L'amour du Maître

Christian Geffray, Le Nom du Maître, Arcanes, 1997
Je n'ai certes jamais péché par excès d'optimisme mais le découragement me prend souvent devant la complexité des problèmes et le simplisme des discours politiques. La démocratie cognitive est encore bien hors de notre portée. On n'argumente pas avec l'opinion, c'est tout simplement impossible, que ce soit sur le revenu garanti, la dépénalisation du chanvre ou l'insécurité (tout ceci imbriqué), il faut venir avec un discours de rechange et surtout séduire la foule en donnant satisfaction à son besoin de reconnaissance.

L'expertise est indispensable mais ne suffit pas, on ne peut certes garder la fiction du "choix rationnel" de l'homo oeconomicus dont les phénomènes de foule sont l'antithèse, moments où l'individu est prêt à se sacrifier pour le collectif. Bien qu'on cherche à s'en débarrasser depuis sa naissance, il semble que le freudisme soit une bonne thérapie contre les visions trop optimistes ou simplistes de l'homme et pour aborder les recoins sombres de nos âmes, les tragédies collectives dans leurs dimensions symboliques, imaginaires et réelles. Contrairement à ce que Freud lui-même croyait, la psychanalyse met en évidence ce qui nous sépare du biologique et de l'animal dans les jeux de langage et la circulation de la dette, la dimension proprement humaine du désir et de la séduction comme "désir de désir".

C'est tout l'intérêt de "l'anthropologie psychanalytique" de Christian Geffray de tenter une lecture des faits ethnologiques et sociaux inspirée de "Psychologie collective et analyse du moi" de Freud ainsi que des quatre discours de Lacan, bien loin des impasses d'un freudo-marxisme de l'aliénation et des tentatives précédentes d'ethno-psychanalyse ou d'interprétations sauvages ! Le résultat n'a pourtant pas grand chose de révolutionnaire et ne fournit pas une théorie complètement aboutie ni satisfaisante mais fournit quelques points de repère indispensables sur une demande sociale qui ne se réduit pas au service des biens. Après l'économie sauvage, réglant nos échanges avec l'ennemi, il s'agit de prendre en compte la "politique sauvage" qui nous réunit sous une même bannière, dominants et dominés, et qui prend la forme de l'amour du maître ou, comme dit Legendre, "l'amour du censeur", devenu de plus en plus problématique aujourd'hui.

- Le "Nous" et l'Opinion
Comme être de frontière, le Nous veut faire l'intermédiaire entre le monde et l'Opinion, rendre l'Opinion docile au monde, et rendre le monde, par le moyen de ses actions, conforme aux souhaits de l'Opinion [...] Dans sa position d'intermédiaire entre opinion et réalité, il ne succombe que trop souvent à la tentation de devenir flagorneur, opportuniste et menteur, un peu comme un homme d'Etat qui, bien qu'ayant une bonne intelligence de la situation, veut néanmoins s'affirmer dans la faveur de l'opinion publique. 115
Il n'y a pas de Je sans Nous, pas de parole sans langage hérité et discours adressé à d'autres devant lesquels nous sommes responsables et ne voulons pas perdre la face. Le rapport entre le collectif et l'individuel n'est pas très clair, c'est le moins que l'on puisse dire, dans la psychanalyse qui ravale la plupart du temps l'histoire collective à des histoires d'alcôve, prenant souvent un rôle anti-politique même (de l'indifférence en matière de politique) alors que pour Lacan, le collectif est le sujet de l'individuel et la névrose est bien due aux rapports sociaux, aux discours qui distribuent les places. La question des rapports de l'inconscient collectif et de l'inconscient freudien restait posée ainsi que le rapport entre l'idéal du Moi, essentiel pour comprendre le comportement humain, notamment le refoulement, et ce qu'on appelle dans ce livre l'Idéal du Nous.

Comme l'illustre la citation ci-dessus, Christian Geffray fait une lecture originale de la seconde topique de Freud ("Le moi et le ça" pour la citation, mais surtout "Psychologie collective et analyse du Moi") en interprétant la constitution des identités sociales (Nous) comme équivalent du Moi, de même que l'opinion a la même fonction collective que le ça au niveau individuel. Pour en montrer toute la pertinence il opère simplement la substitution dans le texte de Freud des mots "Moi" et "ça" par "Nous" et "Opinion". C'est bien sûr dans la compréhension de faits ethnologiques éloignés qu'on en mesure véritablement tout l'intérêt.

Cela signifie surtout que la fonction du "Nous" est imaginaire (comme Le Moi) et doit assurer notre reconnaissance sociale, soutenir notre narcissisme . Contrairement au Moi, ce n'est pas le refoulement des pulsion sexuelles (la civilisation des moeurs) qui constitue le Nous car les individus interviennent au niveau social comme identités déjà constituées et porteurs d'identifications déjà désexualisées, sinon ils seraient incapables de socialisation. Si au niveau social le ça pulsionnel est donc toujours déjà refoulé, la constitution d'un Nous exige pourtant un autre refoulement qui touche cette fois-ci l'expression de l'Opinion. Il y a donc redoublement de la fonction de méconnaissance du Moi, censure coextensive à l'exercice de la représentance et dont nous ne sommes absolument pas délivrés contrairement à ce qu'on s'imagine.

Bien sûr il faut distinguer fortement l'inconscient "individuel" et pulsionnel, le mécanisme du refoulement névrotique et celui du refoulement social qui n'ont pas la même nature mais produisent pourtant tous deux des symptômes (Marx interprète bien des symptômes sociaux). La distinction se révèle d'autant plus facile quand on s'aperçoit que les concepts de Freud sont empruntés à la politique, notamment le phénomène de "censure" de l'opinion, avant de s'en démarquer pour son usage psychanalytique. Il ne faut jamais identifier la société avec un individu et l'inconscient individuel avec un inconscient collectif. Ainsi la censure sociale ne suppose absolument pas que ce qu'elle interdit soit inconscient au niveau individuel, ni même que cela ne circule pas dans l'opinion mais elle n'en veut rien savoir. Ce qu'elle interdit, c'est que cela apparaisse au niveau du discours public. L'exemple, sur lequel nous reviendrons, c'est la censure des propos racistes et anti-sémites.

Que la censure sociale et le refoulement fondateur de l'identité collective se constituent au niveau du discours a de nombreuses conséquences. En premier lieu, qu'il n'y a d'inconscient collectif qu'au regard d'un discours particulier, relatif à un Nous et qu'il n'y a donc pas d'inconscient collectif universel. Ensuite que l'inconscient et le collectif, comme relatifs au discours, sont constitués par son principe d'exclusion. On retrouve ici Foucault attribuant le caractère de production du discours à ce qui apparaît comme son principe de raréfaction (on ne peut tout dire). Ainsi des sociétés de discours prospèrent dans le commentaire infini du même texte sacré. Enfin, on ne peut unifier l'inconscient collectif, même au niveau individuel, puisque chaque Moi s'inscrit dans plusieurs Nous.

Chaque inconscient collectif, c'est-à-dire chaque refoulement collectif, doit ainsi être rapporté à son discours constituant et au lien social qu'il instaure, ce qui ne veut pas dire qu'il est définitif pour autant. Le discours, comme le Moi, a un caractère historique de construction, passant du Meneur renversant les anciennes institutions à une nouvelle institutionnalisation qui devra connaître, à travers ses apprentissages, enfance, maturité et déclin. "Le caractère du Nous est un précipité des investissements d'objets abandonnés, il contient l'histoire de ces choix d'objets".

Il faut insister sur le caractère dialectique d'un discours qui se construit d'abord en opposition aux discours institués, comme différenciation qui s'appuie la plupart du temps sur la délégitimation des discours précédents en inversant ses refoulements. Ainsi, comme le montre Lévi-strauss, il y a toujours permutations et oppositions des mythes et valeurs des populations voisines avec qui on échange et on se bat. Ce qui est démon en Inde (Asuras) est dieux pour les Perses (Ahura) comme ce qui est démon pour eux (devas) est dieu pour les Hindous. Nous reviendrons sur ce caractère de division du discours qui exige au moins deux discours en opposition et interdit, semble-t-il, de penser un "Nous universel" et sans reste ni exclusion. "Le Nous ne saurait jamais coïncider avec le Tout de l'humanité." 147 L'humanité est toujours divisé. "Il n'y a d'âme collective que par rapport à une autre âme collective," 148 de même qu'un mot n'a de sens que par rapport à une autre mot (ce que Lacan exprime par la formule "Un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant"). On retrouve aussi Fichte : on ne se pose qu'en s'opposant.

La formation d'un Nous résulte de la suspension collective de la satisfaction et de la reconnaissance du désir. La formation d'un discours unifiant les dominés dans une communauté de sentiment contre les discours dominants exige l'investissement d'un Meneur auquel les dominés puissent s'identifier. Les dominés sont bien les acteurs de l'histoire. C'est la séparation de l'idéal du Moi des dominés avec l'idéal du Nous et la demande de reconnaissance sociale provoquée ainsi qui doit se résoudre par l'identification à un Meneur supposé "Nous aimer", apporter aux dominés la reconnaissance sociale, la satisfaction de leur idéal du Moi. "Le triomphe surgit chaque fois que le Moi en vient à incarner l'Idéal d'un Nous pour lui-même comme pour les autres". 171 Par définition, les dominés doivent renoncer au triomphe de leur Idéal du Moi "mais nulle part ils ne peuvent renoncer à croire que les meneurs l'incarnent pour eux".

La question collective est donc bien liée à l'imaginaire, au narcissisme et à l'identification, comme chacun le répète désormais, mais surtout aux discours, à leur légitimité, au sentiment de leur justice qui se ramène en fin de compte à la satisfaction narcissique de l'idéal du Moi, par sa reconnaissance sociale qui est bien le moteur de l'histoire, de la dialectique des discours.

On en a déjà tiré un certain nombre de conséquences sur la multiplicité des identités et des discours mais le plus important sans doute, c'est le caractère de méconnaissance attachée à toute reconnaissance, toute distinction, toute lecture même. C'est évident pour l'écriture manuscrite où la lecture doit ignorer les errements de la plume pour distinguer les lettres qui seules doivent être lues pour faire sens. Cette fonction de méconnaissance va au-delà de la nécessaire "clôture holistique" dont Jean-Claude Kaufmann voulait faire le paradigme des sciences sociales, en continuité avec la biologie. Le discours introduit ici une complication mais aussi une articulation plus précise autour du narcissisme ou du désir de reconnaissance. Ce n'est pas le "bonheur" qui constitue la politique mais le "besoin d'amour", aussi contradictoire que le bonheur, sinon la question serait réglée depuis longtemps ! Il n'y a pas plus de désir de vérité chez nous que chez les sauvages et pour arracher notre reconnaissance il nous faut en payer le prix humain, en sacrifiant une population rejetée comme inhumaine ou ennemie, mais aussi en méconnaissance et refoulement, dans l'identification au meneur d'abord puis dans la censure des institutions.

Faire du narcissisme et de l'idéal du moi les principes fondateurs du social, tout comme Hegel fait du désir de reconnaissance le moteur de l'histoire mène à faire de la dialectique conflictuelle entre dominants et dominés (la lutte des classes) l'objet de la politique plutôt que le service des biens, les forces de production ou le progrès technique. Ce que le point de vue freudien introduit dans la politique c'est donc la dimension de l'amour, amour des dominés pour le Meneur sans doute mais ce qui le constitue comme tel, ce serait son amour pour les dominés. C'est seulement lorsque cette condition est remplie que nous pouvons partager avec les autres une objectivité commune, un sens commun, dans un discours institué qui nous relie par ses règles de communication et par ses rites. La domination n'est pas figée pour toujours entre dominants et dominés mais bien dialectique, se résolvant en unités temporaires des dominés, reconstituant une nouvelle domination.

- La révolution des institutions
Les Nous - c'est-à-dire les institutions - s'engendrent eux-mêmes sur la scène de l'Histoire. Les institutions se reproduisent, naissent et meurent par le truchement des meneurs, lesquels ne surgissent jamais, avec les populations qui les aiment, que dans les failles ou à la ruine d'une institution (ou d'un complexe institutionnel quelconque) qui les précède. La parole des meneurs n'est audible que dans le silence des institutions, à la faillite de la parole de ses représentants. 137-138
Rien de très neuf donc, à part l'intervention de l'amour qui ne doit pas être surestimé non plus. Tout ne se réduit pas au Meneur qu'il faut aimer pour qu'il nous aime en retour (the love you take is egal to the love you make . Beatles). Celui-ci constitue pour Geffray "l'enfance du Nous", sa formation d'abord comme masse primaire, foule qui peut évoluer vers une forme plus durable, moins immédiate, dite masse secondaire, celle des institutions comme l'église ou l'armée constituant des rassemblements artificiels fondés sur un discours et ses censures, une Loi instituée s'imposant aux dominants comme aux dominés pour autant qu'elle donne place à chacun.

Le passage de l'un à l'autre ne me semble pas toujours très clair, voici du moins ma version. Le Meneur issu de la foule suscite une identification qui fait de chacun son équivalent imaginaire dans son opposition aux dominants et son amour des dominés dont il porte la parole. Dans cette forme "primaire" l'identification totale mène à la confusion du discours et de la personne et lorsque le mouvement triomphe, renverse les anciens dominants, on assiste alors à une nouvelle domination d'abord sans limite reconstituant la fugure du Maître, du petit père des peuples, avant de s'instituer dans l'indépendance des personnes, ce qui nécessite alors de limiter l'identification au Meneur, instituant une nouvelle séparation entre dominants et dominés, limite infranchissable, inégalité de principe au nom de l'idéal du Nous, d'une Loi qui s'impose à tous mais doit valoriser les dominés (part de populisme indispensable).
Ils ne peuvent dominer sans incarner le loi des dominés et donc, mécaniquement pour ainsi dire, susciter leur amour. 184
L'exemple le plus frappant, trop sans doute, c'est la religion juive et chrétienne, religion d'esclaves devenue religion de l'Empire. La modernité semble l'aboutissement de ce mouvement d'autonomisation de la Loi, abandonnant les substituts du Père pour l'apparence égalitaire du contrat. L'objectivité de l'"Etat de Droit" s'imposant à tous, il n'y a plus de Maître qui puisse incarner la Loi. Mieux, on peut dire que le discours du Maître y est refoulé, interdit, du moins sur la scène politique. L'amour des dominés coule à flots, dans les discours ("La fracture sociale"), sauf dérapages qui ne peuvent pas être supportés bien longtemps, mais il n'y a plus de Maître. S'il y a encore des dominants, ils sont indifférents à l'amour des dominés, ce que manifeste le cynisme du néo-libéralisme qui est socialement insupportable.
 
Dans cette théorie générale de l'identification sociale, il faudrait distinguer minutieusement sociétés originaires, hiérarchiques et constitutionnelles. Les sociétés originaires évoluent beaucoup, malgré ce qu'on croit encore, surtout par division des groupes, avec les inversions de valeurs qui accompagnent ces différenciations et dont nous avons parlé. La notion de domination n'y est pas tant présente que la logique de l'honneur, de la parole donnée. Le discours du Maître est dominant dans la plupart de ces sociétés mais la même loi originaire s'impose à tous, chaque transgression exigeant réparation, dette plus importante que la vie.

Les sociétés hiérarchiques issues du néolithique ont produit une toute autre configuration de la domination à partir du travail et de la religion, séparant dominants et dominés, Maîtres et esclaves, aboutissant à l'Empire (Egyptien, Perse, Romain). C'est dans ce cadre surtout qu'on peut parler d'une révolution périodique des dominés. On voit cependant que l'identification de la Loi et du Meneur n'y est qu'une phase transitoire et que leur séparation est une tendance constante dès l'origine, au nom de la transcendance religieuse d'abord, puis, à partir de l'invention de l'écriture, c'est la Loi écrite qui est supposée limiter le pouvoir des maîtres. L'astrologie incarne dès la plus haute antiquité, cette Loi céleste qui s'impose à tous, esclaves, hommes ou dieux. Le code D'Hammourabi se veut limitation du pouvoir du prince, ce qui n'empêchera pas le droit d'être mis constamment au service du plus fort. On peut dire que dès l'origine, les sociétés hiérarchiques ont tendance à se transformer en sociétés constitutionnelles.

Il n'y a donc pas de situation pure, mais transitoire, entre un pouvoir arbitraire charismatique, fondé sur l'amour, et une Loi anonyme, bureaucratique, qui s'impose à tous. Les meneurs ne peuvent se passer d'une Loi commune au nom de laquelle ils réclament justice et si la Loi est supposée s'appliquer à tous de la même façons, on sait bien qu'il n'en va pas de même "selon qu'on soit puissant ou misérable". Comme dit Benjamin, les dominés savent que le régime d'exception a toujours été pour eux le régime ordinaire. Pierre Legendre montre aussi que la Loi ne peut se passer de sa mise en scène identificatoire et sacrificielle. Ceci dit, il y a bien évolution dans les discours, du pouvoir personnel à une Loi transcendante puis un Etat de Droit qui censure toute inégalité entre dominants et dominés sous la fiction du contrat, et qui semble sonner le déclin du discours du Maître au profit de la domination du discours marchand. Dans ce monde sans Maître, il semblerait que le révolution des institutions exige de restaurer, temporairement, cette fonction de Meneur nécessaire pour se faire entendre et accéder à la reconnaissance sociale. Le reconnaître est un préalable pour s'en protéger, quitte à exiler ses généraux victorieux comme les Grecs n'hésitaient pas à le faire !

- L'Etat de Droit

Si on peut douter qu'une véritable "société constitutionnelle" ait vraiment existé, du moins il existe indubitablement des sociétés qui se prétendent basées sur des constitutions, singulièrement la France et les USA, sociétés démocratiques qui se distinguent de toutes les sociétés ayant existé auparavant, non pas par leur système "représentatif", mais plutôt par le déficit de représentation, son refoulement dans la sphère privée puisque la constitution se veut purement contractuelle (Take it or leave it disent les américains de leur pays), conventionnelle et donc anonyme. Ce sont des sociétés sans Maître ou plutôt dont les maîtres sont illégitimes. "La modernité n'advient précisément qu'avec le refoulement du désir du maître et ne constitue que le déploiement démocratique de sa censure". Cette hypothèse qui rappelle la thèse d'Elias du monopole de la violence étatique qui nous réduit à l'activité marchande, serait à préciser. Il faudrait rapprocher cette censure de la Maîtrise du Don Quichotte et des théories de Marthe Robert sur l'origine du Roman comme roman des origines, où Robinson est le modèle du self made man.

Il faut ajouter aussi que pour Lacan, ce qui constituait le capitalisme, c'est la "mise au rencard du sexe" où déjà se défait l'ordre hiérarchique et qui marque la place du refoulement en ordonnant une impossible indifférence du sexe, privé de sens, à ne pas lire. Il y a dans cette censure du sexisme et du Maître une inversion par rapport aux cultures traditionnelles qui accentuent au contraire la différence sexuelle, cultivent l'amour du maître et méprisent les rapports marchands. Cette nouveauté présente beaucoup d'inconnus qui ne permet pas d'en prédire les conséquences. Nous manquons au moins de recul mais l'inversion des valeurs est un principe universel. La psychanalyse est contemporaine de ce déclin de la fonction du père comme origine de la Loi dans les sociétés marchandes et de son refoulement dans la sphère privée. Il s'agit bien là encore d'un refoulement du discours social, pas dans l'Opinion, d'un interdit sur la totalité constitutif du capitalisme bourgeois comme "régime historique de la demande " s'opposant aux sociétés traditionnelles et dont la particularité est de combiner l'irresponsabilité sceptique et enfantine d'une indépendance ayant défait tous ses liens avec la servitude implacable de la dette et du travail ("à la sueur de ton front" dont une émission sur la 5 portant ce titre a montré l'impossibilité d'un dialogue sur le travail entre un Bochiman de Namibie, un ouvrier ajusteur Polonais de Gandsk et un paysan français!).

La caractéristique du monde bourgeois, c'est bien, en effet, qu'il n'y a plus de maître. Les patrons n'y sont pas les représentants de la Loi, ni même de véritables maîtres. Mieux, la généralisation du contrat signifie que le dominant n'est plus le meneur. C'est pour cela qu'il a besoin de cours de management ! L'entreprise est indifférente à la représentation collective, c'est pour cela qu'on a besoin de simuler une "culture d'entreprise". "L'entreprise capitaliste n'est pas un Nous". 186 C'est bien ce qu'on lui reproche !
La structure de la fiction contractuelle (capitaliste) est donc telle, que la population rassemblée pour la création des objets de la demande, est indifférente à la précipitation d'une représentation commune d'elle-même par le truchement d'un meneur. 189
Les membres des populations deviennent la proie d'une introjection sans précédent des Idéaux du Nous, leurs personnes étant rapportées imaginairement à elles-mêmes comme à leur propre maître - ce qu'on désigne communément sous le terme "d'individualisme" 187
Dans cet "Etat de Droit", la Loi se substitue au Maître, Loi à laquelle tous sont assujettis, dominants et dominés, de même que les lois scientifique s'appliquent objectivement à tous, dimension religieuse essentielle. La situation n'est pas très différente des sociétés originaires sur ce point dont notre société marchande constitue pourtant l'envers, par la domination de la science et des rapports marchands ainsi que par le refoulement du discours du Maître et du sacrifice fusionnel. Il faudrait sur ce point distinguer la démocratie américaine communautariste et notre laïcité intransigeante où le "meurtre du Roi" fonde imaginairement l'unité de la Nation, mais toutes les démocraties actuelles se construisent sur une constitution remplaçant l'identification au Maître par la fiction du contrat social.

En tout cas, ce qui se gagne indubitablement sur le plan d'une "déliaison entre dominé et dominants" qui est une grande libération, cela se paie inévitablement en isolement de tous, en incertitude identitaire et en insatisfactions narcissiques comme Tocqueville le notait déjà : lorsque la gloire du seigneur ne rejaillit plus sur ses serfs, ceux-ci auront plus de mal à obtenir chacun une part de cette gloire par eux-mêmes, qu'un chameau pour passer par le trou d'une aiguille ! Plus encore l'individualisation multiplie les possibilités théoriques et les déceptions réelles, accentuant la culpabilité individuelle de nos échecs.

Il semble qu'on ne puisse sortir de l'alternative entre un "Etat de Droit" illégitime ou le retour d'une dictature populiste, démocratie ou fascisme comme si nous n'avions rien appris depuis le siècle dernier. Il faut garder à l'esprit du moins que la disparition des hiérarchies est très relative, se reconstituant en clientélismes et mafias. Il y a autant de maîtres et de dominations qu'avant. L'idéologie libérale égalitaire n'est qu'une idéologie, même si sa domination a des effets bien réels. On ne peut négliger l'histoire "matérielle", qui ne se réduit pas à la sphère idéologique, même si les besoins sont toujours subordonnés à des enjeux symboliques. Les conditions institutionnelles et techniques ont une très grande importance. Reste que la question se pose d'un dépassement du discours marchand qui ne soit pas un retour au discours du Maître.

- Nostalgie du Maître
Comme révolutionnaires, vous aspirez à un maître. Vous l'aurez, Lacan, Télévision
Lorsque la contradiction est trop flagrante entre l'Etat de Droit, le statut imaginaire de chacun et l'inégalité réelle, monte une "angoisse sociale" qui cherche un autre Moi, un autre discours, et donc un autre Maître. "La citoyenneté révèle sa fiction auprès de populations dont les membres n'ont plus le moyen de s'aimer sans maître" 191 Lorsque chancelle la légitimité du principe qui sépare les dominants de la Loi, lorsque les dominés ne s'y retrouvent plus, alors ce sont les désirs refoulés et socialement inconscients qui reviennent sur le devant de la scène, le retour de la "Bête immonde", de l'amour du Maître, du fascisme, du racisme et de l'anti-sémitisme. Polanyi avait raison, d'avoir fait du pouvoir le mal, il ne pouvait revenir que sous cette forme maléfique. De même, c'est ce qu'on peut reprocher à l'utopie communicationnelle d'Habermas : dans ce monde parfait comment une dissidence ne serait-elle pas monstrueuse ? 

En tout cas, une des analyses les plus suggestives de ce livre, c'est celle de l'impasse des dominés, dans un Etat de Droit, qui les voue à la "haine du bourgeois", à  l'amour du maître et au racisme. De par son refoulement dans le discours contractuel de l'Etat de Droit, le Meneur revient explicitement comme meneur (Duce, Führer) faisant offrande de son Moi aux dominés (pour Hitler, les Allemands étaient dominés, colonisés même depuis 1918). De même la glorification de la gloire tente de se substituer au discours de l'intérêt. Ce retour du refoulé du discours du Maître est d'autant plus destructeur que le refoulement de la misère et de la domination effective avait été total au niveau du discours libéral au nom d'une Loi impersonnelle. Au contraire de ce que croyait Polanyi cette fois, la défaite du discours marchand n'était pas réelle pour autant mais réduite aux discours, à la représentation, c'est-à-dire que le libéralisme a été refoulé de l'expression publique pendant la période keynésienne avant qu'on ne voie resurgir Hayek et le néo-libéralisme triomphant.

Ces exemples extrêmes ne sont pas les seuls. Geffray analyse ainsi les différences entre un Bernard Tapie et un Jean-Marie Le Pen, traduisant une véritable opposition bien qu'ils se présentaient tous deux comme des meneurs. Nous sommes encore concernés par le thème récurrent de la "Nation morte ou décadente et à renaître" 192 autour de la personne d'un homme providentiel ; alors même qu'on prétend rester dans un cadre constitutionnel de séparation des personnes et de la Loi. Cette contradiction date au moins du césarisme, combinant le droit romain et l'arbitraire impérial. La recherche d'une "authenticité" perdue, n'ayant pourtant guère de sens dans un régime constitutionnel basé sur le contrat, des exemples historiques glorieux sont convoquées contre la séparation de la Loi dans l'appel à une fusion narcissique.

La revendication des dominés porte sur l'amour du Maître, plus que sur les biens, dans l'accusation des "dominants indifférents aux dominés". Ils contestent "le dominant réel en tant qu'il récuse la maîtrise : pour autant que l'amour des dominés l'indiffère". 194 Ce qui devient obscène lorsque des dominants illégitimes sont assimilés aux non-nationaux, l'anti-sémitisme prenant ici la fonction de bouc émissaire purifiant les dominants de leur séparation des dominés alors que cette séparation se fonde dans le contrat et les rapports marchands. Les dominants sont appelés à manifester leur amour auxquels il serait possible de s'identifier et qu'aimeraient ceux qui sont la proie d'une "angoisse sociale" Il est amusant de constater, dans un récent "Courrier international", que la pratique des licenciements "avec compassion et pleurs" se généralise dans une Amérique revenue aux valeurs de solidarité après l'écroulement de la Bourse et des tours de Babylone. On fait des affaire comme avant, mais avec du coeur !

Si les juifs sont les dominants illégitimes, les immigrés sont les dominés illégitimes, concurrents dans la demande de reconnaissance sociale. Dans l'anti-sémitisme et le racisme s'attaquant à "ceux qui ne nous aiment pas", se récupère une part du narcissisme perdu de ceux que personne n'aime et qui trouvent dans le passage à l'acte leur identification aux maîtres légitimes. Ces massacres ne doivent pas être confondus avec des sacrifices, "l'holocauste" mais comme le déchaînement du désir du maître refoulé, l'affirmation de son identification aux maîtres.

Christian Geffray tente enfin de distinguer dans ces mouvements de foule, la droite et la gauche. Pour la droite il s'agit d'abolir la séparation de la Loi et des dominants pour retrouver la fusion originelle, sous la conduite des Maîtres, alors que pour la gauche ce serait la remise en cause du Bourgeois par ses principes mêmes d'égalité et de liberté qui serait revendiqué (dans l'esprit de la sociologie des conventions comme Boltanski), ce qui se voudrait le refoulement achevé du désir du Maître, et la tentative d'une identification universelle des dominés ("prolétaires de tous les pays unissez-vous") aboutissant aux jugements populaires des dominants, coupables aux yeux de leurs propres idéaux.


On atteint sans doute ici la limite d'une analyse qui demanderait à être approfondie et qui trouvera dans le livre suivant (Trésors) un meilleur équilibre entre les quatre discours (Maître, Marchand, Religieux, Production), insistant notamment sur la limitation du discours marchand par Solon, interdisant l'esclavage pour dette et instituant ainsi la démocratie sur la contradiction entre riches et pauvres au nom de l'intérêt supérieur de la Cité. On peut se poser la question de la pertinence de rendre compte de pensées complexes et qui appartiennent encore au domaine de la recherche. Il m'a semblé pourtant qu'il y a avait là des indications sur les contraintes et les dangers de l'action politique dont il fallait tenir compte pour l'utiliser lorsque c'est nécessaire et s'en protéger au-delà. Cette part émotionnelle de la politique, s'exprimant par l'amour des dominés est ce qui l'ouvre à toutes les manipulations. Raison de plus pour ne pas l'ignorer.

On peut avoir l'impression aussi qu'il ne s'agit que d'une reformulation de banalités anciennes dans une langue particulière, "tout est bien connu", mais il ne faut pas sous-estimer la capacité de la traduction et du commentaire à produire du nouveau dans la répétition même. En tout cas, cela permet de comprendre que la société ne se réduit pas aux interactions sociales ni aux besoins mais est constituée de discours et de représentations qui l'engagent comme totalité divisée (on retrouve ici Lefort) où chacun doit pouvoir se reconnaître, dominants comme dominés. Le premier besoin  auquel une société doit répondre, c'est le besoin d'amour, de reconnaissance sociale. "La conservation de la vie n'est assurée qu'en vertu de la satisfaction d'autre chose " ! Faire du Meneur la source d'une satisfaction narcissique vitale, c'est aussi le constituer en menace de mort pour notre idéal. L'homme ne vit pas que de pain et ne peut trouver satisfaction en lui-même alors qu'il est prêt à tous les sacrifices lorsqu'il participe à une aventure collective.

Il semble que la politique des intérêts n'ait aucune consistance mais l'amour du maître peut être si dangereux. Du moins faudrait-il lever le refoulement social sur cette exigence d'amour ou s'attendre au pire. Le sentiment d'insécurité peut dégénérer, d'autant qu'on connaît d'avance le résultat des dégâts sociaux de la dépression et la gradation prévisible de la délinquance du vandalisme à l'émeute. On a préféré casser le thermomètre annonçant les conséquences de l'exclusion sociale, la menace n'en est que plus prévisible d'un retour du populisme, au nom de l'amour des dominés trop longtemps délaissés.

05/02/02

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