L'amour du Maître
Christian Geffray, Le Nom du Maître, Arcanes, 1997
Je n'ai certes jamais péché par excès
d'optimisme mais le découragement me prend souvent devant la complexité
des problèmes et le simplisme des discours politiques. La démocratie
cognitive est encore bien hors de notre portée. On n'argumente pas
avec l'opinion, c'est tout simplement impossible, que ce soit sur le revenu
garanti, la dépénalisation du chanvre ou l'insécurité
(tout ceci imbriqué), il faut venir avec un discours de rechange et
surtout séduire la foule en donnant satisfaction à son besoin
de reconnaissance.
L'expertise est indispensable mais ne suffit pas, on ne
peut certes garder la fiction du "choix rationnel" de l'homo oeconomicus
dont les phénomènes de foule sont l'antithèse, moments
où l'individu est prêt à se sacrifier pour le collectif.
Bien qu'on cherche à s'en débarrasser depuis sa naissance,
il semble que le freudisme soit une bonne thérapie contre les visions
trop optimistes ou simplistes de l'homme et pour aborder les recoins sombres
de nos âmes, les tragédies collectives dans leurs dimensions
symboliques, imaginaires et réelles. Contrairement à ce que
Freud lui-même croyait, la psychanalyse met en évidence ce qui
nous sépare du biologique et de l'animal dans les jeux de langage
et la circulation de la dette, la dimension proprement humaine du désir
et de la séduction comme "désir de désir".
C'est tout
l'intérêt de "l'anthropologie psychanalytique" de Christian
Geffray de tenter une lecture des faits ethnologiques et sociaux inspirée
de "Psychologie collective et analyse du moi" de Freud ainsi que des quatre
discours de Lacan, bien loin des impasses d'un freudo-marxisme de l'aliénation
et des tentatives précédentes d'ethno-psychanalyse ou d'interprétations
sauvages ! Le résultat n'a pourtant pas grand chose de révolutionnaire
et ne fournit pas une théorie complètement aboutie ni satisfaisante
mais fournit quelques points de repère indispensables sur une demande
sociale qui ne se réduit pas au service des biens. Après l'économie
sauvage, réglant nos échanges avec l'ennemi, il s'agit de
prendre en compte la "politique sauvage" qui nous réunit sous une
même bannière, dominants et dominés, et qui prend la
forme de l'amour du maître ou, comme dit Legendre, "l'amour du censeur",
devenu de plus en plus problématique aujourd'hui.
- Le "Nous" et l'Opinion
Comme être de frontière, le Nous veut
faire l'intermédiaire entre le monde et l'Opinion, rendre l'Opinion
docile au monde, et rendre le monde, par le moyen de ses actions, conforme
aux souhaits de l'Opinion [...] Dans sa position d'intermédiaire entre
opinion et réalité, il ne succombe que trop souvent à
la tentation de devenir flagorneur, opportuniste et menteur, un peu comme
un homme d'Etat qui, bien qu'ayant une bonne intelligence de la situation,
veut néanmoins s'affirmer dans la faveur de l'opinion publique. 115
Il n'y a pas de Je sans Nous, pas de parole sans langage hérité
et discours adressé à d'autres devant lesquels nous sommes
responsables et ne voulons pas perdre la face. Le rapport entre le collectif
et l'individuel n'est pas très clair, c'est le moins que l'on puisse
dire, dans la psychanalyse qui ravale la plupart du temps l'histoire collective
à des histoires d'alcôve, prenant souvent un rôle anti-politique
même (de l'indifférence en matière de politique) alors
que pour Lacan, le collectif est le sujet de l'individuel et la névrose
est bien due aux rapports sociaux, aux discours qui distribuent les places.
La question des rapports de l'inconscient collectif et de l'inconscient freudien
restait posée ainsi que le rapport entre l'idéal du Moi, essentiel
pour comprendre le comportement humain, notamment le refoulement, et ce qu'on
appelle dans ce livre l'Idéal du Nous.
Comme l'illustre la citation ci-dessus, Christian Geffray fait une lecture
originale de la seconde topique de Freud ("Le moi et le ça" pour la citation,
mais surtout "Psychologie collective et analyse du Moi") en interprétant
la constitution des identités sociales (Nous) comme équivalent
du Moi, de même que l'opinion a la même fonction collective
que le ça au niveau individuel. Pour en montrer toute la pertinence
il opère simplement la substitution dans le texte de Freud des mots
"Moi" et "ça" par "Nous" et "Opinion". C'est bien sûr dans la
compréhension de faits ethnologiques éloignés qu'on
en mesure véritablement tout l'intérêt.
Cela signifie surtout que la fonction du "Nous" est imaginaire (comme Le
Moi) et doit assurer notre reconnaissance sociale, soutenir notre narcissisme
. Contrairement au Moi, ce n'est pas le refoulement des pulsion sexuelles
(la civilisation des moeurs) qui constitue le Nous car les individus interviennent
au niveau social comme identités déjà constituées
et porteurs d'identifications déjà désexualisées,
sinon ils seraient incapables de socialisation. Si au niveau social le ça
pulsionnel est donc toujours déjà refoulé, la constitution
d'un Nous exige pourtant un autre refoulement qui touche cette fois-ci l'expression
de l'Opinion. Il y a donc redoublement de la fonction de méconnaissance
du Moi, censure coextensive à l'exercice de la représentance
et dont nous ne sommes absolument pas délivrés contrairement
à ce qu'on s'imagine.
Bien sûr il faut distinguer fortement l'inconscient "individuel"
et pulsionnel, le mécanisme du refoulement névrotique et celui
du refoulement social qui n'ont pas la même nature mais produisent
pourtant tous deux des symptômes (Marx interprète bien des symptômes
sociaux). La distinction se révèle d'autant plus facile quand
on s'aperçoit que les concepts de Freud sont empruntés à
la politique, notamment le phénomène de "censure" de l'opinion, avant de s'en démarquer pour son usage psychanalytique.
Il ne faut jamais identifier la société avec un individu et
l'inconscient individuel avec un inconscient collectif. Ainsi la censure
sociale ne suppose absolument pas que ce qu'elle interdit soit inconscient
au niveau individuel, ni même que cela ne circule pas dans l'opinion mais elle n'en veut rien savoir.
Ce qu'elle interdit, c'est que cela apparaisse au niveau du discours public.
L'exemple, sur lequel nous reviendrons, c'est la censure des propos racistes et anti-sémites.
Que la censure sociale et le refoulement fondateur de l'identité collective
se constituent au niveau du discours a de nombreuses conséquences. En
premier lieu, qu'il n'y a d'inconscient collectif qu'au regard d'un discours
particulier, relatif à un Nous et qu'il n'y a donc pas d'inconscient
collectif universel. Ensuite que l'inconscient et le collectif, comme relatifs
au discours, sont constitués par son principe d'exclusion. On retrouve
ici Foucault attribuant le caractère de production du discours à
ce qui apparaît comme son principe de raréfaction (on ne peut tout dire). Ainsi des
sociétés de discours prospèrent dans le commentaire
infini du même texte sacré. Enfin, on ne peut unifier l'inconscient
collectif, même au niveau individuel, puisque chaque Moi s'inscrit dans
plusieurs Nous.
Chaque inconscient collectif, c'est-à-dire chaque refoulement
collectif, doit ainsi être rapporté à son discours constituant
et au lien social qu'il instaure, ce qui ne veut pas dire qu'il est définitif
pour autant. Le discours, comme le Moi, a un caractère historique
de construction, passant du Meneur renversant les anciennes institutions à
une nouvelle institutionnalisation qui devra connaître, à travers
ses apprentissages, enfance, maturité et déclin. "Le caractère du Nous
est un précipité des investissements d'objets abandonnés,
il contient l'histoire de ces choix d'objets".
Il faut insister sur le caractère
dialectique d'un discours qui se construit d'abord en opposition aux discours institués,
comme différenciation qui s'appuie la plupart du temps sur la délégitimation
des discours précédents en inversant ses refoulements.
Ainsi, comme le montre Lévi-strauss, il y a toujours permutations
et oppositions des mythes et valeurs des populations voisines avec qui on
échange et on se bat. Ce qui est démon en Inde (Asuras) est
dieux pour les Perses (Ahura) comme ce qui est démon pour eux (devas)
est dieu pour les Hindous. Nous reviendrons sur ce caractère de division
du discours qui exige au moins deux discours en opposition et interdit, semble-t-il, de
penser un "Nous universel" et sans reste ni exclusion. "Le Nous ne saurait
jamais coïncider avec le Tout de l'humanité." 147
L'humanité est toujours divisé. "Il n'y a d'âme collective
que par rapport à une autre âme collective," 148
de même qu'un mot n'a de sens que par rapport à une autre mot
(ce que Lacan exprime par la formule "Un signifiant représente un
sujet pour un autre signifiant"). On retrouve aussi Fichte : on ne se pose qu'en
s'opposant.
La formation d'un Nous résulte de la suspension collective de la satisfaction
et de la reconnaissance du désir. La formation d'un discours unifiant
les dominés dans une communauté de sentiment contre
les discours dominants exige l'investissement d'un Meneur auquel les dominés
puissent s'identifier. Les dominés sont bien les acteurs de l'histoire.
C'est la séparation de l'idéal du Moi des dominés avec
l'idéal du Nous et la demande de reconnaissance sociale provoquée
ainsi qui doit se résoudre par l'identification à un Meneur
supposé "Nous aimer", apporter aux dominés la reconnaissance
sociale, la satisfaction de leur idéal du Moi. "Le triomphe surgit
chaque fois que le Moi en vient à incarner l'Idéal d'un Nous
pour lui-même comme pour les autres". 171
Par définition, les dominés doivent renoncer au triomphe de
leur Idéal du Moi "mais nulle part ils ne peuvent renoncer à
croire que les meneurs l'incarnent pour eux".
La question collective est donc bien liée à l'imaginaire,
au narcissisme et à l'identification, comme chacun le répète
désormais, mais surtout aux discours, à leur légitimité,
au sentiment de leur justice qui se ramène en fin de compte à
la satisfaction narcissique de l'idéal du Moi, par sa reconnaissance
sociale qui est bien le moteur de l'histoire, de la dialectique des discours.
On en a déjà tiré un certain nombre de conséquences sur la multiplicité
des identités et des discours mais le plus important sans doute, c'est
le caractère de méconnaissance attachée à toute
reconnaissance, toute distinction, toute lecture même. C'est évident
pour l'écriture manuscrite où la lecture doit ignorer les errements
de la plume pour distinguer les lettres qui seules doivent être lues
pour faire sens. Cette fonction de méconnaissance va au-delà
de la nécessaire "clôture holistique" dont Jean-Claude Kaufmann
voulait faire le paradigme des sciences sociales, en continuité avec
la biologie. Le discours introduit ici une complication mais aussi une articulation
plus précise autour du narcissisme ou du désir de reconnaissance.
Ce n'est pas le "bonheur" qui constitue la politique mais le "besoin d'amour",
aussi contradictoire que le bonheur, sinon la question serait réglée
depuis longtemps ! Il n'y a pas plus de désir de vérité
chez nous que chez les sauvages et pour arracher notre reconnaissance il
nous faut en payer le prix humain, en sacrifiant une population rejetée
comme inhumaine ou ennemie, mais aussi en méconnaissance et refoulement, dans l'identification au
meneur d'abord puis dans la censure des institutions.
Faire du narcissisme et de l'idéal du moi les principes fondateurs
du social, tout comme Hegel fait du désir de reconnaissance le moteur
de l'histoire mène à faire de la dialectique conflictuelle
entre dominants et dominés (la lutte des classes) l'objet de la politique
plutôt que le service des biens, les forces de production ou le progrès
technique. Ce que le point de vue freudien introduit dans la politique c'est
donc la dimension de l'amour, amour des dominés pour le Meneur
sans doute mais ce qui le constitue comme tel, ce serait son amour pour les
dominés. C'est seulement lorsque cette condition est remplie que nous
pouvons partager avec les autres une objectivité commune, un sens
commun, dans un discours institué qui nous relie par ses règles
de communication et par ses rites. La domination n'est pas figée pour
toujours entre dominants et dominés mais bien dialectique, se résolvant
en unités temporaires des dominés, reconstituant une nouvelle
domination.
- La révolution des institutions
Les Nous - c'est-à-dire les institutions
- s'engendrent eux-mêmes sur la scène de l'Histoire. Les institutions
se reproduisent, naissent et meurent par le truchement des meneurs, lesquels
ne surgissent jamais, avec les populations qui les aiment, que dans les failles
ou à la ruine d'une institution (ou d'un complexe institutionnel quelconque)
qui les précède. La parole des meneurs n'est audible que dans
le silence des institutions, à la faillite de la parole de ses représentants. 137-138
Rien de très neuf donc, à part
l'intervention de l'amour qui ne doit pas être surestimé non
plus. Tout ne se réduit pas au Meneur qu'il faut aimer pour qu'il
nous aime en retour (the love you take is egal to the love you make
. Beatles). Celui-ci constitue pour Geffray "l'enfance du Nous", sa formation
d'abord comme masse primaire, foule qui peut évoluer vers une forme
plus durable, moins immédiate, dite masse secondaire, celle des institutions
comme l'église ou l'armée constituant des rassemblements artificiels
fondés sur un discours et ses censures, une Loi instituée s'imposant
aux dominants comme aux dominés pour autant qu'elle donne place à chacun.
Le passage de l'un à l'autre ne me semble pas toujours
très clair, voici du moins ma version. Le Meneur issu de la foule suscite
une identification qui fait de chacun son équivalent imaginaire dans
son opposition aux dominants et son amour des dominés dont il porte
la parole. Dans cette forme "primaire" l'identification totale mène
à la confusion du discours et de la personne et lorsque le mouvement
triomphe, renverse les anciens dominants, on assiste alors à une nouvelle
domination d'abord sans limite reconstituant la fugure du Maître, du
petit père des peuples, avant de s'instituer dans l'indépendance
des personnes, ce qui nécessite alors de limiter l'identification
au Meneur, instituant une nouvelle séparation entre dominants et dominés, limite infranchissable, inégalité
de principe au nom de l'idéal du Nous, d'une Loi qui s'impose à
tous mais doit valoriser les dominés (part de populisme indispensable).
Ils ne peuvent dominer sans incarner le loi des dominés et donc,
mécaniquement pour ainsi dire, susciter leur amour. 184
L'exemple le plus frappant, trop sans doute, c'est la religion juive et chrétienne,
religion d'esclaves devenue religion de l'Empire. La modernité
semble l'aboutissement de ce mouvement d'autonomisation de la Loi, abandonnant
les substituts du Père pour l'apparence égalitaire du contrat.
L'objectivité de l'"Etat de Droit" s'imposant à tous, il n'y
a plus de Maître qui puisse incarner la Loi. Mieux, on peut dire que
le discours du Maître y est refoulé, interdit, du moins sur la
scène politique. L'amour des dominés coule à flots, dans
les discours ("La fracture sociale"), sauf dérapages qui ne peuvent
pas être supportés bien longtemps, mais il n'y a plus de Maître.
S'il y a encore des dominants, ils sont indifférents à l'amour
des dominés, ce que manifeste le cynisme du néo-libéralisme
qui est socialement insupportable.
Dans cette théorie générale de l'identification sociale,
il faudrait distinguer minutieusement sociétés originaires,
hiérarchiques et constitutionnelles. Les sociétés originaires
évoluent beaucoup, malgré ce qu'on croit encore, surtout par
division des groupes, avec les inversions de valeurs qui accompagnent ces
différenciations et dont nous avons parlé. La notion de domination n'y est pas tant présente
que la logique de l'honneur, de la parole donnée. Le discours du Maître
est dominant dans la plupart de ces sociétés mais la même
loi originaire s'impose à tous, chaque transgression exigeant réparation,
dette plus importante que la vie.
Les sociétés hiérarchiques issues du néolithique
ont produit une toute autre configuration de la domination à partir
du travail et de la religion, séparant dominants et dominés,
Maîtres et esclaves, aboutissant à l'Empire (Egyptien, Perse,
Romain). C'est dans ce cadre surtout qu'on peut parler d'une révolution
périodique des dominés. On voit cependant que l'identification
de la Loi et du Meneur n'y est qu'une phase transitoire et que leur séparation
est une tendance constante dès l'origine, au nom de la transcendance
religieuse d'abord, puis, à partir de l'invention de l'écriture,
c'est la Loi écrite qui est supposée limiter le pouvoir des
maîtres. L'astrologie incarne dès la plus haute antiquité,
cette Loi céleste qui s'impose à tous, esclaves, hommes ou
dieux. Le code D'Hammourabi se veut limitation du pouvoir du prince, ce qui
n'empêchera pas le droit d'être mis constamment au service du
plus fort. On peut dire que dès l'origine, les sociétés
hiérarchiques ont tendance à se transformer en sociétés
constitutionnelles.
Il n'y a donc pas de situation pure, mais transitoire, entre un pouvoir
arbitraire charismatique, fondé sur l'amour, et une Loi anonyme, bureaucratique,
qui s'impose à tous. Les meneurs ne peuvent se passer d'une Loi commune
au nom de laquelle ils réclament justice et si la Loi est supposée
s'appliquer à tous de la même façons, on sait bien qu'il
n'en va pas de même "selon qu'on soit puissant ou misérable".
Comme dit Benjamin, les dominés savent que le régime d'exception
a toujours été pour eux le régime ordinaire. Pierre
Legendre montre aussi que la Loi ne peut se passer de sa mise en scène
identificatoire et sacrificielle. Ceci dit, il y a bien évolution
dans les discours, du pouvoir personnel à une Loi transcendante puis
un Etat de Droit qui censure toute inégalité entre dominants
et dominés sous la fiction du contrat, et qui semble sonner le déclin
du discours du Maître au profit de la domination du discours marchand.
Dans ce monde sans Maître, il semblerait que le révolution des
institutions exige de restaurer, temporairement, cette fonction de Meneur
nécessaire pour se faire entendre et accéder à la reconnaissance
sociale. Le reconnaître est un préalable pour s'en protéger,
quitte à exiler ses généraux victorieux comme les Grecs
n'hésitaient pas à le faire !
- L'Etat de Droit
Si on peut douter qu'une véritable "société
constitutionnelle" ait vraiment existé, du moins il existe indubitablement
des sociétés qui se prétendent basées sur des
constitutions, singulièrement la France et les USA, sociétés
démocratiques qui se distinguent de toutes les sociétés
ayant existé auparavant, non pas par leur système "représentatif",
mais plutôt par le déficit de représentation, son refoulement
dans la sphère privée puisque la constitution se veut purement contractuelle (Take it or leave it disent les américains de leur pays), conventionnelle et donc anonyme. Ce sont des sociétés sans
Maître ou plutôt dont les maîtres sont illégitimes.
"La modernité n'advient précisément qu'avec le refoulement
du désir du maître et ne constitue que le déploiement
démocratique de sa censure". Cette hypothèse qui rappelle
la thèse d'Elias du monopole de la violence étatique qui nous
réduit à l'activité marchande, serait à préciser.
Il faudrait rapprocher cette censure de la Maîtrise du Don Quichotte
et des théories de Marthe Robert sur l'origine du Roman comme roman
des origines, où Robinson est le modèle du self made man.
Il faut ajouter aussi que pour Lacan, ce qui constituait
le capitalisme, c'est la "mise au rencard du sexe" où déjà
se défait l'ordre hiérarchique et qui marque la place du refoulement
en ordonnant une impossible indifférence du sexe, privé de
sens, à ne pas lire. Il y a dans cette censure du sexisme et du Maître
une inversion par rapport aux cultures
traditionnelles qui accentuent au contraire la différence sexuelle,
cultivent l'amour du maître et méprisent les rapports marchands.
Cette nouveauté présente beaucoup d'inconnus qui ne permet
pas d'en prédire les conséquences. Nous manquons au moins de
recul mais l'inversion des valeurs est un principe universel. La psychanalyse
est contemporaine de ce déclin de la fonction du père comme
origine de la Loi dans les sociétés marchandes et de son refoulement
dans la sphère privée. Il s'agit bien là encore d'un
refoulement du discours social, pas dans l'Opinion, d'un interdit sur la
totalité constitutif du capitalisme bourgeois comme "régime historique de la demande
" s'opposant aux sociétés traditionnelles et dont la particularité
est de combiner l'irresponsabilité sceptique et enfantine d'une indépendance
ayant défait tous ses liens avec la servitude implacable de la dette
et du travail ("à la sueur de ton front" dont une émission sur
la 5 portant ce titre a montré l'impossibilité d'un dialogue
sur le travail entre un Bochiman de Namibie, un ouvrier ajusteur Polonais
de Gandsk et un paysan français!).
La caractéristique du monde bourgeois, c'est bien, en effet, qu'il
n'y a plus de maître. Les patrons n'y sont pas les représentants
de la Loi, ni même de véritables maîtres. Mieux, la généralisation
du contrat signifie que le dominant n'est plus le meneur. C'est pour cela
qu'il a besoin de cours de management ! L'entreprise est indifférente
à la représentation collective, c'est pour cela qu'on a besoin
de simuler une "culture d'entreprise". "L'entreprise capitaliste n'est pas un Nous". 186 C'est bien ce qu'on lui reproche !
La structure de la fiction contractuelle (capitaliste)
est donc telle, que la population rassemblée pour la création
des objets de la demande, est indifférente à la précipitation
d'une représentation commune d'elle-même par le truchement d'un
meneur. 189
Les membres des populations deviennent la proie d'une introjection sans
précédent des Idéaux du Nous, leurs personnes étant
rapportées imaginairement à elles-mêmes comme à
leur propre maître - ce qu'on désigne communément sous
le terme "d'individualisme" 187
Dans cet "Etat de Droit", la Loi se substitue
au Maître, Loi à laquelle tous sont assujettis, dominants et
dominés, de même que les lois scientifique s'appliquent objectivement
à tous, dimension religieuse essentielle. La situation n'est
pas très différente des sociétés originaires
sur ce point dont notre société marchande constitue pourtant
l'envers, par la domination de la science et des rapports marchands ainsi
que par le refoulement du discours du Maître et du sacrifice fusionnel.
Il faudrait sur ce point distinguer la démocratie américaine
communautariste et notre laïcité intransigeante où le
"meurtre du Roi" fonde imaginairement l'unité de la Nation, mais toutes
les démocraties actuelles se construisent sur une constitution remplaçant
l'identification au Maître par la fiction du contrat social.
En tout cas, ce qui se gagne
indubitablement sur le plan d'une "déliaison entre dominé et
dominants" qui est une grande libération, cela se paie inévitablement
en isolement de tous, en incertitude identitaire et en insatisfactions
narcissiques comme Tocqueville le notait déjà : lorsque la
gloire du seigneur ne rejaillit plus sur ses serfs, ceux-ci auront plus
de mal à obtenir chacun une part de cette gloire par eux-mêmes,
qu'un chameau pour passer par le trou d'une aiguille ! Plus encore l'individualisation
multiplie les possibilités théoriques et les déceptions
réelles, accentuant la culpabilité individuelle de nos échecs.
Il semble qu'on ne puisse sortir de l'alternative entre
un "Etat de Droit" illégitime ou le retour d'une dictature populiste,
démocratie ou fascisme comme si nous n'avions rien appris depuis
le siècle dernier. Il faut garder à l'esprit du moins que la
disparition des hiérarchies est très relative, se reconstituant
en clientélismes et mafias. Il y a autant de maîtres et de dominations
qu'avant. L'idéologie libérale égalitaire n'est qu'une
idéologie, même si sa domination a des effets bien réels.
On ne peut négliger l'histoire "matérielle", qui ne se réduit
pas à la sphère idéologique, même si les besoins
sont toujours subordonnés à des enjeux symboliques. Les conditions
institutionnelles et techniques ont une très grande importance. Reste
que la question se pose d'un dépassement du discours marchand qui
ne soit pas un retour au discours du Maître.
- Nostalgie du Maître
Comme révolutionnaires, vous aspirez à un maître. Vous l'aurez, Lacan, Télévision
Lorsque la contradiction est trop flagrante entre l'Etat de Droit, le statut
imaginaire de chacun et l'inégalité réelle, monte une
"angoisse sociale" qui cherche un autre Moi, un autre discours, et donc un
autre Maître. "La citoyenneté révèle sa fiction auprès de populations
dont les membres n'ont plus le moyen de s'aimer sans maître" 191 Lorsque chancelle la légitimité du principe qui sépare
les dominants de la Loi, lorsque les dominés ne s'y retrouvent plus,
alors ce sont les désirs refoulés et socialement inconscients
qui reviennent sur le devant de la scène, le retour de la "Bête
immonde", de l'amour du Maître, du fascisme, du racisme et de l'anti-sémitisme.
Polanyi avait raison, d'avoir fait du pouvoir le mal, il ne pouvait revenir
que sous cette forme maléfique. De même, c'est ce qu'on peut
reprocher à l'utopie communicationnelle d'Habermas : dans ce monde
parfait comment une dissidence ne serait-elle pas monstrueuse ?
En tout cas, une des analyses les plus suggestives de ce livre,
c'est celle de l'impasse des dominés, dans un Etat de Droit,
qui les voue à la "haine du bourgeois", à l'amour du maître
et au racisme. De par son refoulement dans le discours contractuel de l'Etat
de Droit, le Meneur revient explicitement comme meneur (Duce, Führer) faisant
offrande de son Moi aux dominés (pour Hitler, les Allemands étaient
dominés, colonisés même depuis 1918). De même la glorification
de la gloire tente de se substituer au discours de l'intérêt.
Ce retour du refoulé du discours du Maître est d'autant
plus destructeur que le refoulement de la misère et de la domination
effective avait été total au niveau du discours libéral
au nom d'une Loi impersonnelle. Au contraire de ce que croyait Polanyi cette
fois, la défaite du discours marchand n'était pas réelle
pour autant mais réduite aux discours, à la représentation,
c'est-à-dire que le libéralisme a été refoulé
de l'expression publique pendant la période keynésienne avant
qu'on ne voie resurgir Hayek et le néo-libéralisme triomphant.
Ces exemples extrêmes ne sont pas les seuls. Geffray analyse ainsi
les différences entre un Bernard Tapie et un Jean-Marie Le Pen, traduisant
une véritable opposition bien qu'ils se présentaient tous deux
comme des meneurs. Nous sommes encore concernés par le thème
récurrent de la "Nation morte ou décadente et à renaître" 192
autour de la personne d'un homme providentiel ; alors même qu'on prétend
rester dans un cadre constitutionnel de séparation des personnes et
de la Loi. Cette contradiction date au moins du césarisme, combinant le droit
romain et l'arbitraire impérial. La recherche d'une "authenticité"
perdue, n'ayant pourtant guère de sens dans un régime constitutionnel
basé sur le contrat, des exemples historiques glorieux sont convoquées
contre la séparation de la Loi dans l'appel à une fusion narcissique.
La revendication des dominés porte sur l'amour du Maître, plus que sur les biens, dans
l'accusation des "dominants indifférents aux dominés". Ils
contestent "le dominant réel en tant qu'il récuse la maîtrise :
pour autant que l'amour des dominés l'indiffère". 194
Ce qui devient obscène lorsque des dominants illégitimes sont
assimilés aux non-nationaux, l'anti-sémitisme prenant ici la
fonction de bouc émissaire purifiant les dominants de leur séparation
des dominés alors que cette séparation se fonde dans le contrat
et les rapports marchands. Les dominants sont appelés à manifester
leur amour auxquels il serait possible de s'identifier et qu'aimeraient
ceux qui sont la proie d'une "angoisse sociale" Il est amusant de constater,
dans un récent "Courrier international", que la pratique des licenciements
"avec compassion et pleurs" se généralise dans une Amérique
revenue aux valeurs de solidarité après l'écroulement
de la Bourse et des tours de Babylone. On fait des affaire comme avant, mais avec du coeur
!
Si les juifs sont les dominants illégitimes, les
immigrés sont les dominés illégitimes, concurrents dans
la demande de reconnaissance sociale. Dans l'anti-sémitisme et le
racisme s'attaquant à "ceux qui ne nous aiment pas", se récupère
une part du narcissisme perdu de ceux que personne n'aime et qui trouvent
dans le passage à l'acte leur identification aux maîtres légitimes.
Ces massacres ne doivent pas être confondus avec des sacrifices, "l'holocauste"
mais comme le déchaînement du désir du maître refoulé,
l'affirmation de son identification aux maîtres.
Christian Geffray tente enfin de distinguer dans ces mouvements de foule,
la droite et la gauche. Pour la droite il s'agit d'abolir la séparation
de la Loi et des dominants pour retrouver la fusion originelle, sous la conduite
des Maîtres, alors que pour la gauche ce serait la remise en cause
du Bourgeois par ses principes mêmes d'égalité et de
liberté qui serait revendiqué (dans l'esprit de la sociologie
des conventions comme Boltanski), ce qui se voudrait le refoulement achevé
du désir du Maître, et la tentative d'une identification universelle
des dominés ("prolétaires de tous les pays unissez-vous") aboutissant
aux jugements populaires des dominants, coupables aux yeux de leurs propres
idéaux.
On atteint sans doute ici la limite d'une analyse qui demanderait à
être approfondie et qui trouvera dans le livre suivant (Trésors)
un meilleur équilibre entre les quatre discours (Maître, Marchand,
Religieux, Production), insistant notamment sur la limitation du discours marchand
par Solon, interdisant l'esclavage pour dette et instituant ainsi la démocratie
sur la contradiction entre riches et pauvres au nom de l'intérêt
supérieur de la Cité. On peut se poser la question de la pertinence
de rendre compte de pensées complexes et qui appartiennent encore au domaine de
la recherche. Il m'a semblé pourtant qu'il y a avait là des
indications sur les contraintes et les dangers de l'action politique dont
il fallait tenir compte pour l'utiliser lorsque c'est nécessaire et s'en protéger au-delà. Cette part émotionnelle
de la politique, s'exprimant par l'amour des dominés est ce qui l'ouvre
à toutes les manipulations. Raison de plus pour ne pas l'ignorer.
On peut avoir l'impression aussi qu'il ne s'agit que
d'une reformulation de banalités anciennes dans une langue particulière,
"tout est bien connu", mais il ne faut pas sous-estimer la capacité de la traduction et du
commentaire à produire du nouveau dans la répétition
même. En tout cas, cela permet de comprendre que la société
ne se réduit pas aux interactions sociales ni aux besoins mais est
constituée de discours et de représentations qui l'engagent
comme totalité divisée (on retrouve ici Lefort) où chacun
doit pouvoir se reconnaître, dominants comme dominés. Le premier
besoin auquel une société doit répondre, c'est
le besoin d'amour, de reconnaissance sociale. "La conservation de la vie n'est assurée qu'en vertu de la satisfaction d'autre chose
" ! Faire du Meneur la source d'une satisfaction narcissique vitale, c'est
aussi le constituer en menace de mort pour notre idéal. L'homme ne
vit pas que de pain et ne peut trouver satisfaction en lui-même alors
qu'il est prêt à tous les sacrifices lorsqu'il participe à
une aventure collective.
Il semble que la politique des intérêts
n'ait aucune consistance mais l'amour du maître peut être si
dangereux. Du moins faudrait-il lever le refoulement social sur cette exigence
d'amour ou s'attendre au pire. Le sentiment d'insécurité peut
dégénérer, d'autant qu'on connaît d'avance le résultat
des dégâts sociaux de la dépression et la gradation prévisible
de la délinquance du vandalisme à l'émeute. On
a préféré casser le thermomètre annonçant
les conséquences de l'exclusion sociale, la menace n'en est que plus
prévisible d'un retour du populisme, au nom de l'amour des dominés trop longtemps délaissés.
05/02/02
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