Ni l'éducation, ni l'ingéniosité, ni le talent ne sauraient remplacer les éléments constitutifs du domaine public qui en font proprement le lieu de l'excellence humaine. 89
Malgré la préface de Paul Ricoeur, il ne faut pas prendre Hannah Arendt pour une philosophe même si elle vulgarise dans cet ouvrage les "thèmes" de nombreux philosophes (Heidegger, Marx, Descartes, Aristote, Augustin, etc.) Elle procède plus par analogie que par concept, ses références étant la plupart du temps de simples illustrations, même très savantes, une comparaison systématique avec un modèle grec idéalisé. Vouloir en faire une philosophe ne peut qu'égarer le lecteur. Certains admirateurs en font une adepte de la non-philosophie ce qui est aussi excessif. En fait si elle ne mérite pas le terme de journaliste qui est devenu insultant étant donné ce qu'est devenu le journalisme, on doit la classer plutôt comme sociologue car, si cet ouvrage est une pure construction idéologique, on y retrouve la plupart des problèmes de l'idéologie post-moderne encore dominante mais surtout on y retrouve bien la plupart des caractéristiques de notre condition qui n'ont fait que s'amplifier, sauf la massification sans doute. Nos débats ne sont donc pas si nouveaux.
Par sa clairvoyance, c'est un ouvrage précurseur et riche de nombreuses observations sur notre temps, apportant en outre une popularisation des enjeux philosophiques de la domination technique et de la réduction de l'homme au travail. Il faut bien dire que je crois pourtant ses thèses principales fausses. Ses distinctions temporelles ne me semblent pas les plus pertinentes entre le travail journalier et l'oeuvre qui dure, la quête d'immortalité ne me semble pas l'essentiel mais plutôt la reconnaissance dans ce "monde commun", tant pis pour "Être et Temps". Surtout, on ne saurait partager sa vision sous-jacente d'une Grèce originelle d'où sortirait le modèle parfait de démocratie comme société de maîtres et dont nous nous éloignerions sans cesse dans la massification asiatique et la soumission passive. L'élitisme du petit nombre est déplacé (on est toujours si peu) et il se pourrait que l'individualisation se poursuive plutôt qu'elle soit originaire. Enfin, il y a des thèses discutables ou dont Marcel Gauchet notamment rend mieux compte. Ainsi, plutôt qu'à la "vie contemplative", c'est à la transcendance divine et au monothéisme qu'on peut faire remonter les "pensées totalitaires" des empires voulant unifier leurs peuples dans une même servitude. Le mouvement d'autonomisation serait lui plutôt l'effet de la délégitimation de l'organisation religieuse du monde, d'une dé-totalisation. Le post-modernisme s'étant largement construit sur le rejet du totalitarisme qui constitue le coeur de cet ouvrage, on retrouve l'importance récente de la pluralité mais aussi une certaine haine de la pensée comme d'un péché originel et qui est ici paradoxale. D'ailleurs elle se reprend à la fin et si la "Vita activa" s'oppose d'abord comme une vie parmi les hommes à la "Vita contemplativa" accusée de tous nos renoncements, le livre s'achève sur un éloge du penseur qui se retire...
Il faut donc dire tout de suite ce qu'on trouve de plus consistant dans ce foisonnement. D'abord sans doute, ce retour à l'hubris, à la limite, aux bornes qu'il ne faut pas dépasser, à une démesure qu'il faut fuir plus que l'incendie (Héraclite). Une bonne part de l'écologie est déjà là, ainsi que dans la critique de l'instrumentalisation de la nature et de l'homme, la réduction de l'homme au consommateur et au travailleur, le souci de durabilité, de pluralité, d'autonomie.
Sur ce plan, son originalité est de défendre la propriété
privée contre la richesse. La propriété privée
est d'abord refuge, limite au domaine public, protection du domaine privé.
Pour elle, le domaine public est constitué par l'exclusion du domaine
privé, le domaine privé étant celui de la nécessité
et de la domination alors que le domaine public est celui de la liberté
et de la parole. La propriété privée donne place (lieu)
et indépendance au citoyen (maître) qui peut intervenir librement
dans le domaine public, à égalité des autres. La propriété
collective n'a ici aucun sens. Il faut distinguer la propriété
comme lieu protégé, quant-à-soi, de la propriété
comme "support matériel de l'individu" qui est plutôt de l'ordre
de la richesse. La richesse est toujours sociale et ne respecte pas la
propriété, au point que Hannah Arendt identifie la domination
de la richesse au remplacement de la politique par le social qu'elle décrit
comme une expropriation de la vie, illustrée par la substitution
du marché à l'agora. La condition de l'homme moderne est
cette expropriation de sa place et de l'histoire, du monde commun.
On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs... Ce n'est qu'une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs. 176
La poursuite universelle du bonheur et le malheur généralisé dans notre société (ce sont les deux faces d'une même médaille) sont des signes très précis que nous avons commencé à vivre dans une société de travail qui n'a pas assez de labeur pour être satisfaite. Car l'animal laborans, et non pas l'homme de métier, ni l'homme d'action, est le seul qui ait jamais demandé à être heureux ou cru que les mortels peuvent être heureux. 185
Pour Hannah Arendt, l'enjeu est de ne pas réduire le citoyen
au travailleur, l'homo sapiens à l'homo faber.
L'action et la pensée se réduisent au calcul pour l'homo
oeconomicus et son productivisme destructeur qui instrumentalise nature
et hommes. Le pire lui semble la réduction du temps de travail qu'elle
relativise d'ailleurs (nous sommes revenus dans la norme brisée
au XIXème 183), le temps libre d'un "travailleur
sans travail" ne peut être que consommation passive et gaspillage.
Il faut reconnaître le citoyen d'abord comme un homme de parole et
d'action qui n'est pas seulement ce qu'il a fait mais ce qu'il pense et
dit. Nous sommes des interlocuteurs et non des calculateurs ou des producteurs.
Elle se moque de ceux qui idéalisent le travail (p177) car la seule
liberté qu'elle reconnaisse est celle de se libérer de la
nécessité, cette liberté étant supposée
donner accès à une liberté plus haute pourtant, celle
de s'exposer publiquement, de participer à la vie publique comme
lieu de la pluralité et de la liberté, d'un monde commun
qui pourrait nous promettre quelqu'immortalité. En fait, pour le
citoyen grec sa liberté par rapport aux nécessités
du corps se payait par le risque de sa vie pour défendre la Cité
(on est loin du risque financier de nos petits barons) et elle n'imagine
pas que le domaine privé puisse être autre chose qu'une domination
nécessaire alors que la démocratisation de la famille semble
bien avancée (et sa désagrégation).
On déclenche des processus dont l'issue est imprévisible, de sorte que l'incertitude plus que la fragilité devient la caractéristique essentielle des affaires humaines. 296
A la place, elle nous renvoie à d'autres causes plus métaphysiques,
inspirées vaguement par Heidegger et son histoire de la Métaphysique
comme oubli de l'Être. On ne sait qui accuser de notre exil de l'origine.
Que ce soit la vie contemplative attribuée à Platon, ainsi
qu'Aristote ce qui est plus douteux, accusée comme au procès
de Socrate de détourner les citoyens de la vie politique, seule
vie qui vaille, parmi les hommes. Ou que ce soit avec Descartes pour qui
le monde commun disparaît comme représentation publique au
profit du calcul abstrait et du sens commun intérieur transformant
nature et humains en simple moyens pour nos manipulations. La perte du
monde ramène à l'intériorité partagée,
ce dont témoigne le roman succédant à l'épopée,
mais nous isole. De Descartes à Vico la vérité à
laquelle nous avons accès se réduit à ce que l'homme
peut fabriquer, reproduire, à un monde artificiel et communicable,
monde d'ersatz et de marchandises consommables.
On peut voir les choses autrement et constater que le processus d'individualisation et d'autonomisation continue dans la production de soi, bien loin de l'individu de masse du fordisme. Rien ne sert d'accuser la vie contemplative de nous avoir détournés de la politique, ni même d'accuser la Science d'avoir ramené l'action à la reproduction du faire (instruments et expériences). Pas la peine non plus de ployer sous le nombre en glissant d'une démocratie de la parole et de l'action à la gestion de la richesse sociale, de son processus de production-consommation aboutissant à une sorte de vitalisme d'où la pensée s'absente dans une passivité spectatrice, d'un processus qui se passe de nous. Car ce n'est pas ce qu'on semble constater. La résistance n'est pas morte, il ne manque pas d'acteurs. Malgré la nullité de nos programmes de télévision, le niveau monte et ce que nous enseigne au moins Hannah Arendt, c'est que la confusion des domaines public et privé n'est pas vraiment une nouveauté, nous revenons de loin et nous avons un monde à construire, un avenir à sauvegarder malgré les incertitudes.