Le prix de la vérité

 
Les quatre vérités
Originellement, il n'y a rien pour affirmer, rien pour nier
San Lun


Il y a plusieurs niveaux de vérité ainsi que l'affirme un vieux maître : d'abord je croyais que les montagnes étaient des montagnes et les nuages des nuages puis après beaucoup d'études j'ai compris que les montagnes n'étaient pas des montagnes ni les nuages des nuages mais après des années d'études encore j'ai enfin réalisé que les montagnes étaient bien des montagnes et les nuages des nuages.

Face aux discours scientifiques ou économiques enfermés dans leur point de vue unilatéral, et sans avoir la prétention de dire toute la vérité, il faut au moins rappeler ces quatre vérités :

1. La première vérité est qu'il n'y a pas de vérité, que la vérité n'a pas d'effectivité, ni aucune garantie, qu'elle est impossible (scepticisme, nihilisme, désêtre, solitude, ennui, anomie, dépression).

2. La deuxième vérité est que la vérité est nécessaire, sa vérité pratique est effective (symptôme, mensonge, communication, droit, morale, philosophie, sciences).

3. La troisième vérité c'est que la vérité est histoire, savoir fragile qui connaît bien des retours en arrières mais qui donne naissance à un monde humain qui continue sa marche, réalisation du réalisant, institutionnalisation du dialogue, signification de la liberté.

4. Ce n'est pas encore suffisant car si l'existence du devenir historique ne fait aucun doute, l'apparition de l'apparaissant, son lent apprentissage se substituant à l'évolution, il faut encore qu'il existe pour nous, ce qui veut dire aussi pour l'autre. La quatrième vérité est donc celle du désir de reconnaissance de la vérité de notre parole et d'appartenance à l'aventure humaine. La vérité est donc d'abord un rapport à l'autre invoquant un tiers arbitre, elle est d'abord sociale (Maître et esclave). Il n'y a pas d'autre éthique que de se connaître soi-même, la prise de conscience de notre position sociale et historique ainsi que de ce que nous voulons vraiment.

Arrivé à ce point on n'est pas au bout de nos peines car les vérités précédentes ne sont pas abolies pour autant. L'erreur ici étant de réduire la vérité à la question de la reconnaissance et au nom de notre égalité de sujet mettre au même niveau tout savoir et toute vérité, réduisant la parole à un échange muet : toute parole se vaut, et tous les savoirs égaux puisqu'on ne saurait reconnaître une supériorité quelconque. Pourtant la nécessité d'une vérité efficiente demeure entière, de même que celle de s'appuyer sur le savoir historique car le savoir se construit sur l'expérience. Enfin tout cela n'empêche pas que toute vérité reste incertaine, tout savoir incomplet, toute parole trompeuse nous obligeant à donner des gages et mettre notre vie en jeu pour donner poids à ce que nous disons. La valeur se mesure dès lors à notre investissement dans le jeu avec l'autre, à ce qu'on est prêt à y sacrifier, témoignant du sérieux de notre intervention dans l'histoire.

Il faut payer le prix de chaque vérité. Prendre le risque de se tromper mais en devant d'autant plus prendre la peine d'apprendre de ceux qui nous ont précédés pour participer aux luttes sociales actuelles pour la reconnaissance.

De la démocratie compétitive à la démocratie cognitive

La question de l'attribution à la pensée humaine d'une vérité objective n'est pas une question de théorie, mais une question pratique.
K. Marx, Thèses sur Feuerbach
Les enjeux ne se réduisent donc pas à la reconnaissance mais la vérité a des conséquences pratiques qui peuvent être funestes. La politique comme lieu de la reconnaissance, de la compétition, est inadaptée à une démocratie cognitive pourtant indispensable mais l'incertitude se paye encore en folles prétentions, en violences et en sacrifices humains considérables. On n'a jamais vu une puissance dominante ne pas abuser de son pouvoir et rien n'arrête "l'exubérance irrationnelle des marchés" avant le crack final. Les avertissements n'y font rien, les leçons de l'histoire sont ignorées pour mieux courir à la catastrophe.

On ne fera pas l'économie de la réflexion sur notre histoire, du plus éloigné au plus récent, on ne peut se passer ni d'un récit commun, ni d'une critique de nos savoirs qui ne peut consister à les ignorer simplement. Cette question de la vérité détermine largement notre destin et l'espace de notre liberté en dehors de toute considération biologique. Si le corps n'est pas la cause de nos désirs et de nos pulsions puisque c'est le désir de reconnaissance, la passion de l'égalité et le poids de l'incertitude, on ne peut faire aucun retour à une quelconque immanence ou immédiateté qui ne peut nous ramener qu'à la répétition alors que l'incertitude nous voue à l'histoire qui nous forme et nous entraîne, mais il faut passer par l'apprentissage du passé pour aller au-delà et construire le futur.

Le véritable post-modernisme est dans le dépassement de l'immédiateté du présent, essence de la modernité (modus, l'expérience du nouveau, le scepticisme irresponsable et la science des corps), pour l'apprentissage de notre histoire, de ses enjeux, de ses règles, ses erreurs, ses excès, ses catastrophes. Indispensable apprentissage pour enrichir notre expérience et construire avec précaution un avenir écologique pour les générations futures. L'avenir est historique, il s'inscrit dans la continuité d'une histoire.

D'une certaine façon, il n'y a pas d'autre science de l'homme que l'histoire qui est histoire de la pensée, de la technique, de la politique et de l'économie, de la liberté sous toutes ses formes et qui peut nous ouvrir à une nouvelle libération de la subjectivité. Je milite donc pour un retour au sérieux de l'histoire et de l'étude, qui n'a rien d'un élitisme mais constitue la condition d'une démocratie cognitive et d'une écologie future car on ne peut faire n'importe quoi. Pour cela il faut d'abord accéder à ce nouveau stade cognitif, au savoir de notre ignorance au coeur de toute science, son caractère historique, ainsi qu'aux conséquences à long terme de nos actes comme principe de précaution.

Les aventures de la dialectique (récit)

QUAND ON ABANDONNE LE TAO, ON A RECOURS À LA BIENFAISANCE; QUAND ON ABANDONNE LA BIENFAISANCE, ON A RECOURS À LA JUSTICE; QUAND ON ABANDONNE LA JUSTICE, ON A RECOURS AUX RITES. LES RITES NE SONT QU'UNE MINCE COUCHE DE LOYAUTÉ ET DE FOI ET LE DÉBUT DE L'ANARCHIE. 38:9-14 Lao Tseu
Illustrons l'impossibilité de se réduire à une réponse immédiate, par exemple à réduire la question de la morale à celle du bonheur, et ce que nous apporte l'historisation du savoir, une réflexion sur notre situation présente inspirée de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel.

Dans l'enfance, on croit d'abord dur et ferme à la vérité apprise, mettant la société au dessus de nous, puis l'on devient de plus en plus sceptique jusqu'à ne plus croire en rien devant cette nouvelle évidence de la diversité des traditions et du mensonge social, se repliant alors sur soi et se limitant aux intérêts matériels, à la tyrannie des plaisirs, l'obsession du bonheur. Pourtant très vite cette situation se révèle intenable et trop insatisfaisante. Chacun enfermé dans sa solitude appelle de tout son coeur une communion retrouvée, dressant les plans de nouvelles utopies ; mais la Loi du coeur, purement subjective et impuissante devant une réalité insensible, dégénère en délire de persécution jusqu'à renier la subjectivité et le souci de soi, prônant désormais une nouvelle vertu qui est sacrifice.

On peut dire que c'est là que nous en sommes, c'est notre actualité, mais l'histoire n'est pas finie et se continue ainsi dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel (cf. La formation de l'Esprit un résumé plus développé) :

La vertu se réduit elle-même rapidement au mérite, par où la subjectivité revient en force alors même qu'elle était supposée s'en défaire. Aussi l'attention finit par se détourner du sacrifice pour ne considérer que les oeuvres, mais voilà qu'elles dégénèrent en simples occupations et en faux-semblants, si ce n'est en n'importe quoi ! On exigera alors une Loi morale universelle, indépendante du sujet, mais son caractère intransigeant, inhumain et contradictoire met en évidence qu'on ne peut appliquer la Loi sans réflexion ni sans adaptation aux situations concrètes, aux inégalités de situation mais aussi aux finalités sociales. C'est ce que signifie l'expression juridique "l'exception confirme la règle". La "raison examinant les lois", qui se conforme à l'esprit plus qu'à la lettre et cherche à connaître ses conséquences sur ceux à qui elles s'appliquent, représente donc la plus haute figure morale qui doit déboucher sur l'action politique déterminée à l'efficacité sous peine de dégénérer en rationalisations hypocrites. Cette dialectique communautaire doit passer de l’Éthique au Droit et de la Culture à la Moralité, pour aboutir au Pardon et à la Reconnaissance mutuelle des consciences de soi comme telles.

On arrive donc à une situation bien différente du conformisme de départ ou du délire de présomption, en introduisant effectivement la liberté dans la Loi, unies par la raison. L'universel n'est rien d'autre que la singularité considérée dans sa singularité. Alors le monde n'est plus extérieur ni séparé de la vérité du sujet mais se confond avec sa propre histoire comme ce récit voudrait le suggérer. Il ne faudrait pas s'y croire déjà arrivé pourtant mais prendre au contraire toute la mesure de ce qui s'y oppose.

Que nous sommes encore des sauvages

Ainsi l'esprit s'oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu'il doit vaincre ; l'évolution, calme production dans la nature, constitue pour l'esprit une lutte dure, infinie contre lui-même. Ce que l'esprit veut, c'est atteindre son propre concept; mais lui-même se le cache et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie.
Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire Vrin p51


La difficulté n'est pas extérieure, elle est bien en nous. La vérité ne peut être dite, ou du moins elle ne peut être entendue car nous conspirons sans cesse à nous la cacher puisqu'elle ne peut qu'être décevante. Le refoulement est fondateur, l'ensorcellement des mots, la participation aux illusions communes, l'ouverture au monde, la fascination de l'autre. Il n'y a pas plus de désir de vérité à notre époque que dans les sociétés primitives, le règne de l'opinion et du mimétisme, des vérités toutes faites est plus envahissant que jamais. Ce qui prime c'est plutôt le désir de dormir, la nécessité de clôture holistique (Will the circle be unbroken?) et le besoin d'un bouc émissaire rassurant qui nous évite trop de questions pourvu que la circulation des désirs et de la dette soit assurée.

Malgré des siècles de philosophie et de culture, nous sommes encore des sauvages, mais, pire encore, on découvre qu'à se retirer du jeu la vie n'en vaut plus la peine et sombre dans l'ennui et la mélancolie. La lucidité est invivable. Dès lors la vérité perd sa prééminence puisqu'on veut se nourrir d'illusions mais elle ne perd pas ses droits. C'est l'amour qui ne veut pas guérir de ses rêves. Entrer dans la danse des mots et de la reconnaissance n'est pas sans risques pourtant puisque la vérité est toujours usurpée et fragile, sans garantie, à la merci des autres, entre peur de trop y croire ou pas assez. Cette incertitude, avons nous dit, est la cause de la plupart des folies et des violences aussi bien individuelles que sociales et dont l'amplitude dépend de l'incertitude originelle comme Mandelbrot l'a montré pour la Bourse. Le juste milieu est toujours difficile à tenir, pourtant la vérité pratique finit toujours par s'imposer et les illusions perdues, les prétentions démesurées, finissent aussi à revenir à terre.

L'économie sacrificielle

Il ne s'agit pas de questions abstraites ne concernant que les professionnels de la pensée mais de notre réalité existentielle la plus concrète. L'incertitude ne se traduit pas seulement en exagérations et démesures catastrophiques mais aussi en conflits et sacrifices humains. La civilisation s'identifie en grande partie à la prétention de limiter, voire de supprimer ces sacrifices sanglants. Il n'est pas si facile pourtant de se débarrasser de ce qui constitue le symbolique et la dette car la circulation et l'échange commencent par un sacrifice (le plus souvent de marchandises) ; mais sans qu'on s'en aperçoive les sacrifices humains se sont reportés, sous couvert des lois économiques, sur les pauvres et les perdants, boucs émissaires de la modernisation et qu'on voudrait rendre coupables de leur misère. Il faut prendre conscience de cette réalité, de se qui se présente comme nécessité pour la bonne conscience, afin de prétendre dépasser enfin les sacrifices humains, ce ne se fera pas sans prendre en compte la part de sacrifice symbolique au fondement de toute valeur.

Le capitalisme s'est développé sur le rejet des pauvres et des mendiants, qui faisaient partie avant, comme dans les pays musulmans actuellement, du salut de l'âme par l'aumône. Ils ont été chassés des villes, privés de terrains communaux et de toute ressource pour les sacrifier à l'industrie naissante, tellement inhumaine que la peine de vivre et de travailler a été rarement aussi désespérante. Ce n'est pas fini. C'est ce qu'on appelle au Brésil la Limpieza social, la liquidation des exclus dans les bidonvilles et des enfants des rues. Il y a encore beaucoup plus de morts moins voyants, abandonnés ou harcelés, détruits ou suicidés. Sartre disait qu'on choisit ses morts.

Une société se juge à ses marges qui la définissent. Il faut ignorer nos prisons pour croire que nous sommes tellement civilisés. Il y a dans la prison un reste de la sauvagerie des sacrifices humains remplacés par une sorte de bannissement qui remplace parfois le meurtre dans les sociétés originaires. Les rites de réintégration sont inexistants ici mais la population des prisons est bien constituée d'une autre classe que celle des juges et le nombre des prisonniers augmente avec la misère et la dépression. La prison n'est qu'un cas particulier de la ségrégation sociale. Ce sont toujours les pauvres et les paysans qui payent. Les riches ne paient jamais vraiment et font plutôt des obligés. La pacification sociale demande le sacrifice des plus exploités, des plus faibles. Le prix est lourd à payer sous l'apparence lisse du mensonge social. Il n'y a rien d'autre à faire qu'à manifester ce qui veut rester caché sous l'apparence honorable, "rendre la honte encore plus honteuse, en la rendant publique".

Il faut rendre l'oppression réelle encore plus opprimante, en lui adjoignant la conscience de l'oppression, la honte encore plus honteuse, en la rendant publique... Sans doute l'arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, et la force matérielle doit-elle être renversée par une force matérielle ; toutefois la théorie devient, elle aussi, force matérielle, dès qu'elle s'empare des masses. La théorie est capable d'émouvoir les masses, dès qu'elle démontre ad hominem, et elle démontre ad hominem dès qu'elle devient radicale.
Marx, Critique de la philosophie de droit de Hegel
16/12/01

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