Pour cerner la constitution de l'individu, Robert Castel met en place une constellation d'auteurs qui permettent d'en dessiner les contours. Ce n'est pas le moindre mérite de ce livre de rassembler ainsi ces diverses approches anthropologiques même si on peut vouloir compléter un peu la liste. S'il part de Locke, de sa définition de la propriété comme propriété de soi et du travail comme appropriation, c'est surtout Louis Dumont qui permet de définir l'individualisme libéral par son indépendance sociale contrairement aux sociétés hiérarchiques, indépendance appuyée sur l'échange égal, objectif, qui transforme les rapports humains en rapports entre choses. Si Norbert Elias voit les origines de cet individualisme dans la "Société de cour" et son égalité aristocratique, d'où sortira le sport, le respect des règles et le formalisme nécessaire à une société de marché, Marcel Gauchet y voit surtout "Le Désenchantement du monde" ("Le déclin de la religion se paie en difficulté d'être soi"), une lente sortie de la religion, d'un monde de sens pour un monde de choses problématiques et, plus fondamentalement, le passage d'une détermination par le passé (ancêtres), par le présent (économie) puis, pense-t-il, désormais par l'avenir. Cette détermination par l'avenir, il me semble qu'on peut l'appeler l'écologie qui se détermine, en effet, par rapport aux générations futures, à la durabilité, aux effets à long terme pour juger nos droits et devoirs, valoriser nos investissements.
Un autre livre tient une place singulière, c'est le livre d'Alain Ehrenberg, "La Fatigue d'être soi", qui témoigne du passage de la discipline, du contrôle à la production de soi, rejoignant le dernier Foucault. Sous cet angle l'individu privé du support divin et devenu incertain est menacé d'abord par la folie avant d'intérioriser le conflit dans la névrose et l'interdit en culpabilité au temps du travailleur de masse. Désormais, on ne serait plus dans la discipline, il n'y aurait plus rien de permis ou défendu mais l'individu reçoit l'exigence de se produire lui-même, tenu pour responsable de tout ce qu'il est, il est toujours dans l'insuffisance et ne connaît plus d'autre limite que celle du possible et de l'impossible. Pour être à la hauteur de la demande sociale, il faut du répondant ! C'est le temps de la toxicomanie et de la dépression, où l'impossible vient du corps pour faire limite et témoignage, dessinant l'horizon d'un narcissisme post-moderne qui est celui d'un individu par excès.
Cette pathologie de l'individualisme rencontre l'autre pathologie constituée par ce que Robert Castel avait appelé dans "Métamorphoses de la question sociale", l'individu négatif pour désigner les exclus et précaires, les sans droits échappant aux protections salariales. "La question sociale se pose sur les marges de la vie sociale, mais elle met en question l'ensemble de la société". On peut dire qu'il s'interroge ici sur les conditions d'un individu positif, un devenir vrai de l'utopie libérale, un appel à ses principes (voice).
Or, cet Individu positif est défini explicitement, pas seulement par les "libéraux" d'ailleurs (cf. St Just), comme propriétaire. C'est la propriété qui lui donne indépendance et fait de lui un Citoyen alors que d'être dépossédé livre le journalier à la dépendance. Pour avoir une véritable intériorité, il faut avoir les moyens matériels de développer des stratégies autonomes. Le progrès social, pour l'idéologie libérale, consiste dans la constitution d'un patrimoine. Robert Castel ne fait ainsi que reprendre ce discours en identifiant les conditions matérielles de l'individu à son capital (financier, culturel, social) : la propriété est le support social de l'individu indépendant.
L'individu négatif est donc le prolétaire qui ne possède que sa force de travail livrée à l'exploitation du capitalisme industriel (rappelons pourtant que le prolétaire a bien été d'abord réduit à la misère, des enclosures à la réductions des secours et salaires). Pourtant l'histoire de l'Etat-providence, de la constitution de la société salariale, peut se lire comme la substitution d'une propriété sociale (retraite, maladie, chômage) à la propriété privée, assurant aux non-propriétaires le minimum de propriété et de sécurité nécessaire à leur indépendance, non pas en capitalisant un patrimoine personnel mais des droits sociaux sur la production sociale. "La propriété sociale permet aux non-propriétaires d'accéder à la propriété de soi". Cette propriété sociale, défendue aussi par Friot, trouve sa première formulation chez Fouillée mais ne s'épanouira qu'après 1945, pendant les trente glorieuses, rencontrant les intérêts de la société de consommation avec le compromis fordiste qui nourrit aujourd'hui des nostalgies qu'on peut trouver un peu excessives mais qui indique bien une voie de libération des salariés de leur condition, voie que les tentatives de refondation sociale du patronat remettent en cause (mais peut-on simplement défendre les avantages acquis et augmenter les protections des salariés des grandes entreprises en aggravant la précarité dans les PME ?)
La nouvelle figure de "l'individu par défaut", ne se confond pas avec le misérable d'avant la protection sociale. Sa caractéristique est la "désaffiliation". Les droits sociaux ont été conquis par des collectifs (Syndicats, Mutuelles, Etat) se substituant à une société absente de l'économie et c'est à perdre ces appartenances collectives par une individualisation excessive qu'on perd aussi ses droits : "plus on est seulement un individu, plus on se fait avoir" dans ce contrat inégal entre employeur et salarié (mais la désaffiliation pourrait aussi retrouver la société en tant que telle plutôt qu'une "tribu" particulière, l'universalisation des droits comme la CMU jusqu'aux étrangers). Le problème est celui de la protection des travailleurs mobiles constituant actuellement une partie du précariat. Comment assurer une continuité de la propriété sociale dans un monde en mouvement, des parcours professionnels atypiques ? La vocation du salariat serait d'assurer un continuum social valant cohésion, une "société de semblables", une hiérarchie quantitative plus que qualitative (où on peut voir simplement une dénégation des hiérarchies réelles) au prix d'une subordination acceptée comme inévitable jusqu'à vouloir la généraliser. Il faudrait éviter une société duale (comme si elle n'était pas déjà divisée en 4 ou 5!) et trouver de nouvelles formes de collectivisation.
Critique : Au-delà de la propriété de soi,
le développement humain
A partir de là, il semble que Robert Castel refuse les solutions qui s'imposent d'elles-mêmes, et d'abord le revenu garanti car on ne voit pas ce que serait une indépendance financière sans revenu garanti. Ce refus est un refus de la version libérale du revenu d'existence, qui lui semble la plus probable, un revenu suffisant étant sans doute souhaitable mais irréaliste. On se demande à quoi sert sa démonstration alors, si ce n'est que pour constater la limite de la propriété sociale. Surtout il y a cette peur de "déconnecter" le revenu du travail, ce dont il n'est pas plus question que pour la retraite mais il faut bien tenir compte de l'impossibilité à maintenir désormais une connexion trop étroite avec un parcours professionnel discontinu. le principe du progrès n'est plus essentiellement le travail immédiat mais la production de soi et les compétences sociales. De même, le travail n'est plus simplement un devoir pénible mais devient l'instrument de la reconnaissance sociale et de la création de soi, du développement humain.
On sent dans sa prudence la menace que semble faire peser sur l'individu toute atteinte au marché témoignant surtout d'une volonté de rester dans l'idéologie libérale, dans son mythe de l'individu. Une façon encore de confondre l'idéologie et la réalité, l'individu isolé dans la masse et la personne insérée dans son milieu. Michel Bounan se moque de ceux qui veulent tout garder du capitalisme marchand : sa rationalité irresponsable, son anonymat, tout en voulant nier la logique du profit. Il n'y a pas si grand danger pourtant à laisser tomber de vieilles lunes usées ou bien à refuser de tout soumettre au calcul. On n'est pas condamnés à retourner à l'esclavage ("la roue de la servitude" disait Hayek) sous prétexte qu'on ne respecterait pas les "lois du marché", et les libertés que nous pouvons perdre ne sont pas toujours des libertés.
Ainsi, il faut rectifier contre Louis Dumont qu'il n'y a pas tant exclusion entre hiérarchie et marché que partage des rôles. Le capitalisme c'est d'abord des grandes familles, comme le rappelait Braudel, et les entreprises sont bien des hiérarchies, le salariat une subordination (coûts de transaction ou pas). L'idéologie individualiste libérale n'est qu'une idéologie qui ne s'applique qu'à un secteur restreint, quoique dominant, de l'organisation sociale. Pour Louis Dumont marxistes et libéraux partageaient ces mêmes représentations individualistes que Robert Castel revendique haut et fort. Cela n'empêche pas les hiérarchies d'exister.
On peut trouver significatif qu'il évacue de sa démonstration les conditions historiques de l'apparition de cet individu et de la science. Ainsi, on ne peut comprendre Locke sans évoquer l'Amérique, ses immenses terres en friches dont on voyait bien que seul le travail humain les valorisait. C'est encore cette expérience américaine qui fonde le mythe de Robinson, de l'individu isolé qui ne doit rien à personne, du contrat social, du self made man, du roman enfin (Lukács, Marthe Robert) et de My way. L'Amérique est le lieu du libéralisme comme terre vierge de société pour les nouveaux arrivants (au mépris des Indiens). Ce n'est pas seulement que le support social de l'individu a été ignoré, c'est bien de sa négation qu'il s'agit dans le récit romanesque d'une impossible fondation de soi, roman de formation qui rejoint pourtant les exigences de "production de soi" dans une économie du savoir. Cette négation explicite va permettre de culpabiliser les chômeurs, et aux héritiers comme Séllière de faire comme si leur fortune ne leur avait donné aucun avantage dans cette compétition sportive entre égaux, pour le goût du risque !
On peut regretter aussi qu'aucune mention ne soit faite de Jean-Joseph Goux (Frivolité de la valeur) pour mettre en lumière les rapports de la subjectivité avec la forme monétaire : or, billets, actions, crédit (notamment à partir de Gide). Ceci afin de remarquer que non seulement l'Amérique n'est plus cette terre délaissée offerte à notre labeur, mais l'individualisme ne se soutient pas seulement de la propriété. Pour qu'il y ait indépendance des personnes, il faut qu'on puisse mesurer une équivalence des choses. Ce pour quoi, l'individu autonome qui parcourt le monde comme Rimbaud avec son or autour de sa taille peut se croire objectivement indépendant, propriétaire d'une richesse objective. Ce n'est plus exactement le cas avec une carte de crédit ou de membre d'un réseau quelconque, avec l'inflation, la Bourse capricieuse...
La perte de l'or comme support objectif de l'indépendance de l'individu n'est rien en comparaison de l'impossibilité de mesurer désormais un travail par son temps immédiat, ou sa productivité. Parmi les supports de l'individu salarié, il y avait cette objectivité du temps des machines et de l'horloge pour mesurer les heures salariées. Voilà encore ce qui manque désormais, voilà pourquoi il ne semble pas raisonnable de rester dans la même logique salariale. C'est bien d'une refondation sociale dont nous avons besoin, sur d'autres bases et sans céder à l'irresponsabilité du patronat envers un "capital humain" dont il ne veut pas assurer la reproduction alors que son profit dépend de la productivité globale. Cette refondation sociale doit se traduire à la fois par une universalisation et un soutien personnel particularisé comme le préconise Ehrenberg, donner un support explicite à l'individu.
Il s'agit de passer à une autre logique, qui est déjà celle des instances internationales, celle du Développement humain d'Amartya Sen, passer des individus normalisés en masse à la personne singulière et surtout, épousant l'évolution observée par Gauchet, passer d'une propriété fondée sur le passé (capital, patrimoine, héritage), à une propriété fondée sur le présent (sur le travail : retraite par répartition), pour aboutir enfin à une propriété fondée sur l'avenir (investissement, formation) sur un développement humain durable. On n'a plus besoin de justifier le revenu garanti par le travail passé mais par les gains à venir d'une production de soi. C'est un investissement social au même titre que l'éducation nationale ou les soins de santé.
Reste qu'on voit bien pourquoi Robert Castel ou d'autres reculent devant
un marché dont ils mesurent l'importance pour nos libertés.
Ce n'est pas que quiconque rêve de supprimer les marchés,
il n'est question que de les contrôler mais il faut avouer qu'à
ne plus se fier à la main invisible des marchés, la
question de la hiérarchie sociale ne peut plus être éludée,
question dangereuse pour laquelle nous avons bien peu de repères.
Le marché ne la supprime pas mais s'y dérobe seulement, pour
qu'on s'en lave les mains. La question de la solidarité pose celle
de nos appartenances et de nos dépendances effectives mais aussi
des rapports de forces politiques. La génération dominante
ménage mieux ses intérêts, pour la retraite notamment,
alors que les jeunes sont bien délaissés jusqu'à ce
qu'ils se réveillent avec le risque que la retraite y laisse des
plumes. Ce sont les types de problèmes qu'il faudra affronter si
on ne s'en remet plus au jeu du marché. Ce n'est pas seulement une
question de démocratie mais aussi d'éviter une hégémonie
de la majorité écrasant la diversité des groupes sociaux
minoritaires.
Bibliographie
Louis Dumont, Homo aequalis, Gallimard, 1977
Louis Dumont, Homo hierarchicus, Gallimard 1966
Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Seuil, 1983
Alain Ehrenberg, La Fatigue d'être soi, Odile Jacob, 1998
Norbert Elias, La société de cour, Calmann-Lévy,
1974
Norbert Elias, La société des individus,
Fayard, 1991
Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1983
Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, Plon, 1971