,
retardant la réaction immédiate afin de prendre en compte
d'autres informations et stratégies. De même que la néoténie
efface les spécificités de l'espèce, de même le
cerveau est une page blanche sur laquelle l'expérience du monde peut
s'inscrire ainsi que les jeux du langage. Ce ne sont certainement pas nos
émotions qui nous distinguent mais plutôt le détachement
du mot et de l'affect. Pour les besoins de sa démonstration d'une
dignité issue de notre nature, l'auteur prétend qu'il serait
impossible de programmer les émotions, alors qu'il n'y a là
rien de plus facile et même indispensable à l'efficacité
cognitive des robots autonomes. Ce ne sont pas nos émotions, ni même
notre souffrance, qui font notre dignité mais notre fragilité
(Lévinas), notre dépendance des autres et si nous pouvons programmer
une machine pour qu'elle fasse de l'unité désir, jusqu'à
remettre son être en question dans toute rencontre, l'impulsion initiale
reste biologique à travers le programmeur qui transmet ainsi aux machines
un peu de son élan vital.
L'être parlant
La "nature" humaine se réduit
sans doute à permettre une certaine indépendance de l'esprit
et du corps, production d'un corps inachevé pour lequel l'existence
précède l'essence. L'humanité n'est pas dans le corps
mais dans l'extériorité du sens, du langage, de la culture.
L'humanité n'est pas dans les gènes mais dans la parole, passage
de l'évolution à l'histoire. Cela fait d'ailleurs longtemps
que la science-fiction l'a prouvé de façon irréfutable
avec ses fables, que ce soit des films comme la Planète des singes,
la Guerre des étoiles ou E.T. La simple imagination d'hypothétiques
extra-terrrestres avec qui nous pourrions parler suffit à établir
que l'universalité de la parole nous rassemble dans la même humanité
sans partager pourtant aucun lien de parenté. La fin du patriarcat
et des préjugés racistes, esclavagistes ou sexistes va dans
le même sens. Les différences génétiques, corporelles
et hormonales entre hommes et femmes sont bien établies mais n'impliquent
aucune différence de droit, encore moins des degrés différents
d'humanité ou de dignité.
La réciprocité de la parole
Ce qui caractérise
l'humanité, en effet, c'est l'universalité et la réciprocité
de la parole. On ne peut faire de la réciprocité un caractère
animal. J'ai assez de chats pour savoir qu'un chat n'a aucune idée
de réciprocité, c'est autre chose, jeu d'approche plutôt
que d'échange. La question est peut-être plus délicate
avec certains chimpanzés, éléphants ou dauphins, mais
un opérateur de l'échange leur manque absolument c'est l'interdit
de l'inceste qui noue le désir au langage, constituant notre singulière
ouverture à l'Autre. La passion de l'égalité et l'exigence
de réciprocité sont si fortes pour l'humanité qu'elles
se traduisent primitivement par le prix du sang, la vendetta, l'échange
des vies et des femmes, tout autant que par les sacrifices aux dieux et les dons
qui obligent, pour aboutir à l'époque moderne au Droit et à la justice. La biologie n'a
ici aucune part, ni les gènes. On est là entièrement
dans l'univers du langage.
Désir d'humanité
L'intérêt de
ce livre est d'exprimer les peurs de l'époque face à une techno-science
sans conscience. C'est une nécessaire formulation permettant prise
de conscience et critique mais s'il mérite effectivement toutes nos
critiques c'est de galvauder des conceptions libérales et scientistes
dépassées. On ne sauvera pas le monde capitaliste et industriel
par de fragiles garde-fous éthiques qui seront balayés dès
que les intérêts seront un peu trop pressants. La techno-science
n'est pas plus durable que notre développement productiviste sans
finalités humaines et ne tenant pas compte des contraintes écologiques.
C'est le capitalisme libéral dont la course folle menace nos conditions
de vie. Pas d'autre voie que de faire du développement humain un objectif
social plutôt que de laisser-faire la loi d'un profit aveugle. C'est
le monde qu'il faut changer pour le sauver de sa perte plutôt que de
s'accrocher à quelques vieux oripeaux. La dignité humaine tant
de fois bafouée, écrasée, méprisée ne
tient ni dans l'espèce, la race ou la filiation mais dans la fragilité
de la vérité et du savoir pour tout être parlant qui
nous questionne. C'est l'imprévisibilité de l'avenir qui donne
toute son importance à l'individuation (au stress et à la réponse
individuelle) et fait de chacun le veilleur de l'humanité. La dignité
de l'homme c'est de participer aux délibérations collectives,
s'inscrire dans l'histoire commune et d'être ainsi "le principe des futurs
" comme disait Aristote, donner forme à l'humanité à
venir qui dépend de nos actes et n'a pas dit son dernier mot.
21/12/02
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