- La transcendance du monde
Pour la plupart sans doute, la morale semble se confondre avec la religion : des valeurs sacrées, intangibles et simplement reçues. Ces tabous, encore sensibles dans le domaine de la filiation (bien qu'ils se réduisent de plus en plus à l'interdiction de l'inceste) ne se discutent pas, de par leur origine transcendante, hétéronomie fondamentale qui ne dépend pas de nous, marque de la tradition par définition archaïque. A cela une certaine modernité voudrait opposer l'autonomie totale d'une démocratie qui ne se fonde que sur elle-même, accentuant un relativisme des valeurs indécidables dans le marché multiculturel. On peut penser pourtant que cette autonomie est intenable et même délirante, procédant d'un malentendu sur l'auto-nomie qui ne relève pas d'une liberté divine arbitraire et sans limites mais de l'appropriation du commun, de la raison et de la Loi, la responsabilité devant une collectivité (un Je qui est un Nous). Contrairement à ce que s'imaginent ceux que la religion étouffe, si Dieu n'existe pas, tout n'est pas permis pour autant! L'autonomie ne saurait se confondre avec les caprices d'une auto-suffisance aristocratique, un superbe isolement délivré de tout lien et livré à l'arbitraire le plus total, alors que c'est plutôt être responsable de ses actes, confiance donnée au jugement de chacun pour décider ce qu'il faut faire sans se réduire à une exécution d'automate sans réflexion.
L'autonomie signifie donner la parole à chacun, qu'il puisse donner sa version des faits et orienter sa vie, simple conséquence du fait que nous nous parlons et que nous sommes donc sujets du langage. La limite de la liberté c'est la folie, son irresponsabilité et son enfermement sur soi, parole qui a renoncé à se faire reconnaître et déliée de l'échange. Personne ne peut se fonder soi-même, être sa propre origine, s'auto-engendrer dans le fantasme d'un self made man sans famille ni parents, sans héritage ni dette. C'est bien ce qui fait toute notre fragilité et notre insuffisance, nous exilant d'une béatitude hébétée et d'une sagesse satisfaite. C'est le désir de l'autre qui nous fait vivre et vis à vis duquel nous devons acquérir pourtant une autonomie réciproque, car les désirs ne s'accordent pas et c'est la séparation de la mère et des siens qui nous constitue en sujet. L'interdiction de l'inceste et l'exogamie sont des opérateurs d'ouverture à l'autre, empêchant la fermeture sur soi.
On ne peut se croire délivré de toute transcendance comme si l'individu était la seule réalité (arbre qui cache la forêt) ou que les faits pouvaient se substituer aux valeurs. Il faut sortir d'une opposition simpliste et illusoire entre tradition et modernité, religion et science opposant leurs dogmatismes propres. La transcendance du monde par rapport à notre connaissance et nos représentations ne peut faire de doute, révélation de l'Être, réalité extérieure qui s'impose à nous (l'écologie ne dit pas autre chose). On ne peut douter non plus de la transcendance du langage et de la raison que nous partageons, qui constituent le commun, ni du fait qu'on s'adresse toujours à d'autres qui nous donnent sens, par qui nous voulons être reconnus, ni du besoin de s'inscrire dans une histoire humaine qui nous dépasse. Il n'y a pas que les dieux qui témoignent d'un réel au-dessus de nous et dont nous héritons (sens de religio en latin). La transcendance de la nature, de la société et du sens est du même ordre que la transcendance divine et sa révélation ne peut se confondre avec un quelconque dogme intangible, chaque tradition ayant ses diverses interprétations, littérales ou métaphoriques, historiques ou ésotériques, morales ou mystiques, mais nous partageons bien la même planète, une réalité commune au moins lorsqu'on ne dort pas (Héraclite). Nous ne réinventons pas le monde et la science mais chacun, religieux ou pas, nous pouvons avoir une réflexion sur nos valeurs héritées, nos préjugés, nos idéologies et les rationaliser par la discussion, en devenir responsable devant les autres. Les scientifiques comme les croyants sont aussi dangereux lorsqu'ils ne font pas preuve de réflexion sur leurs valeurs et se dérobent au débat public au nom de principes intangibles, d'une lecture à la lettre littéralement folle. Bien sûr parler après Kant de la transcendance du réel peut sembler trop éloigné d'une transcendance divine, ce qu'il faut souligner pourtant c'est qu'on ne peut supprimer l'hétéronomie, ni la pensée héritée ni l'état du monde qui ne dépendent pas de notre bon vouloir. On ne se débarrasse pas de la transcendance de l'histoire, de la technique et de la science établie à se croire débarrassé de toute transcendance divine. Nos dieux plus modernes et artificiels semblent plus vrais sans doute que ceux des anciennes croyances,. Ils nous semblent de l'ordre de l'évidence inquestionnée, du réel lui-même alors qu'ils passeront avec notre époque pour de nouvelles croyances. Le dogmatisme se veut toujours anti-dogmatique, méprisant l'adversaire rejeté dans l'illusion. Le plus difficile est bien d'assumer sa part de dogmatisme et d'ignorance.
- Le dialogue des cultures
Si nous devons mettre en premier la difficile construction de connaissances et de finalités communes, cela implique la reconnaissance de nos diversités en même temps que celle de notre unité. L'ouverture à l'Autre exige toujours un effort mais semble malgré tout inséparable de l'humanité, du langage, de l'échange, de l'apprentissage (chamanisme, initiation, conversion, transformation de soi, jeu, etc). Il nous faut tenir compte des différentes traditions, des différents points de vue et des différences de situations sans nous figer en oppositions irréductibles car il y a plus de différences entre les individus qu'entre les différentes cultures.
Tous les peuples de la Terre savent désormais que nous devons apprendre à vivre ensemble dans nos diversités de cultures et de croyances. Nous subissons tous les effets de la Science et de la globalisation marchande. Face aux menaces écologiques et aux impasses de notre développement inégal, il y a des choix à faire qui engagent notre avenir à tous. Pour cela nous devons partager des valeurs et des finalités humaines opposées aux intérêts financiers comme à l'instrumentalisation des pouvoirs, au fait accompli. A côté de la confrontation politique, nous avons besoin d'un lieu d'affirmation de valeurs communes, de confrontation des opinions et des experts, de construction d'un monde commun. Il faut utiliser le pouvoir de l'information et de l'opinion, faire entendre la voix des intellectuels et du dialogue, donner voix aux sans voix et ramener à la raison les politiques de puissance et d'intérêts à court terme. Cela exige bien malgré tout de s'accorder sur une vérité commune, une réalité partagée La science et la technique constituent largement ce langage commun, dans leurs critiques mêmes et les menaces qu'elles représentent. La question de la vérité est une question pratique. Pour bien faire il faut savoir quoi faire. Au-delà de toutes nos différences de langage et d'histoire, nous devons arriver à partager des représentations communes, ce qui passe par un dialogue intellectuel approfondi et commence donc par reconnaître nos contradictions, nos malentendus réciproques, nos différences d'histoire et de langues.
Répétons-le, il ne s'agit en aucun cas de se substituer à la morale de chacun ou de nier les divisions et les luttes sociales mais de construire une éthique pour notre action collective, éthique relative à nos finalités communes qui est aussi une éthique du dialogue. Il ne s'agit pas de décider ce que chacun devrait croire mais ce que nous devons faire ensemble, dire ce qui est, ce que veulent les gens, ce qui nous menace, ce qui nous rassemble, les voies qui s'ouvrent.
On ne peut prétendre que nos différences empêcheraient tout dialogue, tout consensus, nous condamnant à une guerre des civilisations. On peut toujours s'entendre lorsqu'on se parle, c'est le fondement de l'Ethique n'exigeant pas un accord préalable sur les conceptions du monde pour vivre ensemble, assumer notre responsabilité collective et se prémunir des conséquences indésirables de nos choix. En effet, contrairement à une morale réduite à la conformité des moeurs ou aux bonnes intentions, l'éthique a toujours un but pratique de comportement adapté à ses fins et peut faire l'objet d'un calcul, d'une évaluation, d'une rationalisation, d'un accord mutuel. Il ne s'agit pas seulement d'opposer une éthique de responsabilité à l'éthique de conviction mais bien plutôt de ce que l'éthique est relative au discours, aux pratiques, aux finalités collectives. L'éthique est toujours spécifique aux moyens mis en jeu, elle est stratégique, ce qui ne veut pas dire que la fin justifie tous les moyens, alors que la morale de conviction reste l'indispensable affirmation des fins elle-mêmes, ce qui donne sens à notre existence de mortels.
- La force de la justice
Le plus difficile sans doute c'est de dépasser la fonction disciplinaire d'une morale purement extérieure à l'individu supposé asocial, force de la répression et de la loi. C'est la pente naturelle moralisante de culpabilisation des perdants et d'intériorisation de la domination, morale réduite à l'effort opposé au plaisir, au sacrifice de soi, ce que Hitler appelait l'idéalisme opposé à l'égoïsme mais qu'on exige des soldats et des travailleurs, rarement des riches et des dirigeants. Plus ordinairement on réduit la morale à de prétendus devoirs des pauvres supposés la contrepartie de leurs droits, jugés toujours exorbitants par les privilégiés du système. C'est une morale qui ne se discute pas mais veut s'imposer comme l'ordre établi. Pourtant, bien avant la sociologie, Lao-Tseu disait déjà que ce n'était pas la discipline et les rites qui faisaient la légitimité d'une société mais sa justesse, sa justice, sa cohérence, son authenticité. Ce qui fait la force d'une société humaine c'est la vérité, l'information, la compréhension, la discussion, pas la puissance physique ou l'énergie de la contrainte. On s'en aperçoit devant le terrorisme qui peut transformer toute injustice en menace contre laquelle la force militaire est désarmée.
Par delà les différences de moeurs, il n'y a d'ailleurs pas tant de différences entre les diverses morales. Il y en a. Des points importants cristallisent des oppositions entre lesquelles on ne peut pas trancher mais les approches scientifiques de l'acquisition de la morale (Piaget, Kohlberg) rejoignent les savoirs ancestraux (AUM pour les hindous) et la parole détermine pour tous les mêmes règles fondamentales : puisque la parole peut mentir, la bonne foi est une exigence de tout dialogue ainsi que le détachement de soi et la réciprocité de l'échange (de la vengeance au don). La morale ici est plus liée à l'oralité qu'aux moeurs, aux habitudes, aux traditions, aux relations sociales même. On peut éviter la mauvaise foi, même si on n'a pas la même religion, et s'accorder du moins sur un arbitre, accepter nos différences. Il ne suffit pourtant pas d'être de bonne foi, ce qui engage notre relation à l'autre, mais la parole exige aussi de reconnaître ses erreurs et donc d'apprendre de l'expérience, donner objectivité à une réalité partagée.Quand on abandonne le Tao, on a recours à la bienfaisance, quand on abandonne la bienfaisance, on a recours à la justice, quand on abandonne la justice, on a recours aux rites. Les rites ne sont qu'une mince couche de loyauté et de foi, et le début de l'anarchie.
Lao-Tseu
Les questions éthiques se réduisent la plupart du temps à des problèmes pratiques, voire utilitaristes, plus faciles à régler que les conflits doctrinaux. Les morales et les religions se répartissent plutôt géographiquement alors que l'éthique est relative aux discours, aux pratiques, à l'action. L'éthique du médecin n'est pas la même que celle du policier, ce pourquoi les psychiatres par exemple ne peuvent toujours concilier les deux en même temps. Les connaissances pratiques n'étant pas du même ordre de certitude que les connaissances théoriques, l'éthique ne se réduit pas à la contemplation du bien (Platon) mais se fait calcul pratique (Aristote), évaluation des stratégies pour atteindre ses fins et formation d'habitudes, de règles de conduite, organisation de notre habitation du monde, apprentissage de la clairvoyance, de la prudence, de la conscience de ce qu'on fait afin de pouvoir assumer ses actes, en être responsable.
Sans faire appel à des valeurs transcendantes et sacrées, on peut essayer de savoir ce qu'on fait, constituer une indispensable réflexion sur les conséquences de nos actions, constituer une opinion mondiale qui oriente le développement économique vers le développement humain, seul développement durable et sans lequel l'Ethique se condamne à la justification de l'ordre établi au lieu d'incarner une liberté responsable. Pas de droit des générations futures sans droit à l'existence des générations actuelles, sans réalisation du droit dès maintenant, sans développement des capacités et de l'autonomie de chacun. C'est ce que permet, mieux, ce qu'exigent les nouvelles forces productives de plus en plus cognitives. Il faut joindre l'effort des opinions éclairées de tous les continents pour cela, nous constituer en intellectuel collectif affirmant la dignité de chacun, donner un peu plus de force à la voix de la raison.
- L'avenir commun
Il y a plusieurs raisons de remonter aux Grecs qui sont à l'origine de la science et de la démocratie mais surtout parce qu'ils ont déjà eu à s'affronter à la diversité des cultures en même temps qu'ils ont inauguré les premiers une véritable alphabétisation. La tradition occidentale est d'abord celle de l'alphabétisation, de l'écriture démocratisée par les Grecs grâce à l'invention des voyelles permettant de s'affranchir des scribes. La première conséquence de la généralisation de l'écriture pour transcrire la parole, c'est de rendre accessible à tous, par l'Enquête d'Hérodote, la diversité des traditions, des religions, des pratiques avec pour conséquence le relativisme et le scepticisme des sophistes que la philosophie va dépasser dans la construction d'une science rationnelle fondée sur l'argumentation publique, la dialectique. Nous sommes au bout de cette logique d'alphabétisation, de rationalisation du monde et d'unification des croyances face à nos traditions culturelles et les différences de niveaux de vie. La tradition occidentale n'est donc pas une tradition comme les autres puisque c'est la tradition (écrite) de sortie de la tradition (orale) et de confrontation aux autres traditions. Depuis l'industrialisation c'est la famille patriarcale qui est ébranlée aussi, bouleversement anthropologique qui touche chacun dans sa vie intime et sur toute l'étendue de la Terre.
On peut écrire cette histoire de l'écriture et de la science comme celle de la naissance de l'individu (et du déclin du patriarcat), égaré d'abord dans l'individualisme par sa nouvelle indépendance et qui doit retrouver une communauté qui lui donne sens, sans se perdre dans la masse cette fois, en passant de l'individu solitaire à la personne singulière, solidaire et responsable. Pour donner sens à notre existence il faut l'inscrire dans une continuité des générations, un passé qu'on ne peut renier et un avenir qu'il faut construire. Notre destin ne s'identifie ni à l'espèce, la race, la famille, ni à l'individu séparé et précaire. La subjectivité, dans son individuation, son intériorisation, est la condition de toute vérité (vécu, authenticité, sincérité, intentionnalité problématisation, désir) mais tout autant de l'erreur ou du mensonge (partialité, illusion, préjugés, refoulement). L'autonomie de chacun a des conditions sociales bien précises et notre liberté a un sens éminemment social (plus il y a de libertés, plus il y a de pouvoirs). Notre reconnaissance n'est jamais acquise et ne peut être une donnée ni un droit puisque notre inscription dans une histoire dépend de ce que nous ferons.
Nous sommes sans doute dans une situation comparable à la fin du moyen âge, après un asservissement incroyablement brutal et l'épreuve de la peste, temps des horloges où l'écrit se répand avec le protestantisme, affirmant la dignité de l'homme dans sa liberté de conscience, la signification irremplaçable de son témoignage singulier. La diffusion du savoir produisant la division des esprits appelle tolérance et dialogue. Plus il y a de savoirs, plus nous devons confesser notre ignorance (Ciceron, Nicolas de Cues). Cette ignorance première, questionnement à la base de toute pensée ("penser c'est perdre le fil"), de toute problématisation, est ce qui constitue notre liberté, notre autonomie et notre dignité. Au nom de cette dignité, nous devons rendre effectif le droit à l'existence de chaque être humain, refuser l'exclusion, donner à chaque citoyen les moyens de développer ses capacités pour accéder à la reconnaissance sociale, lui restituer son honneur perdu. Pour que le principe de précaution, version moderne de la docte ignorance, prenne un sens, au-delà du scepticisme néolibéral, et permette de passer des catastrophes subies à l'histoire conçue, nous devons passer d'une mesure immédiate de la productivité mécanique à une logique probabiliste d'investissement dans l'avenir et donc dans le développement humain. Enfin, à l'opposé de jugements lointains et aveugles, reconnaître la complexité du monde doit nous engager à ne pas se contenter de préjugés mais d'aller y voir de plus près, avec les populations intéressées. L'efficacité globale passe par des relais locaux, l'analyse des situations concrètes, mais la finalité globale n'est pas le fonctionnement du système, c'est bien la satisfaction des populations.
Nous ne pouvons nous passer de finalités collectives pour orienter l'avenir mais la seule finalité collective légitime est le développement de l'autonomie de chacun. La finalité de la liberté ne peut être que la liberté elle-même. La morale est le contenu de la liberté, sa finalité universelle comme rapport à une autre liberté, dialogue, réciprocité, justice, égalité. Certes, le domaine moral touche la politesse (qui est précaution du sens, souci de l’Autre, de l’adresse, du malentendu, extériorité, peur du ridicule), l’hygiène (biopolitique), le Droit (formel), et la politique (rapports de force). Il doit pourtant s'en distinguer par son souci de vérité et d'authenticité, de formulation et d'universalisation.
Cela n'empêche pas cette ouverture au global d'être instrumentalisée par les pouvoirs, réduite à l'hypocrisie ou l'exacerbation du surmoi. Aucune loi ne suffit à nous rendre libre. La liberté ne se prouve qu'en acte et la société est divisée entre dominants et dominés. Toute liberté est conquise dans la résistance. Les lois limitent l'arbitraire du pouvoir mais la justice est aux mains des puissants. L'histoire n'a toujours été que l'histoire des vainqueurs. "La tradition des opprimés nous enseigne que l'état d'exception dans lequel nous vivons est la règle" (W. Benjamin, Sur le concept d'Histoire, VIII). C'est la limite de tout discours éthique qui doit trouver une traduction politique pour donner à tous les moyens d'accès au savoir, à la liberté et à la justice, au développement humain. Face aux urgences écologiques et sociales nous n'avons pas besoin de bonnes intentions mais de résultats concrets, d'une communauté effective.
Annexes
- Les 4 morales (moralisme, éthique, justice, esthétique)
La question morale ne se pose qu'à une liberté devant plusieurs choix, plusieurs causes. Il y a donc quatre libertés (arbitraire, efficacité, engagement, projet) correspondant aux quatre causes d'Aristote (efficiente, matérielle, formelle, finale), c'est-à-dire qu'une décision est nécessaire pour chaque cause selon des modalités différentes.
On ne peut se passer du dogmatisme, comme le rappelle Legendre, car c'est une fonction du langage, de communication, l'autorité arbitraire de la langue. La politesse est un jeu de codes destiné à éviter les malentendus et permettre l'échange. La communication exige aussi le partage de valeurs communes. Bonnes moeurs, traditionalisme et conformisme ont une valeur d'appartenance constituant l'indispensable moralisme de tout être parlant.
L'éthique relève plutôt de l'efficacité et de la technique, d'un calcul utilitariste. L'éthique est relative au discours consistant dans l'attitude requise pour assurer son fonctionnement (voir Boltanski, l'école des conventions, les "cités"). C'est uniquement sous cet angle qu'on peut assigner pour but à la morale le bien-être, une optimisation des plaisirs et des peines par l'habitude et le discernement. On peut dire que l'éthique comme méthode, ascèse, technique, restreint la liberté à court terme en lui donnant des limites profitables à plus long terme, logique de l'apprentissage et de l'investissement.
Il ne faut confondre ni moralisme, ni éthique avec la justice qui tient plutôt à l'impartialité, la bonne foi, le désintéressement du juge. Cette passion de l'égalité est au coeur de la plupart des conflits.
Loin de négliger la quatrième sorte de morale, celle qu'on peut appeler esthétique, il faut considérer que c'est la plus importante puisqu'elle donne sens à notre vie comme projet, certains diraient comme roman, en tout cas comme récit où l'esthétisme n'est qu'une exigence d'authenticité qui donne forme à notre humanité en ce qu'elle a de plus beau et désirable. Les valeurs sont toujours relatives à une fin, un idéal, un accomplissement.
- Hegel, de la tradition à la politique
La façon dont "La phénoménologie de l'esprit" de Hegel, montre comment se contredisent et s'engendrent les diverses rationalités morales éclaire singulièrement leurs oppositions. Ainsi, on part du traditionalisme qui affirme notre appartenance à la communauté mais échoue à se justifier face aux autres traditions et même à se réaliser à l'intérieur de la communauté. Du coup, l'égoïsme lui répond d'abord et le repli sur soi, mais devant l'insatisfaction et l'isolement chacun aspire à une nouvelle morale, d'abord éprouvée immédiatement comme loi du coeur purement subjective qui s'oppose au monde et finit en délire de persécution avant de se rendre compte que c'est la subjectivité qu'il faut dépasser, et de se soumettre plutôt à la discipline de la vertu, vite réduite pourtant au mérite se mesurant à la peine, voire à l'hypocrisie. La subjectivité du mérite doit donc être dépassée au profit de l'objectivité des bonnes oeuvres effectives, à l'activité concrète. Ces bonnes oeuvres tombent pourtant rapidement à la simple occupation localisée et routinière. Le besoin se fait sentir alors d'une loi morale universelle pour guider l'action de principes sûrs, mais cette loi se révèle inapplicable en fait dans sa rigueur absolue. Finalement, pour Hegel, la plus haute figure morale, au-delà de cette loi universelle, c'est la capacité d'en réaliser l'esprit plus que la lettre, sans jamais être assuré de ce qu'il faut faire, assumer d'être toujours la conscience qui examine la loi dans son application concrète, en faisant de son mieux dans une pratique incertaine qui doit devenir politique, sous peine de sombrer dans le jésuitisme, car elle dépend de "nous", pas seulement de chacun dans son for intérieur.