LES VALEURS D'UN SYSTEME ECONOMIQUE ECOLOGIQUE

 

Actifs naturels, actifs sociaux et êtres humains

face à la logique marchande

 

Contribution à l'atelier B 1- Etats Généraux de l'Ecologie Politique

 

Jacques Stambouli

(enseignant en économie, Université de Cergy-Pontoise)

 

 

1. Quelques problèmes et une définition

 

En prenant le sens du mot valeur de la façon la plus large, il s'agit de savoir quels sont les buts généraux - ou finalités - d'un système économique écologique ; quelles sont les normes - ou principes - qui justifient ces buts ; et quelles sont les caractéristiques communes aux biens et services dont s'occupe l'économie pour satisfaire les êtres humains.

 

Car l'économie est une activité sociale humaine particulière. Pour les anthropologues, qui étudient les sociétés humaines sur la très longue durée - préoccupation hautement écologiste -,   l'acte économique est "un processus institutionnalisé d'interaction entre l'homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue de moyens matériels permettant la satisfaction des besoins" (Karl Polanyi, 1975, p. 242).

 

Dans nos sociétés, la production économique comprend des biens (matériels) mais aussi des services immatériels qui leur sont liés ; et le processus économique organise la répartition de ces biens et services, en particulier par l'échange monétaire, et leur consommation.

 

La définition générale de l'économie par les anthropologues qui insistent sur l'interaction entre l'homme et son environnement pour la production de biens et services montre qu'une définition "écologique" de l'économie devrait inclure aujourd'hui, en plus des fonctions de production, répartition et consommation, une fonction de recyclage des déchets. 

 

Car comme l'explique Nicholas Georgescu-Roegen, un économiste contemporain qui s'est intéressé à l'économie comme processus physique : " ce qui entre dans le processus économique consiste en ressources naturelles de valeur et ce qui en est rejeté consiste en déchets sans valeur" (N. Georgescu-Roegen, 1995). Ces déchets dépassent souvent les capacités d'assimilation des milieux naturels et proviennent en grande partie de stocks de ressources non-renouvelables de notre planète. Ils nécessitent un recyclage pour préserver les ressources vis-à-vis des générations futures et se conformer aux capacités d'assimilation des milieux naturels.

 

Une définition actuelle et écologique de l'économie pourrait donc être celle d'un processus institutionnalisé d'interaction entre les êtres humains et leur environnement, organisant la production, la répartition, la consommation et le recyclage des biens et services nécessaires à la satisfaction des besoins humains.

 

2. Comment comprendre aujourd'hui l'économie et ses finalités en tant qu'écologiste ?

 

A partir de son environnement. A partir évidemment de son environnement naturel. Mais aussi à partir de son environnement social.

 

Car dans nos sociétés, depuis la révolution industrielle, l'économie s'est séparée des autres institutions sociales et a tendance à imposer sa propre logique - celle de l'échange marchand - à l'ensemble de la société. "La société est gérée en tant qu'auxiliaire du marché.  Au lieu que l'économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. L'importance vitale du facteur économique pour l'existence de la société exclut tout autre résultat. Une économie de marché ne peut fonctionner que dans une société de marché " ( Polanyi, 1983, p. 88).

 

Or la finalité très générale de l'économie - satisfaire les besoins humains - ne peut se réduire à l'échange marchand généralisé. En particulier les ressources naturelles, qui vont servir à la satisfaction des besoins humains, ne sont pas des marchandises, puisqu'elles existent en soi et n'ont pas été produites pour le marché.  Comme l'explique René Passet (1996) : " les activités de production, échange, consommation (...) ne constituent  qu'une première sphère des activités humaines. (...). C'est dans la sphère des relations humaines et non en elles-mêmes qu'elles trouvent leur finalité : le bien être social ne se réduit pas à une simple accumulation de biens et de services." Les finalités générales de l'économie - satisfaire les besoins humains - doivent être définies de l'extérieur du système économique actuel, dans le système social général.

 

Pour analyser les activités économiques en tant qu'écologiste, il faut donc replacer le système économique - qui a tendance à s'autonomiser - dans le système social (la sphère des activités humaines)  qui l'englobe ; et le système social dans la biosphère - ensemble des écosystèmes de notre planète - qui l'englobe.

 

 Et, il faut partir, en toute logique, des régulations de la biosphère qui déterminent le fonctionnement des sociétés et de l'économie. Car, comme l'explique encore René Passet, du fait des relations d'inclusion entre systèmes " les éléments de la sphère économique appartiennent à la biosphère et obéissent à ses lois, mais tous les éléments de la biosphère n'appartiennent pas à l'économique et ne se plient pas à ses régulations. " 

 

3. Première finalité et premier principe :  la reproduction de la biosphère et le Principe Responsabilité.

 

En partant de l'environnement naturel, la première finalité d'un système économique écologique - celle qui détermine son existence même - est de permettre la reproduction générale de la biosphère.

 

La définition de cette finalité est assez nouvelle dans l'histoire des sociétés humaines. Car le système économique met aujourd'hui en cause les mécanismes régulateurs conditionnant la survie de l'espèce humaine sur l'ensemble de la planète. Cette économie de plus en plus globale - mondialisation oblige - porte des atteintes tout aussi globales à la biosphère : transformation des climats par l'effet de serre, réduction de la couche d'ozone, épuisement à terme de certaines ressources comme le pétrole, réduction de la biodiversité. Ces atteintes globales se surajoutent à des atteintes régionales (pollutions de l'air, des fleuves, des lacs, ...) et locales (pollution de l'air de proximité...) aux écosystèmes.

 

Auparavant, écrivait le philosophe Hans Jonas (1990,p.29) " la présence de l'homme dans le monde était une donnée première, ne posant pas de question, d'où toute idée d'obligation dans le comportement humain prenait son départ. Désormais, elle est devenue elle-même un objet d'obligation (...) ; et cela veut dire préserver le monde physique de manière que les conditions d'une telle présence restent intactes". Hans Jonas énonce un principe, le principe Responsabilité, qui correspond à cette finalité : " agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre ".

 

Ce principe fonde la problématique du développement soutenable.

 

Exprimée de façon précise en termes économiques, un développement économique soutenable suppose de maintenir constant un stock d'actifs naturels critiques dont font partie l'air, l'eau douce, les ressources énergétiques, la qualité des sols, la biodiversité, la capacité d'assimilation des milieux (Pearce, Turner, 1990). Ces actifs naturels critiques conditionnent à la fois la reproduction de la biosphère en général et celle de la vie humaine dans la biosphère.

 

Ces actifs naturels critiques sont du point de vue économique des biens collectifs vitaux, c'est-à-dire des biens dont on ne peut exclure la consommation aux êtres humains, qui en ont par définition, un besoin vital dans nos sociétés. Ces biens partagent aussi une autre caractéristique des biens économiques collectifs : tant qu'ils restent abondants, ils n'entraînent pas de rivalité de consommation. La consommation d'un air pur, d'eau de source ou du vent par une personne n'est pas en rivalité avec la consommation d'une autre personne ; de la même manière que l'utilisation d'un phare ou d'un pont (autres biens collectifs) et à la différence des biens privés comme les vêtements ou les produits alimentaires.

 

Les biens collectifs vitaux ne sont pas des marchandises au sens propre du terme : ils n'ont pas été produits en vue d'un échange sur un marché. Ils existent en soi dans la nature et ont leur propre logique de développement.

 

Pourtant le système économique actuel cherche à les intégrer dans la logique de la marchandise : brevets sur la biodiversité, privatisation de l'eau, marché des droits à polluer l'air. Ces échanges marchands n'ont pas de limites  dans le système économique actuel car ils assurent les revenus (profits et rentes) de ceux qui possèdent les moyens de produire les biens et les services (bourgeoisie). De plus la recherche du profit maximal pousse les entreprises à externaliser leurs coûts (Vivien, 1994), donc à faire subir les coûts des déchets qu'elles produisent au reste de l'économie et de la société, dégradant les actifs naturels critiques.

 

Les actifs naturels critiques  doivent donc être soustraits de l'emprise de la marchandise. La fixation de normes environnementales pour la reproduction des actifs naturels critiques doit traduire une résistance de la société humaine, au nom de l'intérêt général des êtres humains, à l'appropriation privée des biens collectifs vitaux et à leur transformation en marchandises pour augmenter les revenus de ceux qui possèdent les moyens de production. Evidemment, la fixation de ces normes, leur application à différents échelles, demandent des procédures politiques démocratiques qui dépassent le champ strict du système économique. L'utilisation de ces normes pour réguler le système économique sera étudié dans une autre contribution concernant les unités de production, le recyclage et la fiscalité écologique.

 

4. Deuxième finalité et deuxième principe : la reproduction de la société humaine et le principe de solidarité

 

La reproduction de la biosphère et de l'être humain comme espèce vivant dans la biosphère n'est pas une condition suffisante d'une économie écologique. L'être humain est un être social. Une économie écologique doit permettre la reproduction conjointe de la biosphère et de la sphère sociale (Passet, Theys, 1995).

 

La deuxième finalité d'une économie écologique est de permettre la reproduction de la société humaine dans son ensemble.

 

Par analogie avec les actifs naturels critiques, il faudra pour cela maintenir constant un stock d'actifs sociaux critiques.

 

Ces actifs sociaux critiques sont internes à la société humaine - et non pas dans son environnement  comme les actifs naturels. Ils sont produits par le système économique et n'existent pas en soi comme les actifs naturels.

 

Ces actifs sociaux critiques  permettent les "conditions générales de la production sociale", selon une formulation de Marx, reprise par James O'Connor (1992).

 

Dans notre société on peut dire que ces actifs sociaux critiques sont constitués d'infrastructures physiques qui comprennent :

 

- les  infrastructures de communication des informations ;

- les infrastructures de formation  ;

- les infrastructures de transport des personnes et des biens ;

- les infrastructures des espaces publics et des logements publics pour les individus (espaces verts, rue, places, bâtiments publics...) ;

- les infrastructures de santé .

 

Sans un minimum d'accès à ces réseaux sociaux, un individu, quel que soit son âge, ne peut pas exister dans les sociétés actuelles.

 

L'absence d'accès à ces actifs sociaux critiques entraîne la mort sociale des individus, c'est-à-dire l'absence des relations suffisantes à leur existence sociale.

 

Ces actifs sociaux critiques sont économiquement des biens collectifs. Ils ne doivent pas, par définition, exclure les individus qui en ont besoin. Ils sont, en tant qu'infrastructures physiques, le support de services publics - c'est-à-dire accessibles à tous - et justifient l'existence d'un secteur public (propriété publique) dans nos sociétés.

 

L'utilisation de ces biens collectifs n'entraîne pas non plus, dans certaines limites, de rivalité de consommation. Tant que les réseaux de transport, de communication, de formation ou les espaces publics ne sont pas saturés, chacun peut  bénéficier des services du réseau sans en priver les autres. Bien plus, pour les réseaux de télécommunications interactifs (téléphone, internet...), plus est grand le nombre d'individus ayant accès au réseau, plus ce réseau est utile en fourniture d'informations. Une bonne qualité de formation aura des effets cumulatifs dans le temps par la bonne formation des futurs formateurs. La qualité des espaces publics dépend aussi d'une densité minimale d'individus sur ces espaces pour favoriser les interactions sociales. L'utilisation de services de santé par les malades est utile à l'ensemble des individus de la société en raison de la propagation des maladies.

 

Par comparaison avec les biens collectifs vitaux qui correspondent, dans la sphère économique, aux actifs naturels critiques, nous appellerons ces actifs sociaux critiques des biens collectifs conviviaux, car ils assurent le "vivre ensemble" des individus dans la société.

 

Ces actifs sociaux critiques ne sont pas produits pour être vendus sur un marché mais pour permettre la reproduction sociale. Pas plus que les actifs naturels critiques, ils ne constituent des marchandises. D'autant plus que, par nature, ils sont formés d'infrastructures physiques, spécifiques à une localisation donnée, qui ne peuvent donc circuler librement sur un marché.

 

Cependant, comme les actifs naturels critiques, les actifs sociaux critiques se heurtent à la logique marchande du système économique actuel. Celui-ci a tendance à transformer en marchandises les services liés à ces infrastructures, à privatiser certaines de ces infrastructures pour en faire des moyens de production de marchandises détenues comme capital (système de formation, de télécommunications, de santé, espaces urbains ou de transport), afin de les réserver à certaines catégories sociales qui peuvent payer le prix et de générer de nouveaux profits .

 

Une bonne description de ce phénomène est donnée par Mike Davis dans son livre sur Los Angeles (1997) : " comme l'ont constaté de nombreux critiques, la ville américaine est systématiquement évidée de ses espaces publics au profit d'espaces spéculatifs regroupés au centre - mégacomplexes, galeries marchandes haut de gamme -, où chaque activité a son espace monofonctionnel, où les rues n'ont plus de perspective et où la circulation est internalisée dans de couloirs de sécurité sous l'oeil de polices privées.

 

A cette privatisation du domaine public et architectural répond une mutation parallèle de l'espace électronique : les réseaux d'information à péage, les banques de données réservées à certaines élites ou les services cablés accessibles seulement par abonnement sont autant d'exemples de privatisation de pans entiers d'une agora de plus en plus immatérielle."

 

Une telle tendance à la privatisation capitaliste des infrastructures publiques et à la marchandisation des services publics empêche la reproduction d'ensemble de la société. La société ne se reproduit que partiellement.  Elle marginalise un certain nombre d'individus, exclus de l'accès à ces biens collectifs. Ceux-ci sont poussés à travailler dans une économie parallèle, qui vit de prédations plus ou moins violentes sur l'économie officielle. La violence de ces prédations conduit la société actuelle à réagir par une militarisation de l'espace public et par l'organisation de la mort sociale (par déchéance physique au dehors ou dans des institutions spécialisées comme les prisons) des individus marginalisés.

 

La mise en place de normes sociales garantissant l'existence économique suffisante de biens collectifs conviviaux (communication, formation, espaces publics, transports, santé) constitue une protection pour l'ensemble des individus de la société leur permettant un accès à la vie sociale.

 

Ces biens collectifs conviviaux doivent être créés par le système économique au moyen d'un prélèvement sur les richesses produites par la société dans son ensemble. La définition précise de ces biens collectifs, leur gestion, la fourniture des différents services publics, le paiement partiel éventuel de certains d'entre eux, leur adaptation aux évolutions techniques - en particulier aux nouvelles technologies de communication -  demandent des analyses particulières selon les infrastructures et les services concernés et dépendent fondamentalement de choix politiques.

 

Mais, en fin de compte, leur caractère de biens collectifs conviviaux - et non de marchandise-  doit demeurer, c'est-à-dire qu'ils doivent rester accessibles à tout individu d'une société humaine donnée. Ils justifient l'existence de droits sociaux de tous les individus sur l'utilisation des services liés à ces biens collectifs.

 

Le principe qui justifie la création de ces biens collectifs conviviaux est un principe de solidarité : solidarité de tous les individus d'une société pour participer ensemble à la reproduction sociale, solidarité de ces individus avec les générations futures pour qu'elles puissent produire les conditions de leur vie sociale.

 

5. Troisième finalité et troisième principe : le développement de la personne humaine et le principe d'autonomie individuelle

 

La troisième finalité d'une économie écologique est de permettre le développement de la personne humaine dans toutes ses activités.

 

Or les activités humaines ne sont pas que des activités économiques. En suivant la sociologue Dominique Méda, il est possible de regrouper ces activités en quatre types :

 

- les activités privées (familiales, amicales, amoureuses...)

- les activités culturelles (jeu, éducation, exercice des sciences et des techniques, de l'art, de la philosophie...)

- les activités politiques (organisation de la vie de la société humaine )

- les activités économiques.

 

Dominique Méda (1999, p. 154) assimile les activités économiques au travail comme participation rémunérée à la production de biens et services. C'est une vision trop limitée des activités économiques dans nos sociétés, puisqu'on peut y ajouter la répartition, la consommation, le recyclage. On pourrait se demander en quoi ces dernières activités sont économiques : la consommation peut avoir lieu dans la sphère privée, comme la répartition ou le recyclage. Ces activités sont économiques dans nos sociétés quand elles impliquent une rémunération, c'est-à-dire un échange monétaire.

 

Le caractère socialement nécessaire des biens et services du système économique se traduit par l'attribution à ces biens d'une valeur monétaire. La monnaie est un moyen de fixer une valeur aux biens et services produits ; et un signe social de pouvoir d'achat, un droit social d'acheter des biens et services dans des conditions données. Dès lors l'achat de biens dans un supermarché (consommation), le calcul de la paye, des impôts, des profits (répartition), la fabrication de papier recyclé pour la société (recyclage) sont des activités économiques.

 

Dans nos sociétés salariales, il existe une activité économique particulière permettant la production de biens et services : l'échange de l'utilisation de la force de travail de la personne humaine contre un salaire. La force de travail est considérée comme une marchandise que l'on vend à ceux qui possèdent les moyens de production.

 

Cependant comme l'explique Polanyi, la force de travail n'est pas au fond une marchandise : "le travail n'est rien d'autre que les êtres humains dont chaque société est faite " (1983,P.106). On ne peut détacher la force de travail de l'être humain complet qui accomplit d'autres activités que les activités économiques. L'être humain n'est pas produit comme une marchandise pour la vente sur le marché de sa force de travail. Il cherche à se développer selon son potentiel personnel, en menant diverses activités de la façon la plus autonome possible dans nos sociétés où ont émergé les valeurs individuelles.

 

Cette finalité de développement de la personne humaine - de l'individu - est justifiée par le principe d'autonomie individuelle qui reconnaît à tout individu humain majeur le droit de choisir la façon dont il peut organiser sa vie parmi les différentes activités qui font sa condition.

 

Ce principe est cependant troisième, car logiquement il ne peut s'appliquer sur le long terme que si la reproduction de la biosphère est assurée ; et si la reproduction sociale est assurée car les différentes activités humaines de l'individu nécessitent les biens collectifs conviviaux, en plus des biens privés qui satisferont ses besoins individuels.

 

Pourtant, le système économique actuel est basé sur l'utilisation de la force de travail comme marchandise. La nécessité de vendre sa force de travail comme marchandise pour les salariés provient de la séparation entre les producteurs et leurs moyens de production, et du lien entre revenu et vente de la force de travail aux propriétaires des moyens de production. D'autre part, l'utilisation de la force de travail humaine est nécessaire à l'existence de revenus pour ceux qui possèdent les moyens de production : sans utilisation de la force de travail humaine, aucun stock de moyens de production ne produira de flux de biens et services ayant une valeur monétaire et capables de générer des profits.

 

L'être humain a donc tendance, dans le système économique actuel,  à être réduit à sa composante force de travail salariée au détriment de toutes ses autres activités. Et  les salariés majeurs en âge de travailler qui ne peuvent vendre leur force de travail, du fait des fluctuations inévitables de la production, ont tendance à être exclus, faute de revenu, non seulement de la vie économique mais de la vie sociale.

 

La fixation par la société de normes individuelles protégeant les êtres humains contre leur réduction en des forces de travail marchandisées est un premier acte de résistance nécessaire pour garantir des activités autres qu'économiques à l'être humain et pour empêcher son exclusion sociale. Ces normes portent en particulier sur le temps de travail, les conditions de travail, le niveau minimum du salaire,  les allocations chômage et les retraites.

 

Le lien entre les revenus de ceux qui possèdent les moyens de production et l'utilisation  de la force de travail pousse les premiers à augmenter sans cesse la productivité du travail  (rapport quantités produites/ quantités de travail) par l'amélioration des techniques de production. En même temps, ils augmentent les quantités produites pour augmenter leurs revenus. Le système économique actuel est productiviste, produisant toujours plus de marchandises au détriment de la reproduction de la biosphère et des possibilités de développement de la personne humaine.

 

Un système économique écologique doit trouver une nouvelle régulation macro-économique qui relie l'augmentation de la productivité du travail à la réduction du temps de travail pour développer des activités non-économiques. Comme l'écrit Jean-Marie Harribey (1997, p.229) : "un développement écologiquement et socialement soutenable n'a de sens que si les gains de productivité sont prioritairement utilisés, dès lors que les besoins essentiels sont satisfaits, non pour engendrer une augmentation perpétuelle de la production, mais pour diminuer le temps de travail de tous les individus de telle sorte que tous ceux qui le souhaitent puissent trouver un emploi et que chacun puisse expérimenter d'autres formes de bien-être que la consommation éternellement croissante". Cette régulation diminuera le poids des activités économiques dans l'ensemble des activités humaines. Mais elle suppose la capacité du système économique écologiste à maintenir l'innovation technique et la recherche de gains de productivité.

 

Le principe d'autonomie individuelle qui fonde la finalité du développement de la personne humaine doit s'appliquer à toutes les activités, dont l'activité économique. Dans le domaine des activités privées, les mouvements de libération des femmes, celui des homosexuels affirment ce principe. Dans le domaine des activités politiques, la recherche d'une démocratie participative, d'une démocratie plus active va dans le même sens. Dans le domaine des activités culturelles, le développement de la capacité d'apprendre, de créer participe du même mouvement.

 

Dans le domaine économique ce  principe justifie à la fois la création d'entreprises et l'autogestion des entreprises par leurs membres, afin que le travail ne soit pas seulement une activité socialement nécessaire mais une activité individuellement créatrice. Un système économique écologique demande de trouver une nouvelle régulation entre la possibilité d'entreprendre dans le domaine économique et la possibilité d'autogestion des entreprises par tous ceux qui y participent. Les réflexions sur les nouveaux modèles de socialisme autogéré peuvent y contribuer (Andréani, 1993).

 

6. Quelques conclusions

 

En résumé, la critique écologiste de l'économie actuelle est une critique de l'économie capitaliste de marché. Car nous avons montré que les actifs naturels critiques, les actifs sociaux critiques, la force de travail ne sont pas en fin de compte des marchandises et que les actifs sociaux critiques ne doivent pas servir de capitaux. Comme l'ont exprimé les contestataires de l'OMC à Seattle : "le monde n'est pas une marchandise! "

 

Cette critique soumet le système économique actuel à des normes environnementales et sociales pour réencastrer l'économie dans la biosphère et dans la société. Mais elle cherche aussi, dans la perspective du développement de l'individualité humaine, de nouvelles régulations économiques, un nouveau modèle de développement économique.

 

Cette régulation ne sera pas principalement marchande du fait de l'importance pour une économie écologique des actifs non-marchands : actifs naturels, actifs sociaux, êtres humains. La définition de la valeur des biens et services d'une société écologiste ne peut donc à notre avis provenir du marché (théorie de la valeur -utilité  fixant les prix par équilibre sur un marché). La valeur des biens et services sera donc définie hors du marché, par le travail incorporé dans leur production. Nous devons voir ce fondement de la valeur comme une norme sociale, une "humanisation de la valeur économique", la réduction de "toutes les transactions concevables dans une société économique au principe de l'échange égal dans une société d'hommes libres" (Polanyi, 1983, p. 173).

 

La critique écologiste du système économique actuel permet de comprendre l'existence et la nécessité de deux mouvements sociaux fondamentaux pour la définition d'un nouveau modèle économique : le mouvement de l'environnement de la production qui lutte contre la marchandisation de la biosphère et des actifs sociaux critiques ; le mouvement des travailleurs salariés qui lutte contre la marchandisation des êtres humains dans la production.

 

C'est probablement de la convergence de ces deux mouvements sociaux que naîtra un modèle historique d'économie écologiste, dépassant le système économique actuel.

 

Bibliographie

 

Andréani Tony, Feray Marc (1993) De l'autogestion au socialisme associatif,  Actuel Marx n°14

Davis Mike (1997), City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur,  Le Seuil.

Georgescu-Roegen Nicholas (1995), La décroissance, Sang de la Terre

Harribey Jean-Marie (1997), L'économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, L'Harmattan.

Jonas Hans (1990), Le Principe Responsabilité, Le Cerf.

O'Connor James (1992), La seconde contradiction du capitalisme, dans Actuel Marx, n° 12.

Méda Dominique (1999), Qu'est-ce que la richesse, Aubier.

Passet René (1996), L'économique et le vivant, Economica.

Pearce D. , Turner K. (1990), Economics of natural ressources and the Environment, Harvester Weatsheaf.

Polanyi Karl (1975) Les systèmes économiques dans l'histoire et la théorie, Larousse.

Polanyi Karl (1983), La grande transformation, Gallimard

Vivien Franck-Dominique (1994), Economie et Ecologie, La Découverte.