Pour la mondialisation, l'Amérique et Israël
J'ai vu finir le monde ancien, Alexandre Adler, Grasset
Rien de plus désespérant que la bêtise, toujours triomphante ! Non seulement les jugements trop rapides et définitifs
nous mènent à des impasses sanglantes mais ils nous écrasent
de leur arrogance. Qui sommes-nous pour prétendre à plus d'intelligence
? Nous ferions preuve effectivement du même égarement à nous imaginer
supérieurs et délivrés de fausses certitudes. Ce n'est
pas une raison pour se laisser enfermer dans les pièges qu'on nous
tend en assimilant les luttes contre la mondialisation sauvage au repli archaïque,
la critique de la politique de Bush à l'antiaméricanisme le
plus régressif ou celle de Sharon à une résurgence de
l'antisémitisme ! Ces grossièretés sont plus qu'insultantes
et destinées simplement à disqualifier toute critique au profit
d'un discours de morne célébration d'une modernité messianique
portée par le dynamisme d'un capitalisme démocratique et civilisateur qui ne veut plus être contesté.
Pourtant, le mouvement qui est né de Seattle à Porto Alegre
est bien celui d'une autre mondialisation et non pas le repli sur soi. Ce
n'est pas parce qu'on refuse que le monde soit une marchandise qu'on a moins
de titres à se réclamer d'une vision globale
que les pétroliers qui gouvernent l'Amérique au mépris
des accords internationaux de Rio à Kyoto. Contrairement à
notre caricature nous ne voulons en aucun cas revenir en arrière mais
bien construire un autre monde donnant toute son importance au local autant
qu'au global.
L'idée qu'on puisse être anti-américain est aussi
stupide. Qui de nous n'est nourri de culture et de musique américaine
? Les colonisés avaient de bonnes raisons d'être anti-français,
ce n'était pas les valeurs de la République qu'ils combattaient
mais bien une politique de domination qui les démentaient. On peut
donc être opposé à la politique de l'administration Bush,
mal élue et maladroite, sans vouloir la mort de l'Amérique.
Impossible de se dire "tous américains" devant tant d'unilatéralisme
mais qu'on ne s'y trompe pas, nous sommes comme toujours du côté
des Américains qui contestent le système, protestent souvent
avec une grande intelligence contre leur gouvernement et dénoncent
ses agissements ("Pas en notre nom"). Les frontières ici n'ont aucune
d'importance. Nous sommes plus proches des progressistes américains
que des libéraux français. Notre combat est le même ici
et là-bas. Nous combattons Bush mais pour sauver l'Amérique
d'elle-même, du pouvoir des grandes sociétés, et retrouver
une véritable démocratie. L'Amérique doit devenir meilleure
pour ne pas s'attirer les foudres des peuples de la Terre entière.
Le jeu de la puissance est devenu trop dangereux. C'est la leçon du 11 septembre
mais on le sait depuis Hobbes au moins: seule la justice assure une certaine
sécurité. La question n'est pas de savoir si l'Amérique
veut assumer son empire. C'est un fait qu'elle profite de sa position dominante
et concentre donc sur elle les rancoeurs accumulées. Il ne suffira pas
de faire la morale aux "anti-américains". On peut même penser
que les pro-américains cultivant la bonne conscience et l'aveuglement
précipitent au contraire le peuple américain à sa perte,
car le risque nucléaire est plus grand que jamais. Ce n'est pas le
moment de tenter le diable comme pour se persuader que ce n'est pas vrai.
Quoi de plus ignoble que de se faire traiter d'antisémitisme
lorsqu'on dénonce la brutalité de Sharon, comme si les exactions
subies par les juifs d'Europe devaient empêcher de dénoncer
les exactions d'un Etat aujourd'hui ? Nous sommes juifs en Allemagne, noirs
aux USA et palestiniens en Israël ! Là encore, il s'agit de sauver
Israël, si c'est possible car son avenir est d'autant plus compromis
qu'un accord avec les Palestiniens n'est pas rapidement trouvé. Comme
dans toute guerre, les plus intelligents semblent pris d'un terrible aveuglement,
la panique et la diabolisation de l'ennemi remplaçant tout raisonnement.
Alexandre Adler en donne une bonne illustration puisque pour lui ce sont
les palestiniens qui ont élu Sharon grâce à leurs attentats
et sont responsables de tout ce que fait Israël ! Pas un mot des colonisations
qui continuent, ni sur la stratégie explicite de Sharon opposé
au processus de paix, rien ou presque sur l'assassin juif de Rabin dont le
terrorisme vaut bien celui du Hamas. Le terroriste c'est toujours l'Autre
!
Je suis pour ma part assez pessimiste sur l'avenir d'Israël qui semble compromis
à long terme d'un point de vue strictement démographique, sauf à engager un rapide développement des palestiniens pour
égaliser les niveaux de vie et de fécondité (un plan
Marshall pour la Palestine). C'est pourquoi il est vital pour sa survie que
l'Etat d'Israël ne se rende pas trop odieux. La nécessité
d'un état juif après le génocide nazi et l'antisémitisme
européen est plus que compréhensible, cela ne signifie pas
que ce soit vraiment possible et durable, en tout cas sous une forme démocratique
et sans glissements vers une politique d'apartheid (Un État juif démographique
par Uri Avnery). Comme d'autres utopies, il faudra sans doute abandonner
ce rêve à plus ou moins longue échéance, le monde
est de plus en plus mélangé. D'ailleurs, un nombre croissant d'Israéliens
émigrent aux USA. La responsabilité des Européens est
trop engagée pour que nous soyons simples spectateurs mais considérer
que les Européens sont contre Israël et pro-palestiniens est
une imbécillité. Il n'y a rien à défendre des
palestiniens, sinon leur vie menacée. Personne ne veut la disparition
de l'Etat d'Israël mais on doit s'opposer aux attitudes qui le déconsidèrent
et détruisent les raisons qu'on a de le soutenir, ne faisant qu'aggraver
la situation et multiplier les attentats. C'est pour sauver Israël que
nous devons combattre Sharon et construire les conditions d'une paix durable.
Bien qu'ils soient réduits actuellement à presque rien, les
militants israéliens pour la paix sont admirables. De l'autre côté,
il ne faut pas tomber dans l'illusion que les victimes sont pures et sans
tâches. Les Palestiniens ne valent sans doute guère mieux que
les Israéliens paniqués, et s'ils pouvaient construire de fortes
mobilisations non-violentes, ils auraient à plus ou moins long terme
gain de cause. Les premières victimes d'une guerre sont l'intelligence
et la vérité. Plutôt que de jeter de l'huile sur le feu
en prenant les autres pour des monstres, il faut calmer le jeu et revenir à la table
de négociation, revenir à la raison.
Pour Alexandre Adler c'est impossible car, devant la vague islamiste, Arafat
ne pouvant se permettre de passer pour un collaborateur n'acceptera jamais
la paix. Merveille de la géostratégie où le plus faible
mène le jeu, intraitable au point qu'on ne voit pas d'autre solution
que sa disparition physique, alors que le fort animé des pires intentions
comme Sharon ne pourrait démontrer qu'une générosité
impuissante (en continuant les colonisations) ! Le pire, c'est qu'il y a beaucoup de choses intéressantes
dans ce livre. L'auteur est très bien informé. Bien formé
aussi, parlant de "notre maître Althusser". Cela n'en rend que plus
ahurissants certains de ses jugements :
Je prétends donc que l'anti-américanisme
d'aujourd'hui, sous des dehors vaguement progressistes, n'est qu'un conglomérat
de vieux rêves évanouis sous les décombres du mur de
Berlin - un sentiment fascisant qui, de fait, se trouve en sympathie avec
le "fascisme musulman" propagé par les islamistes. Un de ses personnages-clés
est José Bové, cette espèce d'avatar de Poujade touché
par la métaphysique heideggerienne et allumé par une mystique pseudo-gandhienne. p69
Au fond, l'islamisme est la religiosité des demi-savants, des demi-habiles
et des demi-émancipés. Et ceux-là préfèrent
les joies faciles du populisme, de la même façon qu'Attac
est le mouvement de ceux qui se sont un peu initiés à la pensée
économique, mais luttent contre l'enseignement des mathématiques
en économie, parce que toute complexité intellectuelle les
offense. p124
On a cru nommer l'homme de Sabra et Chatila, et on est tombé sur un
militaire honnête, courageux et relativement impuissant à endiguer
les violences. Si l'on considère qu'un des objectifs de l'Intifada
était de faire éclater toute solidarité israélienne,
il apparaît bien que la modération intérieure de Peres
et de Sharon ensemble a aussi mis en échec la stratégie
d'Arafat, au moins jusqu'à l'opération de représailles
massives d'avril 2002. Mais, même là, l'ampleur des attentats-suicides
en Israël avait créé un consensus pour une action militaire
importante. p211
Le danger du socialisme indien est qu'il n'a tué personne ni
porté atteinte aux libertés fondamentales, ce qui le rend paradoxalement
plus tenace que la malaria... La paperasserie, les autorisations bureaucratiques
ont épuisé l'économie de ce pays. p311
Il n'est pas toujours aussi stupide et borné (le livre serait
illisible!) et bien que grand défenseur de l'Amérique, il n'est
pas favorable à la guerre contre l'Irak dont il craint les
conséquences sur les modérés de la région (Arabie
saoudite, Jordanie, Egypte) et donc sur le développement du terrorisme. Il propose qu'Israël adopte le plan de
paix saoudien affaiblissant les tendances extrémistes et donc aussi
l'Irak en s'appuyant sur le prince Abdallâh, ce qui est raisonnable
(mais en croyant souhaitable "l'érection d'une vaste barrière
de séparation" entre Israël et la Palestine !)
Il montre bien que l'Islamisme est l'idéologie d'une société
condamnée, sans avenir, confrontée à la modernisation, l'alphabétisation et la fin du patriarcat qui avaient provoqué
le fascisme européen (rejoignant les analyses d'Emmanuel Todd mais
pour Olivier Roy l'Islamisme a déjà échoué, s'étant
sécularisé, politisé, séparé des autorités
religieuses). Son analyse de la stratégie de Ben Laden semble assez
juste, instrumentalisant le problème palestinien alors qu'il n'aime
pas du tout le nationalisme laïc d'Arafat (qui est par contre très
proche de Saddam Hussein, on l'a vu au moment de la guerre du Golfe). Sa
vision de l'avenir est un peu trop idéale d'une division harmonieuse
en ensembles régionaux, entre Chine, Japon, Inde, Moyen-Orient, Europe,
Russie et Amériques. Je suis persuadé pour ma part que les
Etats-Unis devraient perdre assez rapidement leur hégémonie,
d'abord économique, et qu'on n'a hélas pas vu le pire.
Il fait une analyse intéressante du passage de la "guerre
totale" qui commence avec Napoléon (ou Valmy) à la dissuasion
nucléaire de la "guerre froide" entretenant des conflits interminables
et enfin notre situation actuelle caractérisée par une "guerre
de basse intensité" mais constante qui n'évite plus les épisodes
paroxystiques, l'arme nucléaire n'étant plus dissuasive et
son usage de plus en plus envisagé... Pourtant son analyse me semble
manquer l'essentiel : ce ne sont plus les Etats qui sont les plus menaçants,
la menace surgit au coeur de l'Empire, les cibles sont désignées,
accessibles, dévoilant toute la faiblesse d'une force inutile, d'une
hyperpuissance apparaissant soudain comme un tigre de papier. Il n'y a pas
que la Bourse où la bulle spéculative américaine leur
éclate à la figure (et devrait provoquer un effondrement du
dollar à cause de leur déficit commercial énorme).
L'avenir ne sera pas la continuation du passé, sauvegardant notre
mode de vie et nos privilèges, l'indépassable capitalisme démocratique
! Il y a bien d'autres menaces mais aussi de nouvelles chances qu'il ignore,
dépourvu de toute vision à long terme autre que d'équilibres
géostratégiques qui n'auront peut-être pas autant d'importance
que dans l'ancien temps.
Il est indispensable de savoir ce que pensent ceux qui nous gouvernent, ce
n'est pas rassurant. Si les peuples ne s'en mêlent pas, on n'évitera
pas le pire. Il faut sauver le monde, l'Amérique, Israël de leur aveuglement suicidaire. Cela
ne se fera pas tout seul, sans notre action décidée et prudente,
sans un réflexion collective du local au global, à l'échelle
de la planète. Le danger se rapproche, l'urgence est de plus en plus pressante.
23/10/02
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