Brèves (novembre 2002)
Guerre des civilisations, tiers-secteur, capitalisme cognitif, les économistes contre la démocratie, Kyoto, gluten
- Arte (guerre des civilisations)
L'excellente émission "Le dessous des cartes"
a voulu réfuter la notion de
choc des civilisations en montrant, cartes à l'appui, qu'il n'y avait pas de civilisations
homogènes, la plupart des conflits étant internes à
chaque civilisation et les intérêts entremêlés
entre les différentes civilisations. Il est effectivement très important
de revenir aux réalités des intérêts et des conflits
mais il ne faut pas sous-estimer pour autant le pouvoir unificateur de l'idéologie.
Il est difficile en ces matières de tenir la juste mesure. Autant
je me suis dressé contre la prétention de réduire les
conflits actuels à une guerre de religions, comme si l'Islam se levait
comme un seul homme contre l'occident chrétien (dont on veut me persuader
que je fais partie), autant il ne faut pas sous-estimer malgré tout
l'utilisation qui est faite de la religion, dans chaque camp, pour susciter
une solidarité qui n'a pas de justification objective, et nous impliquer
dans une guerre qui n'est pas la nôtre. Il faut parler plutôt,
comme le Charlie-Hebdo de la semaine dernière (qui publie d'ailleurs
ma critique de Misrahi cette semaine), de véritable
"bluff des civilisations", mais pour en reconnaître ses ressorts effectifs.
L'islamisme (ou la lutte contre le terrorisme) sert à unifier des
conflits disparates, les simplifier comme le communisme a pu le faire auparavant,
sa force étant de constituer un
réseau mondial qui manque
pour les autres luttes se retrouvant isolées et sans écho.
Il n'y a là aucune nécessité religieuse à chercher
dans une lecture littérale du Coran ou de la Bible, simple habillage
idéologique de conflits politiques et d'une crise anthropologique de
modernisation (alphabétisation, marchandisation, misère, fin
du patriarcat, individualisme) assez comparable au fascisme européen
du XXème siècle qui manifeste l'échec du libéralisme
et de la démocratie.
Tocqueville
voyait déjà en 1844 dans les luttes idéologiques et
religieuses de l'époque ce que la perte du commun, la disparition de la
politique en
luttes d'intérêts, appelait inévitablement et dont on pouvait tout craindre.
"
Vous dites que la nation est tranquille, et moi je dis qu'elle dort... Vous
dites que la paix existe, et je vous dirais encore que la guerre n'a fait
que changer de théâtre ; de politique, elle est devenue philosophique
et religieuse"
Esprit 11/02, p169. Il ne s'agit pas de
faire la guerre au mal, de l'extirper de notre monde en sacrifiant un bouc
émissaire chargé de tous les maux, et pouvoir se rendormir dans son irresponsabilité
et sa bonne conscience aveugle, persuadé qu'on représente le
Bien, que rien ne change ni ne vienne troubler notre mode de vie si admirable,
efficace, éclairé. La question vaut d'être posé
: devons nous sauver le monde de la marchandise, tout sacrifier à
une liberté économique prédatrice au service des puissants
? Devons-nous accepter en bloc l'occident capitaliste américanisé
au nom de principes absolus ? La lutte idéologique est le symptôme
d'une société bloquée rejetant toute alternative et
se révélant incapable de s'adapter à la pression des
faits. Il faut au contraire revenir à la politique, tenir compte des
autres, négocier, coopérer, reconnaître tous nos mauvais
côtés, et ils sont nombreux, pour sortir d'une situation intenable.
Il faut que nous changions pour que les autres
puissent vivre. Le mensonge du libéralisme est de prétendre
que tous peuvent être riches et dominants, tous peuvent puiser dans
les ressources naturelles, tous peuvent être américains alors
qu'à l'évidence ce n'est pas un mode de vie
généralisable
et que la pauvreté ne cesse de s'étendre au milieu de
la richesse, les inégalités de se creuser. Regarder les problèmes
en face, ne serait-ce que dans sa dimension pétrolière, ce
serait remettre en cause toute la société occidentale capitaliste
(contrairement à l'illusion entretenue par les partis écologistes),
on comprend qu'on préfère parler de religion ! Le pire c'est
qu'on pourrait s'y laisser prendre car à pousser la conflictualité
trop loin, on n'a plus vraiment le choix de son camp dès que la violence
se déchaîne aveuglément. La guerre et la peur ont toujours
soudé les peuples, "
comme état dans lequel on prend au
sérieux la vanité des biens et des choses temporelles"
(Hegel) mais ce dont nous avons besoin, c'est d'un projet commun pour notre
petite planète, d'une volonté de vivre ensemble. Avons-nous
encore vraiment besoin d'une guerre pour abandonner le chacun pour soi et nous remettre
en cause, faut-il que la mort nous ébranle (le Maître absolu)
pour nous ouvrir à un avenir qui nous dépasse et construire
un monde meilleur ? Nous ne serions en cela pas tellement différents
des terroristes qui mettent la vie en jeu pour donner poids à leur
parole et sens à l'avenir.
- Silence (associations, économie plurielle)
Le numéro de novembre me laisse perplexe, ne
laissant guère d'espoir et semblant tout occupé à démolir
ses bases. Il est bien sûr très sain d'être lucide sur
la naïveté des écologistes, leur manque de maturité
et de perspectives. Il n'est un secret pour personne que les écologistes
sont en bien mauvais état, complètement désorientés
et inconsistants. De même, Madeleine Nutchey a bien raison de souligner
toutes les dérives des
associations, le piège d'une "croissance pathogène" qui rend l'association dépendante des subventions et des sponsors.
Serge Latouche a raison aussi de critiquer une économie plurielle réduite
à un auxiliaire du secteur marchand, tiers-secteur comme voie de
garage de la troisième voie ou réserve d'indiens pour l'exploitation marchande, ONG comme
cache-sexe pour la violence de la guerre économique. Il a entièrement raison de
réfuter l'utilisation de Polanyi par les théoriciens du
tiers-secteur (réfutation que j'avais faite avec "
La privatisation de la société", dans le cadre des Etats Généraux de l'Ecologie-Politique)
mais les solutions proposées semblent bien légères et
il ne reste que le goût amère de la critique. En citant Castoriadis,
Serge Latouche prétend que ce qu'il faut c'est "
vouloir une société où l'économie est remise à sa place comme simple moyen de la vie humaine". Je suis bien conscient de cette nécessité mais il ne suffit
pas de vouloir, il faut mettre en place de nouvelles structures qui ne peuvent
être que locales et partielles. On doit donc concevoir l'économie
plurielle comme la construction d'une alternative et non un élargissement
de l'offre, un complément du marché. Toutes les critiques
sont bonnes tendues vers la construction de cette alternative mais paraissent
bien contre-productives quand elles découragent l'action et dénigrent
les conquêtes partielles. Je partage donc l'essentiel de ce qui est
dit sur les impasses d'un réformisme mou, de corrections à
la marge, mais préférerais que Silence travaille sur des stratégies
positives et réalistes pour une transformation radicale qui ne peut
être immédiate et uniforme mais nécessite la mobilisation
de tous. En même temps qu'on lutte contre un tiers-secteur instrumentalisé,
il faut construire une économie locale alternative, inscrire l'économie
plurielle dans un projet à long terme et les transformations radicales
de l'économie cognitive qui s'annonce, justifiant une stratégie
de développement humain basée sur le revenu garanti pour libérer
les nouvelles forces productives.
- Multitudes (capitalisme cognitif, la nouvelle économie d'Israël, revenu garanti)
Avec son numéro 10 la revue Multitudes change
de présentation, plus austère. La revue s'ouvre avec une très
bonne synthèse sur "Les politiques de développement à
l'heure du capitalisme cognitif" montrant qu'au contraire des anciennes théories du développement "1) la réduction des inégalités est une condition essentielle
de la diffusion du savoir et de l'essor d'une économie de la connaissance
; 2) de par leur nature, les investissements immatériels brouillent
la distinction traditionnelle entre biens de consommation et biens d'équipement
et se présentent à la fois comme une production et une consommation
collective". La crise économique actuelle aurait "le mérite de montrer derrière la misère du présent toute la richesse des possibles" (reprenant le titre du livre de Gorz).
L'article sur la nouvelle économie d'Israël montre comment
la situation de conflit a favorisé la production immatérielle
(informatique, recherche), singulièrement le marché de la sécurité
et de la lutte anti-terroriste ! L'intifada devient ainsi un facteur productif.
D'un autre côté, il n'est plus guère possible de boycotter
les produits israéliens qui sont la plupart du temps invisibles, intégrés
à d'autres produits.
Enfin Maurizio Lazzarato et Antonella Corsani défendent "Le revenu garanti comme processus constituant" pour changer la production, sortir du salariat, et non comme logique de
redistribution. C'est un instrument d'autovalorisation et de coopération.
"Un revenu garanti dans ses formes monétaires, mais aussi en nature
: "accès libre" à la santé, à la formation, à
l'information, à l'eau, à l'énergie, aux transports,
au logement". Je ne pense pas qu'on puisse donner un libre accès
à l'énergie et je crois indispensable des structures coopératives
municipales ainsi que l'accès aux financements, mais pour le reste l'accord
est total. "Nous avons besoin d'un projet réaliste, donc d'un projet révolutionnaire".
- L'économie politique (Les économistes contre la démocratie, Banque Mondiale)
La revue d'Alternative économique met en débat le livre de Jacques Sapir, spécialiste de la Russie et qui dénonce devant le désastre russe "l'expertisme" et le "libéral-stalinisme" dépossédant la démocratie au profit d'expertises économiques se présentant comme "des vérités scientifiques incontournables". "Au citoyen apparent, et désormais dénué de pouvoir de
décision, s'oppose le véritable citoyen qui décide de
tout : l'expert". Plutôt que de créer des agences indépendantes
de régulation c'est donc un retour à la décision et
la responsabilité politique qui est préconisée. "Cela fait plus de trente ans maintenant que des expériences reproduites
et donnant toujours le même résultat, ont montré que
les fondements psychologiques de la théorie néoclassique des
préférences sont faux". C'est la prétendue solidarité
entre démocratie et capitalisme qui est dénoncée dans
son livre, à l'éclairage de la situation russe. André
Orléan ajoute son témoignage à cette critique de la
réduction de l'économie à des "incertitudes probabilisables"
où "tout signal est pleinement et directement interprété par tous les agents" alors, qu'au contraire, "tout contrat est nécessairement incomplet" et "qu'il ne peut y avoir de pouvoir monétaire qu'adossé à la souveraineté".
La réponse d'Elie Cohen qui sert de tête
de Turc à Sapir est pourtant intéressante aussi car il montre
qu'il ne suffit pas de condamner ces dérives mais qu'il faut en rendre
compte, comprendre pourquoi l'Europe s'est convertie aux politiques de déréglementation.
On ne peut oublier les années de "stagflation". Je pense pour ma part
indispensable de tenir compte des cycles de Kondratieff et du vieillissement
de la population pour comprendre ces politiques. Il faut adopter en tout
cas un point de vue historique et pas seulement moral. Il n'y a pas en économie
de vérités éternelles. On ne peut balayer non plus d'un
revers de main les échecs d'une gestion étatique dénoncée
par Georges Stigler, Louis Brandeis, Alfred Kahn ou James Landis. "On
attend donc de Jacques Sapir qu'il nous éclaire sur les politiques
alternatives qu'il tire de ces analyses radicales. Or, il n'a en stock que
les idées reçues du syndicat Sud" comme l'interdiction
des licenciements boursiers (qui ne va pas loin, a des effets pervers et semble très problématique
à mettre en place). De même, il ne suffit pas de condamner l'OMC.
"Il y a plus à gagner au multilatéralisme organisé qu'à la guerre de tous contre tous". On a besoin de propositions précises plutôt que de jugements globaux.
Enfin un article montre que la nouvelle orientation de la Banque Mondiale dans la lutte contre la pauvreté prévoyant "la mise en oeuvre systématique d'un processus participatif" se heurte au déficit des Etats et de la société civile,
qu'il faut renforcer, mais cela engendre retards et inefficacités. Alors
même que les conditions d'une véritable lutte contre la pauvreté
pourraient être réunies, l'échec de ces politiques est une
véritable menace devant leur vide et leur manque d'imagination (J'ai
pourtant appris, par ailleurs, que des structures de développement
municipal se multipliaient en Afrique et se mettaient en réseau, ce
qui est un préalable à un développement alternatif et donc très encourageant).
- Sciences et avenir novembre 2002 (génériques, Kyoto, gluten, origine de la vie)
"Les chercheurs ne sont pas des experts... les chercheurs ne sont pas ceux
qui savent, ce sont ceux qui cherchent" p18 Jean-François Ternay.
Ce numéro de Sciences et avenir consacré aux médicaments génériques, et qui montre qu'ils ne sont pas souvent identiques aux originaux, ne serait-ce
que par leurs additifs qui ne sont pas toujours inactifs, apporte aussi quelques nouvelles que je n'ai pas vues ailleurs
:
Ainsi, conformément à ce que le changement
climatique permettait de prévoir, le désert saharien commence à reverdir
(grâce aussi à une meilleure gestion de l'eau sur le terrain).
Cela ne devrait pas s'arrêter car les rejets de CO2 devraient croître
d'ici 30 ans de 33% pour l'OCDE, dont 23% pour l'Europe, et de 71% pour les
USA (de 1990 à 2030) ! La bonne nouvelle pourtant, dont on n'a pas
assez entendu parler, c'est la signature par Pékin du protocole de
Kyoto (p62). C'est d'autant plus important que la Chine devrait devenir à moyen
terme le plus gros pollueur de la planète (les USA sont encore très
largement devant...)
Un dossier intéressant tente d'évaluer
l'hypothèse que les composés organiques se seraient formés
avant les premières formes de vie, de façon purement
chimique et minérale donc. Dans cette hypothèse l'explosion
de la vie aurait été plus lente alors qu'on pensait qu'elle
avait été très rapide puisque dès que la division
cellulaire était acquise, toute la biosphère a pu être
occupée très vite mais les choses ont du être plus compliquées,
les milieux restant très hostiles à cette époque très
reculée (de -3,5 à -2,7 milliards d'années). Le fait
que les bases chimiques de la vie se soient formées avant les premières
cellules rend la vie beaucoup moins improbable, voire presque inévitable...
Enfin, c'est la première fois que je vois confirmée
dans une revue scientifique le problème de l'allergie au gluten, problème signalé depuis longtemps par les médecines
alternatives (on vend des produits sans gluten dans les boutiques diététiques).
On ne veut pas affoler les gens, le titre n'est donc pas sur "l'allergie
au gluten", encore moins sur "l'allergie au blé" ou au pain. On ne
veut pas affoler les populations, se mettre mal avec les boulangers et la
tradition française, non ! aussi le titre est on ne peut plus sibyllin
: "Du nouveau sur la maladie coeliaque" (p48). Pourtant c'est un
problème important qu'il faudrait reconnaître, surtout semble-t-il,
et bien qu'ils n'en parlent pas, en cas de stress prolongé. "Le gluten provoque une réaction auto-immune
qui peut conduire à la disparition des villosités intestinales
d'où résultent des diarrhées, amaigrissement morbide,
symptômes neurologiques et même, si rien n'est fait, la mort". Une prédisposition génétique est probable (d'autres
la relient au groupe sanguin A+), mais il y a bien là une substance
allergogène. En tout cas la protéine responsable aurait été
isolée (gliadine) et "les chercheurs suggèrent d'adjoindre au gluten une peptidase, c'est-à-dire
une enzyme capable de détruire la séquence toxique", de même qu'on ajoute "une lactase qui détruit le lactose, un des sucres du lait toxique pour certaines personnes", (en fait, là aussi quand on est stressé, phénomène
relié aux récepteurs béta-adrénergiques). Longtemps
minimisées par la médecine officielle, ces allergies au pain
et au lait sont donc bien réelles. Les conséquences pouvant
être graves, un des premiers réflexes devrait être d'arrêter
pain et lait quand on va mal et qu'on a des réactions allergiques,
pour voir si cela améliore notre état au bout de 2 ou 3 jours,
puis en les réintroduisant petit à petit. Il ne faut pas s'en priver quand on les
digère bien, mais il faut être conscient que cela peut rendre
très malade, ce que bien peu savent.
Quelques Encyclopédies en ligne recommandées par Sciences et avenir :
http://www.webencyclo.com
inscription gratuite
http://fr.encyclopedia.yahoo.com
http://agora.qc.ca
pour des dossiers complets
11/11/02
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